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Il existe un genre littéraire, très prisé autrefois, selon les règles duquel l’auteur d’un ouvrage feint de ne pas l’avoir écrit lui-même, mais d’en avoir découvert le texte dans un ancien manuscrit oublié. La contribution qu’on va lire, et qui est composée en l’honneur du doyen Bernardini peut évoquer ce genre avec une importante différence : si les documents qui en sont le prétexte furent en effet trouvés par hasard, au cours d’une recherche de jurisprudence, ils n’étaient pas cachés, puisqu’ils figurent dans le bulletin des arrêts de la chambre criminelle sous le numéro 60 de l’année 1848. Ils présentent un intérêt historique lié à leurs auteurs, à leurs dates et à leur objet. Le Bulletin contient en effet un réquisitoire (et non des réquisitions ou des conclusions) présenté le 28 février 1848 à la cour par le procureur général Dupin Aîné, suivi d’un arrêt de cassation conforme à ce réquisitoire en date du 9 mars 1848. La question débattue était celle de savoir si l’esclave d’une colonie française pouvait témoigner contre son maître en lui imputant un délit dont lui, l’esclave, aurait été la victime.
Les dates de ces deux actes judiciaires sont très proches des événements de la Révolution de 1848. Les émeutes populaires qui venaient de renverser la monarchie de Juillet s’étaient déroulées du 22 au 25 février et le gouvernement provisoire républicain avait été installé le 24 au soir au bruit d’une solennelle proclamation ainsi rédigée : « Un gouvernement rétrograde et oligarchique vient d’être renversé par l’héroïsme du peuple de Paris. Ce gouvernement s’est enfui en laissant derrière lui une trace de sang qui lui défend de revenir jamais sur ses pas » (Bull. off. I, N° 1). Les nouveaux maîtres avaient nommé, le 4 mars suivant, une commission « pour préparer l’acte d’émancipation immédiate (des esclaves) dans toutes les colonies », dont le président est Victor Schœlcher, philanthrope abolitionniste de longue date et fraîchement nommé sous-secrétaire d’état à la marine et aux colonies. Enfin, le fameux décret d’abolition effective fut signé le 27 avril 1848, et son l’article 1er dispose que « l’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises » mais il ajoutait « deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles », de manière à préparer l’émancipation de manière ordonnée ; l’article 5 disposait encore que les colons devraient être indemnisés de la perte de leurs esclaves. L’histoire et la littérature ont attaché à ce décret le nom de Schœlcher.
Or, la lecture des réquisitions de Dupin révèle l’existence d’une politique plus ancienne que ce texte a rejetée dans l’ombre mais qu’elle avait préparée : elle s’exprime dans la loi du 18 juillet 1845 (S. 1845, Lois annotées p. 83) promuguée sous le gouvernement de Guizot pour abolir, progressivement mais inéluctablement, l’esclavage. Il faut, pour en apprécier la portée, s’extraire de notre temps, oublier quelques instants la loi numéro 2001-434 du 21 mai 2001 qui qualifie l’esclavage de crime contre l’humanité, et négliger les polémiques doctrinales nées autour du point de savoir si le Code noir de Louis XIV fut un instrument d’oppression ou au contraire une planche de salut lancée aux esclaves en butte à l’arbitraire de leurs maîtres.
C’est cette loi de 1845 que le réquisitoire de Dupin commente largement pour en dégager l’esprit libéral, en dépassant l’objet procédural assez étroit dont la Cour de cassation était saisie. Le procureur général n’agissait pas, le 28 février 1848, par opportunisme révolutionnaire qui l’aurait soudain saisi, car il soutenait un pourvoi dans l’intérêt de la loi, ordonné par le ministre de la Justice, le 30 juillet 1847. Le grand magistrat, qui occupa ses fonctions de 1830 à 1852, était aussi un homme politique, chef du Tiers Parti, qu’on qualifierait aujourd’hui de centriste : il avait été, simultanément, président de la Chambre des députés de 1832 à 1839, puis de l’Assemblée législative de 1849 jusqu’au coup d’état du 2 décembre 1852. En ces temps-là, l’indépendance du parquet n’appartenait pas, même de lege ferenda, aux principes d’organisation de la justice, et le ministère public près la Cour de cassation en particulier n’avait pas subi l’évolution qui l’a transformé en amicus curiæ : la loi en vigueur était celle du 27 novembre 1790, dont l’article 1er disposait : « Il y aura un Tribunal de cassation établi auprès du Corps législatif ».
Dupin était donc juridiquement et politiquement très fondé à expliquer à la chambre criminelle le sens et la portée de la loi du 18 juillet 1845.
Ce texte remarquable vidait l’esclavage de son contenu, au point que le procureur général concluait qu’il n’y avait plus qu’une seule différence entre les serviteurs à gages et les personnes non libres : ceux-là pouvaient « briser quand il leur plaît le contrat par lequel ils ont pour ainsi dire aliéné leur liberté, tandis que les hommes non libres ne peuvent sortir de leur condition malgré leur maître qu’au moyen du rachat, que celui-ci ne peut toutefois refuser arbitrairement » (réq. cit., p. 99).
Juridiquement, sinon économiquement, l’affirmation était fondée. L’état civil des esclaves était déjà établi par l’ordonnance des 4 et 31 août 1833, et on y enregistrait leurs naissances, mariages et décès. L’ordonnance du 5 janvier 1840 imposait aux officiers du ministère public l’obligation d’assurer l’instruction morale des esclaves.
La loi de 1845 améliorait encore de façon très significative la condition des esclaves. Ses articles 1er et 2 rappelaient le principe, remontant à l’Ancien Régime, selon lequel les maîtres leur devaient la nourriture, l’entretien et l’octroi d’une terre à cultiver ; ils devaient encore leur assurer l’instruction religieuse et élémentaire. L’article 3 constituait un Code du travail qui fixait l’horaire journalier maximum et le salaire minimum, et l’article 7 rendait obligatoire le repos dominical et celui des jours fériés. L’article 4, surtout, octroyait aux personnes non libres la capacité civile : ils pouvaient transmettre leurs biens à cause de mort, hériter, acquérir et vendre des biens meubles ou immeubles, à ceci près qu’ils n’exerçaient, sur leurs biens, que les pouvoirs du mineur émancipé, c’est-à-dire qu’ils étaient assistés par un curateur qui n’était autre que leur maître.
Ils pouvaient même racheter leur liberté ou celle de leurs proches, si du moins ils en avaient les moyens, pour un prix arbitré, en cas de désaccord, par une commission spéciale composée de deux magistrats et d’un membre du conseil colonial. Il est vrai que l’affranchi devait s’engager à travailler pendant cinq ans, comme travailleur salarié d’une personne libre.
Ce qui n’est pas moins remarquable est un corps de dispositions pénales inscrites dans les articles 6 à 13 de la loi de 1845, qui prévoyaient des peines correctionnelles d’amende contre les maîtres qui violeraient les dispositions favorables aux personnes non libres : obstacle à leur instruction religieuse et à l’exercice de la religion, dépassement de la durée légale du travail, entretien insuffisant des esclaves bien portants, malades incurables ou non, et âgés ; l’exercice du pouvoir disciplinaire était maintenu mais à la condition qu’ils n’entraînent aucune lésion corporelle car les blessures exposaient le maître à l’emprisonnement.
En un mot, les ouvriers libres de la métropole n’étaient pas mieux traités que les esclaves des colonies.
Cette loi de 1845 était évidemment inspirée par la flagrante contradiction entre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et le rétablissement de l’esclavage par la loi 30 floréal an X, en un temps où le contrôle de constitutionnalité des lois relevait de l’utopie. Mais, pour amadouer les colons, son rapporteur, le comte de Lasteyrie, représentait aussi les inconvénients pratiques de l’esclavage : « En cas de guerre, aucune sécurité à espérer désormais pour nos colonies à esclaves, ni pour les flottes qui auraient été chercher un refuge à l’abri des fortifications de leurs rades, si l’ennemi peut être certain de trouver toujours une population entièrement prête à se soulever à sa voix » (S. chr. 1845, Lois annotées p. 83). Cette considération militaire explique le lien que Dupin établit entre la paix d’Amiens avec l’Angleterre et le rétablissement de l’esclavage dans nos îles voisines de celle des Anglais (réq. préc. p. 93). Mais, en 1838, l’esclavage avait été aboli dans ces possessions britanniques, ce qui, même en temps de paix, provoquait un autre inconvénient : la fuite des esclaves vers ces régions plus heureuses. Et le député-comte exortait ainsi ses collègues : « Vous n’avez pas à choisir entre un statu quo et une aventure glorieuse, mais bien entre une émancipation faite par vos mains, avec degrés, prudemment, en profitant de toutes les leçons de l’expérience, ou une émancipation faite sans vous et peut-être contre vous ».
L’esprit libéral qui inspira la loi avait déjà visité la Cour de cassation, puisque Dupin relève deux arrêts antérieurs à la loi de 1845, dans lesquels on lisait : « La faveur qui s’attache à la liberté de l’homme, doit faire interpréter dans le sens le plus large les lois qui, directement ou indirectement, ont pour objet d’étendre cette liberté » (Civ. 1er mars 1841 et 22 novembre 1844). C’est la maxime qu’il appliqua pour autoriser l’esclave à témoigner contre son maître, en dépit de l’article 189 du Code d’instruction criminelle colonial qui interdisait un tel témoignage en matière correctionnelle : en effet disait-il, les incriminations protectrices des personnes non libres, inscrites dans la loi de 1845, resteraient sans application et les maîtres jouiraient d’une impunité choquante si l’on appliquait la prohibition de ce Code. C’est pourtant ce scandale qu’avait provoqué un arrêt de la cour d’appel de la Martinique qui fut cassé conformément aux vœux de Dupin.
Cette loi, abrogée en 1848, n’eut pas le temps de développer les effets qu’en attendaient ses auteurs. Sa lettre et davantage encore les motifs qui l’inspiraient méritent néanmoins qu’on la tire de l’oubli. À côté des statues de Schœlcher, et en supplément des poèmes écrits à sa gloire, il conviendrait de sculpter d’autres bustes et de rédiger d’autres strophes à la mémoire de Dupin et de Lasteyrie.
Jacques-Henri Robert,
Professeur émérite de l’Université Paris 2
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