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EMPREINTES D'HISTOIRE. Rarement le lait des brebis et des vaches n’aura suscité autant de passions, de regroupements industriels, de procédures internationales, de procès.
Un lait transformé en roquefort qui ne peut s’appeler roquefort que s’il a bénéficié de courants d’air traversant les roches du Combalou. Une feta qui, fabriquée en dehors de la Grèce, ne peut pas s’appeler feta. Un camembert fabriqué en Normandie qui, la plupart du temps, n’a pas le droit de le dire.
Au XIe siècle, le roquefort est mentionné dans des écrits carolingiens. Au XVe siècle, les rois Charles VI et Charles VII accordent aux Rouergats de Roquefort (rocafort en occitan) le droit exclusif d’affiner leur fromage, dit « fromage de cabanes » car produit dans des abris de bergers. En 1666, le Parlement de Toulouse interdit la production de roquefort en dehors du village.
On trouve dans l’Encyclopédie
de Diderot publiée en 1757 (tome 7 page 333 de l’édition originale) :
« Le fromage de Rocquefort est sans contredit le premier fromage de
l’Europe ; celui de Brie, celui de Sassenage, celui de Marolles ne le
cèdent en rien aux meilleurs fromages des pays étrangers ».
En 1925, le fromage
aveyronnais obtient une première protection légale par l’« Appellation
d’Origine Roquefort », ce qui amène le départ des producteurs de
« Bleu de l’Aveyron » (devenu plus tard « Bleu des
Causses » AOP) qui utilisent du lait de vache.
Le roquefort fête d’ailleurs
en 2025 ses 100 ans. Produit incontournable de la gastronomie française faisant
vivre 2600 éleveurs et 2000 salariés, bénéficiant d’une AOC (appellation
d’origine contrôlée) en 1976, il est définitivement reconnu en AOP (Appellation
d’Origine Protégée) en 1996.
Deuxième fromage AOP derrière
le Comté en volume, fabriqué par 7 producteurs : Société (groupe
Lactalis), Fromageries occitanes-Pastourelle (groupe Sodiaal), Papillon (groupe
Savencia), Coulet, Vernières, Vieux berger (Vincent Combes), Carles.
Il fait partie, avec
l’Ossau-Iraty basco-béarnais et le brocciu corse, des 3 fromages de brebis AOP.
Il est exporté pour plus d’un quart de sa production dans le monde entier.
Le roquefort est fabriqué avec le lait cru entier des brebis de race Lacaune provenant de 6 départements. Le fromage est ensemencé avec une moisissure, le champignon Penicillium Roqueforti. Autrefois, cette moisissure était développée naturellement par des pains de seigle. Aujourd’hui, cette méthode est rarement utilisée.
Les caves de Roquefort-sur-Soulzon (Aveyron) sont toutes au pied du
Combalou ; une employée montre un pain de seigle destiné à provoquer la
moisissure qui va donner au fromage ses stries bleutées. © Étienne Madranges
Si le fromage de roquefort
est initialement élaboré sur les lieux de production laitière, il doit
impérativement, pour bénéficier de son AOP, être ensemencé et affiné dans les
caves naturelles souterraines de Roquefort-sur-Soulzon, où, grâce à la ventilation
des fleurines, failles ou fissures rocheuses parfois appelées « trous
souffleurs », il va développer sa moisissure, son onctuosité et ses
arômes.
Une fleurine, faille naturelle dans la roche, dans les caves de Roquefort-sur-Soulzon.
© Étienne Madranges
En 1999, l’Organisation
mondiale du commerce autorise les États-Unis à sanctionner l’Europe qui refuse
d’importer du bœuf aux hormones, et donc à surtaxer les produits européens,
dont le roquefort.
Des paysans du Larzac,
surnommés « les irréductibles », emmenés par José Bové et Alain
Soulié, soutenus par des néo-ruraux, décident de réagir. Dénonçant la
« malbouffe », ils entreprennent le « démontage » du McDo
de Millau (Aveyron). Plusieurs militants sont incarcérés.
Les « démonteurs »
de l’emblématique restaurant américain du Larzac au cœur des Grands Causses
sont sévèrement sanctionnés par le tribunal correctionnel. Mais l’effet
médiatique en faveur du roquefort est considérable.
Après la Seconde Guerre
mondiale, des Australiens de retour d’Europe se mettent à fabriquer chez eux
des produits européens qu’ils ont appréciés. C’est ainsi qu’on trouve peu à peu
en Australie du gouda local et du roquefort local. Par ailleurs, jusqu’en 1994,
l’Australie autorise l’importation de fromages au lait cru. Puis, elle les
interdit, n’autorisant que les fromages traités thermiquement pour détruire les
agents pathogènes.
Un fromager australien connu,
Will Stud, importe néanmoins 80 kilos de roquefort aveyronnais. Les autorités
bloquent ce fromage dans le port de Melbourne et en interdisent la
distribution. L’ambassadeur de France lui décerne la médaille du mérite agricole.
Le tribunal d’appel administratif de Melbourne condamne cependant
l’importateur. Ce dernier met le lot de roquefort du Combalou dans un
corbillard noir couvert du drapeau français et va l’enterrer profondément dans
une décharge au son de la Marseillaise !
En 2008, la France et
l’Australie signent un accord visant à faciliter les exportations de roquefort
vers l’Australie. Mais les exigences (nécessité d’analyses approfondies au
départ et à l’arrivée) sont telles que les difficultés demeurent.
Les négociations continuent.
En 2022, l’Union européenne refuse que l’Australie s’approprie les noms de
roquefort, gouda, et feta (ou encore Parmigiano, Jambon de Parme). Le ministre
australien de l’Agriculture menace de quitter la table des négociations. Le
gouvernement de Canberra s’arc-boute, notamment sur le gouda. Mais le roquefort
français peut être désormais consommé au pays des kangourous.
C’est sans doute l’un des
fromages ayant l’histoire la plus ancienne. La feta grecque était connue
d’Homère et d’Alexandre le Grand.
Dans l’Odyssée, au chant IX,
Ulysse rencontre le cyclope Polyphème qui élabore ses fromages : « Entrés
dans la caverne, nous en fîmes la revue : les claies ployaient sous les
fromages, les étables étaient bondées d'agneaux et de chevreaux ; les vases
regorgeaient de lait. Alors mes compagnons me supplièrent de voler les fromages
d'abord, puis d'emmener en hâte au prompt vaisseau les agnelets et les
chevreaux. Mais je ne cédais pas, car je voulais le voir ».
La feta est avec les evzones porteurs de leur fustanelle aux 400 plis l’un des
symboles forts du patrimoine de la Grèce. © Étienne Madranges
Ce fromage prend le nom de
« feta » au XVIIe siècle.
C’est l’un des produits phare
des exportations grecques de denrées alimentaires (10% des exportations).
Quelques rares producteurs affinent leur feta dans des tonneaux, dans certaines
régions continentales de la Grèce comme à Delphes ou au pied des Météores, à
l’ombre des célèbres monastères perchés sur leurs pitons. © Étienne Madranges
En l’an 2000, la Grèce ne
produit que 115 000 tonnes de feta sur une production mondiale de 400 000
tonnes ! Le Danemark, l’Allemagne et la France en produisent un tonnage
important.
Un grand groupe laitier
français a même imaginé une marque à consonance grecque pour écouler de petits
carrés de feta dans des bocaux de verre, en faisant une large publicité pour
son fromage au bon lait de « brebisss ».
En 2002, la Commission
européenne décide que la feta, qu’elle a enregistrée en 1994, ne peut être
produite qu’en Grèce continentale et dans l’île de Lesbos (connue par sa
poétesse antique Sapho), malgré les protestations du Danemark et de
l’Allemagne, opposés à cette protection, et malgré la résistance de la
France : celle-ci en produit avec du lait de brebis en Aveyron et en
Lozère.
La Commission donne 5 ans aux
opposants pour modifier leur dénomination ou arrêter leur production.
Saisie en 2005, la Cour de
Justice des Communautés européennes reconnaît que le mot feta n’est pas un
terme générique. Les Danois continuent cependant à produire de la feta en
grande quantité, exportée en dehors de l’Union européenne.
En juillet 2022, la Cour de
justice de l’Union européenne, saisie par la Grèce qui veut protéger son AOP,
rend un arrêt de principe rappelant le Danemark à ses obligations et lui
reprochant d’avoir porté atteinte au droit de propriété intellectuelle que constitue
une AOP.
La Cour s’appuie sur
l’article 13 du règlement UE 1151/2012 du 21 novembre 2012 qui redéfinit les
AOP et les IGP, en interdit les imitations, les indications fallacieuses sur la
nature et l’origine des produits destinés à la consommation humaine et donc des
fromages, les conditionnements et marques de nature à induire en erreur et
d’une façon générale toutes les pratiques susceptibles d’induire en erreur le
consommateur quant à la véritable origine du produit.
Cet article, qui contraint
les États membres à prendre les mesures appropriées afin de prévenir et
interdire l’utilisation illégale des AOP et des IGP sur leur territoire, a été
pris en vue de favoriser l’économie rurale et durable, de protéger les produits
agricoles ayant un lien intrinsèque avec leur région de production et leur
histoire, de défendre la propriété intellectuelle.
La légende attribue à
l’agricultrice Marie Harel l’invention au XVIIIe siècle du
camembert, dans la région du village éponyme en pays d’Auge, sur les conseils
d’un prêtre réfractaire fuyant les révolutionnaires en 1791 et lui transmettant
la recette du fromage de Brie à la croûte fleurie. L’histoire est probablement
fantaisiste puisqu’on trouve la mention de « fromages de Camembert »
dans des textes antérieurs.
Si le mot camembert est tombé
dans le domaine public, seul le « Camembert de Normandie » bénéficie
d’une AOP après avoir obtenu l’AOC en 1983. Cependant, les camemberts AOP ne
représentent que 4% des camemberts fabriqués en France. On trouve des
camemberts, pâles copies ou contrefaçons de l’original, dans de nombreux pays.
La plus grosse production étrangère se trouve aux États-Unis dans l’Ohio.
A gauche, une statue récente de Marie Harel a été installée devant la Maison du
Camembert à Camembert (Orne) ; au centre un faux camembert allemand, à
droite un faux camembert polonais. © Étienne Madranges
Alors qu’il faut 25 litres de
lait pour fabriquer un Brie de Meaux, il faut 2 litres de lait cru de vache
pour fabriquer un camembert, fromage cylindrique de 11 cm de diamètre moulé à
la louche, emballé dans une boîte en bois.
En 2021, les inspecteurs de
la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression
des Fraudes demandent aux fabricants de camembert ne bénéficiant pas du label
AOP (l’immense majorité des fabricants) de cesser d’indiquer sur leurs boîtes
l’indication « camembert de Normandie », cette mention ne
pouvant s’appliquer qu’à des fromages AOP et non à des fromages au lait
pasteurisé.
Les fabricants concernés,
contrariés de ne pouvoir indiquer sur leurs boîtes « Normand »
ou « fabriqué en Normandie », saisissent le tribunal
administratif de Caen, lequel leur donne raison et annule les injonctions des
inspecteurs de la DGCCRF.
L’État, par le biais du
ministère de l’Économie, fait appel.
Le 10 janvier 2025, la cour
administrative d’appel de Nantes, se fondant sur le règlement européen rappelé
ci-avant pour la feta, rend 6 arrêts qui contredisent la décision des juges de
première instance. La règle énoncée par la juridiction d’appel est claire :
les étiquettes des boîtes de camembert non protégé par l’AOP ne doivent pas, en
utilisant des termes ou un graphisme qui évoquent une origine normande du
camembert, laisser penser à tort aux consommateurs que le camembert concerné
bénéficie d’une AOP alors qu’il n’est pas au lait cru.
En conséquence, la mention
« fabriqué en Normandie » est strictement interdite pour un
camembert non AOP. En revanche, demeurent autorisées les mentions en petits
caractères au dos de la boîte telles que « élaboré avec le lait de nos
producteurs normands », « camembert élaboré à partir de lait
de Normandie », « lait 100 % normand » ou encore
« lait d’origine : Normandie ».
Le fromage est une source de
protéines, de calcium, de vitamines, et est bon pour la santé s’il est consommé
raisonnablement. Il demeure en tout cas une source permanente d’analyses
bactériologiques... et de querelles juridiques.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Membre de Confréries fromagères
Chronique n° 248
10 empreintes d’histoire précédentes :
• Trouve-t-on encore la Tempérance dans nos tribunaux ? ;
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