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INTERVIEW. Les élections fédérales allemandes du 23 février, marquées par une participation record depuis la réunification, signent le retour de la CDU au pouvoir, qui doit néanmoins former une coalition avec le SPD pour former une majorité parlementaire, face à une montée du parti d’extrême-droite AfD. Le politologue Jacques-Pierre Gougeon, directeur de recherche à l’IRIS et auteur de L’Allemagne, un enjeu pour l’Europe (Eyrolles 2024), estime que le nouveau chancelier allemand va chercher à renforcer les liens entre l’Allemagne et la France, notamment sur la question de la défense, dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne et des tensions économiques avec les États-Unis. Entretien.
JSS : Quelle est votre analyse des résultats des
élections fédérales du 23 février?
Jacques-Pierre Gougeon : Je noterais
plusieurs points. Le premier, c’est la défaite cinglante du gouvernement
sortant, notamment du chancelier Olaf Scholz, qui se lit à travers deux
sondages. À la fin de sa mandature, il n’y avait que 17 % des Allemands
satisfaits de son action. Cela touchait également l’ensemble du gouvernement,
avec seulement 23 % des Allemands satisfaits de l’ensemble du gouvernement.
Le deuxième fait marquant, c’est bien évidemment la
victoire du chrétien-démocrate Friedrich Merz, avec un très bon score (28,5 %),
mais inférieur à ce qu’il visait. En l’occurrence, au moins 30 %, pour renouer
avec une longue tradition de la CDU (Union démocrate-chrétienne, ndlr) avec des
scores de ce niveau, et surtout, avoir plus de poids pour constituer un
gouvernement à sa main.
Cette différence est, en partie, due au fait que beaucoup
de partisans de l’aile droite, voire droitière, de la CDU, ont glissé vers
l’AfD (Alternative pour l’Allemagne, ndlr). Cela explique le score de
l’extrême-droite, qui est à plus de 20 %. Ce qui est, d’ailleurs, le troisième
fait marquant, qui étonne ou choque les esprits. Que ce soit en Allemagne ou
en-dehors.
JSS : Est-ce que le vote pour l’AfD symbolise une
fracture dans une Allemagne pourtant réunifiée depuis 1990 ?
J.-P.G. : Il s’agit également d’un élément très important. On voit
que l’AfD reste particulièrement implantée à l’Est, avec en moyenne 32 % des
voix, ce qui est considérable, et 18 % à l’Ouest.
C’est un parti très puissant à l’Est - qui y est
durablement implanté, car ce n’est pas la première fois que l’AfD dépasse les
30 % dans des Länder de l’Est, comme lors d’élections régionales en septembre
dernier -, mais maintenant, il s’étend à l’Ouest. On a trop souvent dit : « c’est
un parti qui est uniquement en Allemagne de l’Est ». C’est faux !
Il faut dire que la convergence économique a avancé,
incontestablement. Il y a eu du rapprochement en terme économique, social,
mental. Mais à l’heure actuelle, le niveau de revenu par habitant à l’Est
correspond à 80 % de celui à l’Ouest. De la même façon, 63 % des Allemands de
l’Est interrogés pour ces élections considèrent toujours qu’ils sont traités
comme des citoyens de seconde classe.
On voit bien que perdurent certains réflexes qui datent
de l’unification. Il y a encore du travail de rapprochement à faire.
D’ailleurs, chaque année, l’État publie un rapport sur l’Allemagne unie, et
dans le dernier rapport publié, il souligne combien des efforts restent à
faire.
JSS : Quelles conséquences ces élections peuvent
avoir sur la relation économique et politique entre l’Allemagne et la France ?
J.-P.G. : Il faut savoir que ça peut être une chance de relancer
la relation franco-allemande. À l’époque d’Olaf Scholz, la relation n’était pas
bonne. Olaf Scholz ne s’est beaucoup intéressé aux questions européennes. C’est
une évidence! Sauf pour certains sommets comme sur l’automobile par exemple, où
il était présent et prenait la parole. Mais il n’était pas très présent sur la
scène européenne ; ce qui a beaucoup fâché ses partenaires, mais aussi son
propre camp.
Dans le débat télévisé, Friedrich Merz a eu beau jeu de
reprocher à Olaf Scholz d’avoir déclassé l’Allemagne au niveau européen, ou de
ne pas avoir été suffisamment présent. Lorsqu’il y a eu la réunion, le 17
février à Paris, de plusieurs dirigeants européens, Olaf Scholz y a assisté,
mais Friedrich Merz a analysé qu’il avait été simplement invité à cette réunion,
alors que dans son esprit, le rôle de l’Allemagne doit être autre.
Sous-entendu, l’Allemagne devrait avoir la main.
Sous Friedrich Merz, on va avoir une relance du sujet
européen. Même si l’Allemagne est en difficulté économique, elle voudra peser
davantage au niveau européen. Par ailleurs, on a un peu trop dit que le modèle
allemand est fini. Il est, incontestablement, en difficulté. En raison
notamment du poids de l’industrie, qui représente 21 % du PIB en Allemagne,
contre 11 % en France. Et l’industrie allemande, avec la crise en Ukraine,
l’explosion du coût de l’énergie pour des secteurs comme l’automobile, la chimie,
l’industrie pharmaceutique, qui sont des grands consommateurs d’énergie. Il
faut ajouter à cela la sidérurgie.
Qu’est-ce que cela veut dire concrètement pour la France ?
Il ne faut pas oublier que pour la France, l’Allemagne est le premier
partenaire commercial. Par contre, pour l’Allemagne, le premier partenaire,
c’est les États-Unis. Ensuite la Chine. La France n’arrive qu’en quatrième
position. Dès que l’Allemagne va un peu mal, la France le subit, via
l’interdépendance des deux économies. Je pense que Friedrich Merz va être plus
à l’écoute des milieux industriels, économiques. C’est une compétence reconnue
de la CDU. Quand on regarde les études d’opinion, en termes de compétence
économique, la CDU arrive à 39 % de positions positives, contre 15 % pour le
SPD (Parti social-démocrate d’Allemagne, ndlr).
Il est toujours intéressant de voir qui a voté quoi. Avec
les analyses post-élections, la CDU a fait un score très important chez ce
qu’on appelle les indépendants, avec 35 % des voix. Il y a une attente des
milieux économiques à l’égard de Friedrich Merz.
JSS : Cette attente marque-t-elle une volonté de
réorienter l’économie allemande vers elle-même ou les partenaires européens,
notamment la France?
J.-P.G. : L’économie allemande est très dépendante de l’Union
européenne. Il ne faut pas l’oublier. Il ne faut pas également oublier que les
exportations ont un poids considérable. Ce qui en fait la richesse du PIB
allemand, avec une part correspondant à 67 % du PIB. Il est évident qu’il y a
un travail qui va s’affiner. D’autant plus que si les droits de douane annoncés
par Donald Trump se concrétisent, cela risque de toucher de plein fouet
l’économie allemande. Cela peut accélérer une orientation vers l’union
européenne parce qu’il y a aussi des difficultés avec la Chine.
Merz a déjà dit : « attention, industriels allemands.
Vous investissez beaucoup en Chine ». Ce qui est le cas, avec l’exemple du
groupe Volkswagen, qui fait 38 % de son chiffre d’affaires en Chine. « Mais
la Chine est un marché instable. Faites attention parce que l’agence qui est censée
protéger les investissements dans les zones dites difficiles, n’est pas
susceptible de couvrir systématiquement, de vous protéger systématiquement si
vous allez en Chine ». Il les a mis en garde. Ce qui est rare de la part
d’un futur chancelier.
Les deux grands partenaires économiques, les États-Unis
et la Chine, vont devenir problématiques pour l’économie allemande.
JSS : La France peut-elle tirer son épingle du jeu
dans ce cas ? Si oui, serait-ce sous l’angle de la promotion de l’industrie de
l’armement hexagonale ?
J.-P.G. : C’est toujours une difficulté, la question des
industries de défense. Il y a eu des malentendus entre la France et l’Allemagne
parce que l’Allemagne a aussi une industrie de défense très puissante. Je pense
à Rheinmetall, qui envisage de devenir le plus grand groupe européen de
défense, un des plus grands groupes mondiaux. Il se développe très vite. Il
rachète un industriel italien. La difficulté, c’est que les industries
d’armement françaises et allemandes sont trop souvent en concurrence, alors qu’elles
devraient être complémentaires.
Je sais que c’est difficile à mettre en œuvre car chacun
a ses intérêts. Mais on devrait s’acheminer vers cela. Il y a un char
franco-allemand qui est prévu pour 2040. Les Allemands estiment que c’est trop
loin, voulant rééquiper rapidement leurs armées. La France n’a pas répondu à
cette requête et les Allemands comptent faire leur propre char. Ils développent
le char Léopard III, sans coopération avec la France du coup. Voilà un exemple
concret de la difficulté de coopération franco-allemande. Il faut que ce soit
un axe dans les années à venir.
JSS : Quels axes de coopération pourraient se
développer de part et d’autre du Rhin et servir de gain mutuel pour les deux
pays ?
J.-P.G. : Je pense que le premier axe, et il est d’actualité,
c’est la défense. Il y a quelque chose à noter, ce sont les déclarations faites
par Merz le soir-même de son élection, appelant à créer en Europe une
indépendance à l’égard des États-Unis. Ce qui est incroyable.
Pour la première fois, un chancelier, chrétien-démocrate,
dont la relation avec les États-Unis a toujours été une priorité dans la CDU,
le parti le plus transatlantique en Allemagne, dit ça. Il ajoute même ceci : « Nous
avons un sommet de l’OTAN fin juin. Est-ce que, durant ce sommet, nous allons
parler de l’OTAN que nous connaissons ou est-ce ça va être carrément une autre
OTAN ? ».
Pour la première fois, sont exprimés de manière
officielle et publique, des doutes de l’Allemagne à l’égard de la relation transatlantique
et de l’OTAN. Cela veut dire qu’il y a un axe à créer en matière de coopération
de défense entre la France et l’Allemagne. Un axe qui intègre la coopération
industrielle, mais pas seulement. Qu’il intègre l’extension de la protection
nucléaire de la France, qui a été évoquée aussi. On a une Allemagne qui change
très vite sur ces sujets. Je pense que cela doit être le premier chantier de
coopération.
Sinon, on devrait réfléchir à un axe de coopération sur
l’intelligence artificielle. Je crois que cela doit être fondamental parce que
l’Allemagne est très avancée aussi là-dessus, on ne le regarde pas
suffisamment. La France a des desiderata, on l’a vu avec le sommet sur l’IA en
février. Les deux pays ont des grandes entreprises reconnues. Je dirais que la
seconde priorité est un travail sur ce sujet-là.
En même temps, la coopération franco-allemande a toujours
souffert du fait qu’on dresse, à chaque fois, une liste de trop nombreuses
priorités. Je pense que pour que cette relation avance, il faut avoir 2-3
priorités maximum pour un mandat de coopération et ne pas avoir une liste.
Propos recueillis
par Jonathan Baudoin
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