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À Évry, les éducateurs de rue mobilisés contre les coupes budgétaires


vendredi 14 mars9 min
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14/03/2025 19:00:57 1 5 6168 29 0 5597 5474 5671 Des fleurines au boccage, de l'Olympe à l'île de Sapho, pourquoi le produit de la traite laitière suscite-t-il autant d'attrait... parfois judiciaire ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Rarement le lait des brebis et des vaches n’aura suscité autant de passions, de regroupements industriels, de procédures internationales, de procès. 

Un lait transformé en roquefort qui ne peut s’appeler roquefort que s’il a bénéficié de courants d’air traversant les roches du Combalou. Une feta qui, fabriquée en dehors de la Grèce, ne peut pas s’appeler feta. Un camembert fabriqué en Normandie qui, la plupart du temps, n’a pas le droit de le dire.

Le roquefort, fromage connu depuis 1 000 ans, est protégé depuis 100 ans

Au XIe siècle, le roquefort est mentionné dans des écrits carolingiens. Au XVe siècle, les rois Charles VI et Charles VII accordent aux Rouergats de Roquefort (rocafort en occitan) le droit exclusif d’affiner leur fromage, dit « fromage de cabanes » car produit dans des abris de bergers. En 1666, le Parlement de Toulouse interdit la production de roquefort en dehors du village.

On trouve dans l’Encyclopédie de Diderot publiée en 1757 (tome 7 page 333 de l’édition originale) : « Le fromage de Rocquefort est sans contredit le premier fromage de l’Europe ; celui de Brie, celui de Sassenage, celui de Marolles ne le cèdent en rien aux meilleurs fromages des pays étrangers ».

En 1925, le fromage aveyronnais obtient une première protection légale par l’« Appellation d’Origine Roquefort », ce qui amène le départ des producteurs de « Bleu de l’Aveyron » (devenu plus tard « Bleu des Causses » AOP) qui utilisent du lait de vache.

Le roquefort fête d’ailleurs en 2025 ses 100 ans. Produit incontournable de la gastronomie française faisant vivre 2600 éleveurs et 2000 salariés, bénéficiant d’une AOC (appellation d’origine contrôlée) en 1976, il est définitivement reconnu en AOP (Appellation d’Origine Protégée) en 1996.

Deuxième fromage AOP derrière le Comté en volume, fabriqué par 7 producteurs : Société (groupe Lactalis), Fromageries occitanes-Pastourelle (groupe Sodiaal), Papillon (groupe Savencia), Coulet, Vernières, Vieux berger (Vincent Combes), Carles.

Il fait partie, avec l’Ossau-Iraty basco-béarnais et le brocciu corse, des 3 fromages de brebis AOP. Il est exporté pour plus d’un quart de sa production dans le monde entier.

Le roquefort est fabriqué avec le lait cru entier des brebis de race Lacaune provenant de 6 départements. Le fromage est ensemencé avec une moisissure, le champignon Penicillium RoquefortiAutrefois, cette moisissure était développée naturellement par des pains de seigle. Aujourd’hui, cette méthode est rarement utilisée.


Les caves de Roquefort-sur-Soulzon (Aveyron) sont toutes au pied du Combalou ; une employée montre un pain de seigle destiné à provoquer la moisissure qui va donner au fromage ses stries bleutées. © Étienne Madranges

Si le fromage de roquefort est initialement élaboré sur les lieux de production laitière, il doit impérativement, pour bénéficier de son AOP, être ensemencé et affiné dans les caves naturelles souterraines de Roquefort-sur-Soulzon, où, grâce à la ventilation des fleurines, failles ou fissures rocheuses parfois appelées « trous souffleurs », il va développer sa moisissure, son onctuosité et ses arômes.


Une fleurine, faille naturelle dans la roche, dans les caves de Roquefort-sur-Soulzon. © Étienne Madranges

Le roquefort et McDo, victimes des surtaxes américaines

En 1999, l’Organisation mondiale du commerce autorise les États-Unis à sanctionner l’Europe qui refuse d’importer du bœuf aux hormones, et donc à surtaxer les produits européens, dont le roquefort.

Des paysans du Larzac, surnommés « les irréductibles », emmenés par José Bové et Alain Soulié, soutenus par des néo-ruraux, décident de réagir. Dénonçant la « malbouffe », ils entreprennent le « démontage » du McDo de Millau (Aveyron). Plusieurs militants sont incarcérés.

Les « démonteurs » de l’emblématique restaurant américain du Larzac au cœur des Grands Causses sont sévèrement sanctionnés par le tribunal correctionnel. Mais l’effet médiatique en faveur du roquefort est considérable.

Le roquefort peut-il être australien ?

Après la Seconde Guerre mondiale, des Australiens de retour d’Europe se mettent à fabriquer chez eux des produits européens qu’ils ont appréciés. C’est ainsi qu’on trouve peu à peu en Australie du gouda local et du roquefort local. Par ailleurs, jusqu’en 1994, l’Australie autorise l’importation de fromages au lait cru. Puis, elle les interdit, n’autorisant que les fromages traités thermiquement pour détruire les agents pathogènes.

Un fromager australien connu, Will Stud, importe néanmoins 80 kilos de roquefort aveyronnais. Les autorités bloquent ce fromage dans le port de Melbourne et en interdisent la distribution. L’ambassadeur de France lui décerne la médaille du mérite agricole. Le tribunal d’appel administratif de Melbourne condamne cependant l’importateur. Ce dernier met le lot de roquefort du Combalou dans un corbillard noir couvert du drapeau français et va l’enterrer profondément dans une décharge au son de la Marseillaise !

En 2008, la France et l’Australie signent un accord visant à faciliter les exportations de roquefort vers l’Australie. Mais les exigences (nécessité d’analyses approfondies au départ et à l’arrivée) sont telles que les difficultés demeurent.

Les négociations continuent. En 2022, l’Union européenne refuse que l’Australie s’approprie les noms de roquefort, gouda, et feta (ou encore Parmigiano, Jambon de Parme). Le ministre australien de l’Agriculture menace de quitter la table des négociations. Le gouvernement de Canberra s’arc-boute, notamment sur le gouda. Mais le roquefort français peut être désormais consommé au pays des kangourous.

La feta, connue depuis 2000 ans, fait la fierté de la Grèce

C’est sans doute l’un des fromages ayant l’histoire la plus ancienne. La feta grecque était connue d’Homère et d’Alexandre le Grand.

Dans l’Odyssée, au chant IX, Ulysse rencontre le cyclope Polyphème qui élabore ses fromages : « Entrés dans la caverne, nous en fîmes la revue : les claies ployaient sous les fromages, les étables étaient bondées d'agneaux et de chevreaux ; les vases regorgeaient de lait. Alors mes compagnons me supplièrent de voler les fromages d'abord, puis d'emmener en hâte au prompt vaisseau les agnelets et les chevreaux. Mais je ne cédais pas, car je voulais le voir ».


La feta est avec les evzones porteurs de leur fustanelle aux 400 plis l’un des symboles forts du patrimoine de la Grèce. © Étienne Madranges

Ce fromage prend le nom de « feta » au XVIIe siècle.

C’est l’un des produits phare des exportations grecques de denrées alimentaires (10% des exportations).


Quelques rares producteurs affinent leur feta dans des tonneaux, dans certaines régions continentales de la Grèce comme à Delphes ou au pied des Météores, à l’ombre des célèbres monastères perchés sur leurs pitons. © Étienne Madranges

En l’an 2000, la Grèce ne produit que 115 000 tonnes de feta sur une production mondiale de 400 000 tonnes ! Le Danemark, l’Allemagne et la France en produisent un tonnage important.

Un grand groupe laitier français a même imaginé une marque à consonance grecque pour écouler de petits carrés de feta dans des bocaux de verre, en faisant une large publicité pour son fromage au bon lait de « brebisss ».

Quand l’Europe décide d’en faire tout un fromage

En 2002, la Commission européenne décide que la feta, qu’elle a enregistrée en 1994, ne peut être produite qu’en Grèce continentale et dans l’île de Lesbos (connue par sa poétesse antique Sapho), malgré les protestations du Danemark et de l’Allemagne, opposés à cette protection, et malgré la résistance de la France : celle-ci en produit avec du lait de brebis en Aveyron et en Lozère.

La Commission donne 5 ans aux opposants pour modifier leur dénomination ou arrêter leur production.

Saisie en 2005, la Cour de Justice des Communautés européennes reconnaît que le mot feta n’est pas un terme générique. Les Danois continuent cependant à produire de la feta en grande quantité, exportée en dehors de l’Union européenne.

En juillet 2022, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie par la Grèce qui veut protéger son AOP, rend un arrêt de principe rappelant le Danemark à ses obligations et lui reprochant d’avoir porté atteinte au droit de propriété intellectuelle que constitue une AOP.

La Cour s’appuie sur l’article 13 du règlement UE 1151/2012 du 21 novembre 2012 qui redéfinit les AOP et les IGP, en interdit les imitations, les indications fallacieuses sur la nature et l’origine des produits destinés à la consommation humaine et donc des fromages, les conditionnements et marques de nature à induire en erreur et d’une façon générale toutes les pratiques susceptibles d’induire en erreur le consommateur quant à la véritable origine du produit.

Cet article, qui contraint les États membres à prendre les mesures appropriées afin de prévenir et interdire l’utilisation illégale des AOP et des IGP sur leur territoire, a été pris en vue de favoriser l’économie rurale et durable, de protéger les produits agricoles ayant un lien intrinsèque avec leur région de production et leur histoire, de défendre la propriété intellectuelle.

Le camembert, un fromage contrefait dans le monde entier

La légende attribue à l’agricultrice Marie Harel l’invention au XVIIIe siècle du camembert, dans la région du village éponyme en pays d’Auge, sur les conseils d’un prêtre réfractaire fuyant les révolutionnaires en 1791 et lui transmettant la recette du fromage de Brie à la croûte fleurie. L’histoire est probablement fantaisiste puisqu’on trouve la mention de « fromages de Camembert » dans des textes antérieurs.

Si le mot camembert est tombé dans le domaine public, seul le « Camembert de Normandie » bénéficie d’une AOP après avoir obtenu l’AOC en 1983. Cependant, les camemberts AOP ne représentent que 4% des camemberts fabriqués en France. On trouve des camemberts, pâles copies ou contrefaçons de l’original, dans de nombreux pays. La plus grosse production étrangère se trouve aux États-Unis dans l’Ohio.


A gauche, une statue récente de Marie Harel a été installée devant la Maison du Camembert à Camembert (Orne) ; au centre un faux camembert allemand, à droite un faux camembert polonais. © Étienne Madranges

Alors qu’il faut 25 litres de lait pour fabriquer un Brie de Meaux, il faut 2 litres de lait cru de vache pour fabriquer un camembert, fromage cylindrique de 11 cm de diamètre moulé à la louche, emballé dans une boîte en bois.

Les Normands ne sont pas tous de Normandie

En 2021, les inspecteurs de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes demandent aux fabricants de camembert ne bénéficiant pas du label AOP (l’immense majorité des fabricants) de cesser d’indiquer sur leurs boîtes l’indication « camembert de Normandie », cette mention ne pouvant s’appliquer qu’à des fromages AOP et non à des fromages au lait pasteurisé.

Les fabricants concernés, contrariés de ne pouvoir indiquer sur leurs boîtes « Normand » ou « fabriqué en Normandie », saisissent le tribunal administratif de Caen, lequel leur donne raison et annule les injonctions des inspecteurs de la DGCCRF.

L’État, par le biais du ministère de l’Économie, fait appel.

Le 10 janvier 2025, la cour administrative d’appel de Nantes, se fondant sur le règlement européen rappelé ci-avant pour la feta, rend 6 arrêts qui contredisent la décision des juges de première instance. La règle énoncée par la juridiction d’appel est claire : les étiquettes des boîtes de camembert non protégé par l’AOP ne doivent pas, en utilisant des termes ou un graphisme qui évoquent une origine normande du camembert, laisser penser à tort aux consommateurs que le camembert concerné bénéficie d’une AOP alors qu’il n’est pas au lait cru.

En conséquence, la mention « fabriqué en Normandie » est strictement interdite pour un camembert non AOP. En revanche, demeurent autorisées les mentions en petits caractères au dos de la boîte telles que « élaboré avec le lait de nos producteurs normands », « camembert élaboré à partir de lait de Normandie », « lait 100 % normand » ou encore « lait d’origine : Normandie ».

Le fromage est une source de protéines, de calcium, de vitamines, et est bon pour la santé s’il est consommé raisonnablement. Il demeure en tout cas une source permanente d’analyses bactériologiques... et de querelles juridiques.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Membre de Confréries fromagères
Chronique n° 248


 10 empreintes d’histoire précédentes :


Des fleurines au boccage, de l'Olympe à l'île de Sapho, pourquoi le produit de la traite laitière suscite-t-il autant d'attrait... parfois judiciaire ? ;

• Trouve-t-on encore la Tempérance dans nos tribunaux ? ;
• Quel prix Nobel fut douloureusement confronté à la justice ? ;

• Pourquoi l'écrivain Jean Genêt, incarcéré à Fresnes, se sert-il du pénitencier de Fontevraud dans son univers littéraire ? ;

• Pourquoi l'Archange Michel est-il un symbole religieux dont les juges peuvent interdire l'exposition sur le domaine public ? ;

• Quand la France pourra-t-elle à nouveau montrer sa fesse au palais de la Cité ? ;
• 
Pourquoi le décor de la cour d'assises historique de Paris est-il singulier ;

• Pourquoi la Lozère, parfois désert de tourmente, devient en 1994 terre d'attentat ? ;

• Comment le peintre Matisse s'est-il retrouvé au cœur d'un procès mettant en cause La Poste ? ;
• Quel magistrat alsacien demeura dans le château du célèbre Lazare de Schwendi ? ;


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