Conflits d’intérêts et arbitrage, par Peter Rosher (Associé Pinsent Masons)


jeudi 28 avril 201610 min
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Dans le domaine de l'arbitrage, le conflit d'intérêt majeur tient à la personne de l'arbitre, comme elle tient à la personne du juge lorsque le conflit est porté devant une juridiction étatique. Mais cette notion, protéiforme et ambivalente, ne fait pas, en droit, l'objet d'une définition claire et précise.


Quand bien même la notion de conflit d'intérêt serait large et variable, la majorité des systèmes juridiques y attache avant tout les idées d'indépendance et d'impartialité, qui sont elles-mêmes inscrites à l'article 6 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme (CEDH). La CEDH est, elle, devenue une sorte de jus commun qui doit être respecté par tous les organes juridictionnels quels qu'ils soient. Ces garanties élémentaires font sans doute partie de l'ordre public spécifiquement arbitral.


Les notions d'indépendance et d'impartialité relèvent de facteurs tant objectifs que subjectifs. L'indépendance s'apprécie en fonction de la connaissance par la personne à qui l'on confie une mission juridictionnelle d'éventuelles relations personnelles et/ou professionnelles qu'elle partagerait avec une des parties. L'impartialité quant à elle s'apprécie en fonction de sa position personnelle, de son statut, de ses convictions ou de ses prises de position par rapport à différents éléments qui seront discutés au cours de l'affaire qu’elle a mission de trancher.


L'indépendance et l'impartialité sont ses deux qualités premières, nécessaires pour l'intégrité des procédures, et essentielles à la fonction juridictionnelle. Toutefois, la différence entre un juge étatique et un arbitre tient au fait que ce dernier est choisi et rémunéré par les parties en litige, ce choix est par ailleurs totalement libre et ne doit pas être motivé par les parties. C'est en cela que l'arbitrage est une justice privée dont l'existence même dépend de la confiance dans la procédure, et dans l'indépendance et l'impartialité de ses arbitres. Or, lorsque cette justice privée des affaires est rendue par des professionnels du monde des affaires, des conflits d'intérêts évidents peuvent naître. On observe par ailleurs une professionnalisation de l'arbitrage international, ce qui engendre un cercle restreint d'arbitres et d'avocats actifs dans ce domaine, créant ainsi un réseau de spécialistes dont l'activité dominante est l'arbitrage. C'est pourquoi, le système doit s'efforcer d'endiguer les risques de conflits d'intérêts par la prévention. C'est en cela que les arbitres ont l'obligation de révéler des faits susceptibles d'entraver la confiance et que ces arbitres, les parties et leurs conseils doivent prendre en compte les risques rattachés à la rétention d'une information déterminante quant à la position de l'arbitre.


Les difficultés qui sont liées à l'appréciation de la notion dans le cadre de l'arbitrage international relèvent de l'hétérogénéité des pratiques et des coutumes à l'échelle internationale ; si cette notion de conflit d'intérêt varie au sein de chaque culture, elle varie d'autant plus lorsque les parties sont issues de traditions juridiques différentes. Toutefois, si les formulations sont variées, nous l'avons vu, chaque partie à un arbitrage est en droit de demander que l'arbitre soit impartial et que le procès soit équitable. Or, du point de vue du droit français, le droit positif n'énonce aucune définition générale de la notion de conflits d'intérêts.


Pour autant, la notion de conflits d'intérêts est cruciale pour l'efficacité de la procédure d'arbitrage car un défaut d'indépendance ou d'impartialité peut remettre en cause toute la procédure qui a été engagée ainsi que sa sentence, son produit fini. Il convient donc de se pencher sur la mise en œuvre de la notion de conflits d'intérêts et ainsi de voir comment ils peuvent être évités ou sanctionnés.


I. La prévention


A. L'obligation de révélation : au cœur de l'exigence d'indépendance et d'impartialité


Avant la possibilité de contester la compétence d'un arbitre qui ne présenterait pas les garanties élémentaires d'indépendance et d'impartialité, la plupart des systèmes juridiques prévoient une obligation de déclaration préalable à la nomination, dite de révélation, informant les parties des conflits d'intérêts qui peuvent naître d'une telle situation et dont l'objet est de permettre aux parties d'exercer, le cas échéant, leur droit de récusation. Il s’agit donc d’un système de prévention qui a pour objet de contrarier la survenance d'un conflit d'intérêts en obligeant l'arbitre à avertir de l'existence d'un risque et de permettre aux personnes exposées de réagir pour la préservation de leurs intérêts.


En droit français, suite à la réforme du droit de l'arbitrage, le code de procédure civile impose en toutes lettres à l'arbitre composant un tribunal arbitral constitué après le 1er mai 2011, de révéler toute circonstance susceptible d'affecter son indépendance ou son impartialité. Pour les tribunaux constitués avant cette date, l'ancien article lui impose de prévenir de toute cause de récusation qu'il suppose en sa personne et de n'accepter sa mission qu'avec agrément des parties. La jurisprudence française quant à elle affermit l'exigence de transparence et élargit la révélation, sans pour autant parvenir à offrir un régime juridique stable à cette obligation pourtant essentielle. Elle a considéré que l'obligation de révélation doit s'apprécier au regard de la notoriété de la situation critiquée et de son incidence sur le jugement de l'arbitre. Seule une circonstance susceptible d'affecter le jugement de l'arbitre désigné serait susceptible de créer un doute légitime. La notoriété vaut alors comme limite à l'étendue de l'obligation de révélation. La Cour d'appel a dans ce cadre estimé qu'étaient notoires des informations publiques aisément accessibles que les parties ne pouvaient manquer de consulter avant le début de l'arbitrage[i].


En droit anglais, à la différence du droit français, l'obligation de révélation n'est pas imposée à l'arbitre. En revanche, les circonstances dans lesquelles une partie peut récuser un arbitre, ou introduire un recours en annulation sont établies dans l'Arbitration Act 1996. L'Arbitration Act 1996 prévoit que le tribunal arbitral doit agir de manière équitable et impartiale entre les parties et la possibilité de récuser un arbitre dans des circonstances qui font naître des doutes légitimes quant à son impartialité.


Diverses dispositions du droit international encadrent également cette obligation de révélation. C'est le cas des lignes directrices de l'International Bar Association de 2014 sur les conflits d'intérêts dans l'arbitrage international, ainsi que de nombreux règlements d'arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale et de la London Court of International Arbitration.


Les lignes directrices de l'IBA, procèdent par un système de listes Rouge, Orange, et Verte, à la manière de feux de signalisation. Par ordre décroissant, la liste rouge prévoit des situations dans lesquelles l'arbitre ne peut accepter sa mission, la liste orange, celles où l'arbitre a l'obligation de déclarer une telle situation laissant ainsi aux parties le choix d'accepter ou non le risque. Enfin, la liste verte énumère des situations où un manque d'indépendance ou d'impartialité n'est pas établi d'un point de vue objectif, l’arbitre n’ayant pas dans ce cas l'obligation de déclarer préalablement.


Il convient de comprendre les rapports qu'entretient l'obligation de révélation avec l'indépendance et l'impartialité des arbitres. En effet, le défaut avéré d'indépendance ou d'impartialité est amplement plus grave que le défaut de révélation. Cette différence dans le degré de gravité doit se refléter non seulement dans la sanction mais aussi dans la preuve de ce défaut. Si la sanction du défaut d'indépendance et /ou d'impartialité doit être l'annulation de la sentence, le défaut de révélation d'une information ne doit engendrer l'annulation de la sentence que lorsque cet élément, s'il avait été révélé, eût constitué une cause de récusation. Il est évident que l'obligation faite aux arbitres d'être indépendants et impartiaux vis-à-vis d'une procédure d'arbitrage n'est pas dissoute dans l'obligation de révélation. La deuxième n'est qu'un moyen d'atteindre la première.


La Cour de cassation en France[ii] a repris le motif de l'arrêt de Cour d'appel Qatar c. Creighton qui précise que le manquement à l'obligation d'information n'entraîne pas automatiquement l'annulation de la sentence et qu'il appartient au juge étatique de mesurer les effets de cette réticence et d'apprécier si à elle seule, ou rapprochée d'autres éléments de la cause, elle constitue une présomption suffisante du défaut d'indépendance. Au Royaume-Uni, c'est la décision récente de la Cour Suprême[iii] qui rappelle que la récusation d'un arbitre sur le fondement de l'article 24 de l'Arbitration Act 1996 pour "apparent bias" de ce dernier se fonde tant sur des éléments objectifs que sur le contexte.


Dans cette décision, les juges ont admis que l'arbitre avait fait preuve d'une impartialité apparente en faveur de la partie pour laquelle CIarb l'avait nommé. Le point de départ du raisonnement était l'élément objectif de la relation entre l'arbitre et la partie en cause : 18% des nominations de l'arbitre jouaient en faveur de cette partie, et 25% de sa rémunération d'arbitre relevaient de ses missions d'arbitre pour cette partie. Toutefois, l'intérêt de cet arrêt réside dans l'appréciation portée par les juges sur le comportement de l'arbitre envers la partie adverse. Lorsque cette dernière a demandé à l'arbitre de se prononcer sur ses relations avec l'autre partie, ce dernier a procédé à une sorte de cross-examination agressive du conseil de la partie adverse afin de lui faire admettre qu'il n'y avait rien à enquêter sur le sujet. Des éléments subjectifs, tels que le comportement de l'arbitre dans la procédure ont été pris en compte pour admettre qu'il n'était pas impartial. Ce qui a été sanctionné dans cet arrêt ce n'est pas le fait que l’arbitre n'ait pas révélé certaines informations, mais que dans la réalité des circonstances, il n’ait pas été impartial.


Dès lors, tant en droit français qu'en droit anglais, les critères objectifs susceptibles d'être retenus dans l'appréciation de l'exigence d'indépendance et d'impartialité doivent être tempérés de subjectivisme avant de pouvoir conclure à un manquement de ladite exigence.


La jurisprudence s'est penchée à plusieurs reprises sur les contours de la notion de conflits d'intérêts. Ensuite, la jurisprudence a défini les notions d'indépendance et d'impartialité : "les circonstances invoquées pour contester cette indépendance ou impartialité doivent caractériser, par l'existence de liens matériels ou intellectuels, une situation de nature à affecter le jugement de cet arbitre ou constituer un risque certain de prévention à l'égard de l'une des parties à l'arbitrage"[iv]  Tel est le cas d'un arbitre directement intéressé à la solution du litige, d'un arbitre ayant donné une consultation sur l'affaire soumise ou encore d'un arbitre en opposition d'intérêts avec une partie. Les liens auxquels fait référence la Cour de cassation peuvent être de nature personnelle ou professionnelle, entre l'arbitre et une partie, ou encore entre l'arbitre et un conseil. Elle a également précisé qu'un courant d'affaires n'est pas lié à l'importance du revenu perçu par l'arbitre, mais par à la régularité de ce revenu constitué par un grand nombre d'arbitrages, même pour des honoraires peu importants. De même que la désignation d'un arbitre avocat qui n'était qu'indirectement concerné par un courant d'affaire existant entre son cabinet et l'une des parties n'indique pas systématiquement qu'il manque d'indépendance ni d'impartialité. Une solution similaire a été adoptée dans la situation quelque peu particulière des barristers des pays du common wealth qui exercent en groupement dans des chambers.


Il existe aujourd'hui de nouvelles questions controversées. C'est particulièrement le cas du financement des arbitrages par des tiers qui perçoivent un pourcentage de la somme lorsque la sentence est favorable mais perdent leur investissement dans le cas contraire. Les lignes directrices de l'IBA prévoient qu'un arbitre déclare toutes relations qu'il peut avoir avec une partie qui a un intérêt dans les gains de l'affaire.


B. La récusation de l'arbitre


La procédure de contestation d'un arbitre est dictée par les règles applicables à l'arbitrage. Dans le cas d'un arbitrage institutionnel, le règlement d'arbitrage dictera la procédure à suivre en cas de demande de récusation. Lorsque l'arbitrage est ad hoc, ce sera la loi nationale applicable à la procédure qui déterminera les modalités de récusation d'un arbitre. Les droits nationaux et les règlements d'arbitrage permettent aux parties de demander la récusation de l'arbitre.


En droit français de l'arbitrage, l'arbitre qui a manqué à ses obligations pourra être révoqué par les parties, au consentement unanime de celles-ci selon l'article 1458 du code de procédure civile. Dans ce cas, il n'est pas nécessaire qu'une faute de l'arbitre soit prouvée. Depuis la réforme de 2011, le juge d'appui a lui aussi le pouvoir de révoquer un arbitre et ce, même sans le consentement de toutes les parties. En droit anglais, l'Arbitration Act 1996 prévoit qu'une partie puisse demander la récusation d'un arbitre devant les tribunaux anglais une fois que le demandeur aura épuisé les voies de recours prévues par les règlements d'arbitrage applicables.


Certains règlements d'arbitrage prévoient donc que l'institution peut, à la demande des parties, ou parfois d'office, procéder à la révocation de l'arbitre lorsqu'il ne remplit pas sa mission correctement, ou se trouve dans l'impossibilité de la poursuivre. C'est notamment le cas de l'article 15 du règlement CCI, l'article 10.2 du règlement de la LCIA ou encore les articles 12 et 13 du règlement CNUDCI.


Lorsqu'un arbitre est exclu de la procédure en cours de route, une question pratique essentielle se pose : la procédure doit-elle reprendre depuis le départ ou peut-elle se poursuivre avec le simple remplacement de l'arbitre ? Logiquement, si les audiences n'ont pas encore commencé, il ne devrait pas être nécessaire que les étapes procédurales déjà passées soient rééditées. Il est suffisant que l'arbitre remplaçant ait eu le temps de lire les prétentions écrites des parties. En revanche, si le remplacement a lieu suite aux audiences, la difficulté est plus grande. Les arguments soulevés et les preuves produites doivent-elles être réexposées en vertu notamment de l'article 6 de CEDH ? Tout en tenant compte du fait que reprendre les audiences prend du temps et engendre des coûts supplémentaires, il convient aussi de tabler dans de telles circonstances sur l'existence de retranscriptions des audiences qui pourraient suffire à mettre l'arbitre à jour sur l'avancement de la procédure.


Lorsque l'arbitre ne révèle pas une situation de conflit d'intérêts en temps voulu, ou si l'existence de cette situation se manifeste postérieurement à la reddition de la sentence, des sanctions entreront alors en jeu ; (...)



[i] Cour d'appel de Paris, pôle 1, chambre 1, 14 octobre 2014, AGI c Columbus, n° 13/13459.

[ii] Cass. Civ. 1, 10 octobre 2012, n°11-20.299,

[iii] Cofely Ltd v. Bingham & Anor [2016] EWHC 240 (Comm) (17 February 2016).

[iv] CA Paris, 28 nov. 2002, Revue de l'arbitrage 2003, p. 445 note Belloc Ch


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