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Entretien avec Marc Binnié, Président et cofondateur d’APESA
Marc Binnié, greffier au tribunal de commerce de Saintes (Charente-Maritime) est, avec Jean-Luc Douillard, psychologue clinicien, le cofondateur d’APESA – Aide Psychologique pour les Entrepreneurs en Souffrance
Aiguë. Partant du constat d’une nette augmentation, depuis la crise de 2008, du nombre d’entreprises en difficulté dans les tribunaux de
commerce, il a créé, en septembre 2013, ce dispositif venant en aide aux dirigeants souffrant d’une détresse morale. Il a accepté de revenir, pour le Journal des Sociétés, sur les missions de l’APESA, les dispositifs mis en place et les solutions
venant en réponse aux situations de souffrance dans lesquelles se trouvent certains chefs d’entreprise.
Pouvez-vous
revenir sur
votre parcours ?
Je suis greffier associé au tribunal de commerce de Saintes (Charente-Maritime) depuis
1994. Je suis également chargé de cours à l’université de La Rochelle. Après des
études littéraires à Bordeaux, j’ai suivi des études de droit à l’université de Poitiers
Pourquoi
avez-vous créé l’APESA ?
Dans le cadre de mes fonctions, j’ai été confronté, et ce problème
concerne d’ailleurs de nombreux professionnels du droit et du
chiffre, à des personnes
non seulement ruinées financièrement
mais aussi moralement, en très grande
souffrance, voire avec « des idées
noires ». Le remplacement du mot faillite en droit des procédures collective, n’a pas supprimé
la ruine sociale. La souffrance est un dommage collatéral de l’échec. J’ai pu alors constater que même si je n’étais pas
indifférent à ces situations,
je n’étais ni préparé à les affronter, ni formé à venir en aide efficacement.
Dans de telles circonstances,
les seules règles de droit et
de procédure et même la bienveillance
naturelle, sont inefficaces, le seul respect, insuffisant. La crise
économique est venue amplifier et rendre criant le
phénomène, mais la reprise économique ne fera pas disparaître
la possibilité de l’échec consubstantielle à
l’acte d’entreprendre. Il fallait
donc innover pour être efficace, tendre
la main de manière humaine mais professionnelle à
ces hommes et ces femmes, qui n’ont pas démérité
malgré l’échec de leur entreprise et
peuvent être tentés par une délocalisation
dans un monde meilleur !
Dans les difficultés,
l’entrepreneur est souvent seul. Il rencontre
pourtant, et également pendant le temps judiciaire des procédures, de nombreux
interlocuteurs (greffiers, juges, mandataires et administrateurs judiciaires, avocats,
experts-comptables, commissaires- priseurs…).
Autant de personnes dont le domaine de
compétence n’est pas
la psychologie mais qui peuvent
percevoir la détresse, démontrer qu’elles n’y sont pas
indifférentes et passer
un relais. Le but d’APESA
est de les former afin
qu’elles deviennent « des sentinelles », en capacité de reconnaître la souffrance morale aiguë des dirigeants
concernés, d’oser aborder ce sujet sans peur, puis de passer avec leur accord, un
relais à des psychologues sensibilisés à cette souffrance particulière, et mobilisés
pour intervenir en urgence. Dans ce dispositif,
Jean-Luc Douillard, psychologue clinicien, a apporté son expertise de
spécialiste de la prévention du suicide, et moi celle de spécialiste
des procédures collectives et du monde judiciaire.
Si l’on veut une économie en pleine forme, il faut que les
entrepreneurs le soient aussi.
Chacun peut et doit se sentir concerné, chacun peut alerter. Il s’agit après
tout d’une vie en danger.
Cela justifie de bousculer son confort et ses
certitudes
Quelles
sont les principales causes plaçant le dirigeant en situation de souffrance ?
Lorsqu’un dirigeant connaît l’échec, tout s’écroule autour de lui. Sa situation matérielle se dégrade, mais aussi sa
situation familiale et sociale. Les entrepreneurs travaillent déjà beaucoup en temps normal,
mais encore plus lorsqu’ils
traversent des difficultés, et certains
traversent de graves moments d’épuisement.
Cette accumulation est trop pour certains. La perte
de la maîtrise du cours des
choses et l’absence de
solutions immédiates et à court terme,
entraînent une perte de l’estime de
soi, c’est-à-dire de sa dignité, et produisent un sentiment d’échec définitif.
La reconnaissance de cette souffrance dans le cadre du dispositif
d’APESA contribue à restaurer la dignité
des personnes. « Si vous
n’aviez pas été là, je ne serais plus là, j’avais déjà acheté la corde », sont des phrases prononcées
par des dirigeants suite à leur prise en charge
par APESA.
Lorsque l’on examine
les causes, cela permet de
réfléchir bien entendu
aux remèdes et pour éviter l’épuisement, il faut par exemple
avoir une hygiène de vie, des temps réels de récupération,
prendre soin de soi et s’informer
bien en amont des difficultés sur les dispositifs de
traitement des difficultés des entreprises.
L’un d’eux m’a dit « vous
m’avez autorisé à prendre
soin de moi » ! On voit donc jusqu’où
va l’oubli de soi !
Tout ne peut pas reposer sur les seuls entrepreneurs, leurs organisations syndicales et professionnelles doivent
aussi les inciter à adopter ces
attitudes et les pratiques qui
seront salvatrices.
Quelles
sont les principaux symptômes qui touchent les dirigeants en situation de détresse
? Quelles situations sont-ils alors amenés à devoir gérer ?
Les symptômes les plus apparents sont un état d’épuisement,
physique et moral, des pleurs, et parfois un état de sidération impressionnant
mais aussi, car la souffrance s’exprime différemment selon les personnes, une froideur distante. Certains
portent même les stigmates
de l’échec ! Ils somatisent ! Dans ces états limites, il
leur est pourtant demandé d’être les acteurs
de leur procédure, de découvrir très
rapidement des textes
complexes et de trouver
des remèdes aux difficultés
de leur entreprise. Il n’est pas compliqué de
détecter la souffrance, il suffit de la reconnaître, et souvent les
entrepreneurs se confient spontanément. APESA est là pour éviter que les idées
noires ne rencontrent des idées fausses !
Vous
dites que « la question-clé « acceptez-vous d’être aidé ? » surprend
positivement la psychologie du chef d’entreprise car il croit souvent que la
terre entière lui en veut ». Sa position de « dirigeant » l’amène-t-elle à
accepter avec plus de difficulté l’aide proposée ?
La première question posée est très simple, il s’agit
de : « Et vous personnellement, comment allez-vous ? ». Après s’être intéressé à l’entreprise en
difficulté, il faut également s’intéresser à
l’entrepreneur. On ne peut
redresser une entreprise
avec à sa tête un homme ou
une femme psychologiquement détruit. Cet intérêt
porté à l’entrepreneur provoque une réaction
de surprise très positive.
Les dirigeants, souvent « self- made »,
n’imaginent pas que l’on puisse
– et surtout au tribunal – s’intéresser à eux et leur venir en aide. Et lorsque
c’est un Procureur de la République ou un juge qui pose cette question, cela a un impact
positif extrêmement important. Ce qui n’empêche pas de prononcer des sanctions si
besoin je le précise.
Cette reconnaissance de la souffrance par une autorité facilite l’acceptation de l’aide par le dirigeant. Les dirigeants en souffrance
perçoivent d’instinct ce que cette
aide peut leur apporter. Quand on se noie, on accepte la bouée, tout simplement !
Afin d’illustrer au mieux vos propos, pourriez-vous
nous rappeler quelques chiffres marquants ?
Depuis sa création en 2013, APESA a pris en
charge 1 165 personnes, formé 1 137 sentinelles et 660 psychologues et fédéré 42 juridictions
consulaires sur 134. Depuis le début de l’année
243 personnes ont été prises
en charge.
Le nombre de prises en charge est faible au regard du nombre total
de procédures, mais faut-il pour autant ne rien faire ?
Quelles sont les
structures les plus touchées par la détresse du dirigeant ?
En majorité, ce sont les dirigeants de TPE qui sont les plus
touchés. Certains, déjà en situation de faiblesse, deviennent dirigeants « par nécessité
», car ils ne trouvent pas
d’emploi et n’ont
pas toujours les compétences nécessaires à la direction d’une
entreprise. Le rêve qui
les habitait vient parfois
se fracasser sur la réalité du
monde économique. Le monde des affaires
est un monde redoutable.
« Le doux commerce
» vanté par Montesquieu et Benjamin Constant est assez loin...
« C’est parce que force
reste toujours à la loi mais la souffrance à l’homme, que le dispositif APESA a
été créé »
Que répondez-vous à ceux qui estiment que ce n’est
pas le rôle de la justice de se préoccuper de la santé mentale des dirigeants ?
Le juge est-il le mieux placé pour déclencher une alerte ?
Dans l’antiquité la justice a fait un pas
décisif lorsqu’il fut décidé
qu’un crime ne relevait pas de la sphère privée mais portait
atteinte à l’humanité. Il est temps aujourd’hui d’affirmer qu’un suicide
ne relève pas non plus de la sphère privée et que sa prévention relève bien du collectif, y compris de
la justice. Dans un article
intitulé l’acte de juger, Paul Ricoeur souligne
mieux que moi, que
la fonction de juger est certes
de distribuer ce qui est bien ou pas, mais aussi de rappeler les valeurs qui rassemblent et fédèrent. Le lieu de la justice ne saurait
être le lieu du non-lieu de l’être !
La naissance
d’APESA au sein de l’institution judiciaire ne doit rien au hasard, car il entre bien entendu dans ses missions de protéger la faiblesse, où qu’elle soit ! Rappelons que
le contraire de la bienveillance
n’est pas la malveillance, mais l’indifférence !
Ce n’est certes
qu’exceptionnellement que ces situations
se produisent mais elles sont si graves que
l’on ne peut détourner les yeux. L’assistance à personne en danger s’impose à tous, même et surtout
à la justice que j’ai toujours rencontrée, incarnée
par des femmes et des hommes, à qui l’on ne peut demander de se départir de leur humanité !
Y aurait-il à côté du politiquement correct,
le judiciairement correct ? Le justiciable n’est pas une abstraction, il
est tel qu’il est et non tel que l’on souhaiterait qu’il soit.
C’est au contraire lorsqu’un dispositif comme Apesa n’existe pas, qu’une
empathie excessive peut se manifester et faire sortir le juge du strict cadre de sa mission. Grâce à
APESA, et au relais permis vers des psychologues, le juge peut au contraire
continuer d’exercer sereinement sa mission. Les sentinelles du dispositif Apesa ne jouent pas aux
apprentis Diafoirus, elles passent un
relais qui n’est pas une atteinte à la neutralité. Tout au contraire, elle la conforte. Pour
reprendre encore les mots de Paul Ricœur,
APESA n’abolit pas la « juste distance ».
Cette démarche facilite
en outre la prise de contact entre la justice, qui n’est plus seulement perçue comme menaçante. Bien entendu, une fois l’alerte déclenchée, les
informations demeurent confidentielles ; ni le juge, ni l’ensemble des sentinelles n’ont accès au suivi de la prise en charge qui relève du secret professionnel des psychologues.
Pouvez-vous revenir sur la « fiche alerte ». De quoi s’agit-il ? Qui la remplit ? À qui est-elle
adressée ?
La sentinelle – témoin du mal-être du
dirigeant – est la personne qui, constatant une situation de souffrance extrême, déclenche
une prise en charge psychologique en remplissant
une « fiche alerte » (aujourd’hui également
numérique), en accord
avec le dirigeant. Cette fiche est un document
synthétique qui comporte des éléments
d’identité nécessaires pour prendre
contact avec la personne
en souffrance et des éléments
succincts destinés à caractériser la situation rencontrée. Cette fiche alerte est instantanément reçue par une structure située à Nantes, Ressource mutuelle assistance
(RMA) au sein de laquelle une équipe
de psychologues est organisée en veille sanitaire, afin d’être en mesure de réagir sans délai
du lundi au vendredi. La personne en souffrance est alors rappelée en moyenne
dans les 2 h du déclenchement de l’alerte et très souvent immédiatement.
L’effet de cet appel est déjà
extrêmement positif pour la personne
en souffrance. Après un entretien d’environ trois quart d’heure - une heure, le
psychologue pose alors un diagnostic afin de proposer le
meilleur suivi.
RMA contacte ensuite un psychologue du réseau local des psychologues
d’APESA, le plus proche du domicile de l’entrepreneur en souffrance, s’assure qu’il est disponible, et lui demande de rappeler ce dernier afin de
lui proposer dans les cinq jours, un rendez- vous dans son cabinet. Cinq
entretiens sont alors proposés et naturellement pas imposés.
L’ensemble du processus a bien sûr été déclaré à la CNIL ! La prise en charge
est gratuite pour la personne
en souffrance. Les psychologues
sont quant à eux rémunérés - 50 euros l’heure d’entretien - ce qui paraît normal, et le coût de
l’intervention de RMA est de 140 euros. Ce coût est pris en charge
par les associations
locales d’APESA que de nombreux partenaires viennent aider à
accomplir cette mission.
Réalisez-vous des démarches de prévention, auprès
des dirigeants leur permettant de se préparer à ces situations de souffrance ?
Tout faire pour éviter le passage à l’acte tragique impose d’intervenir
le plus en amont, dans une démarche de prévention
et de sensibilisation, et APESA France organise de nombreuses
conférences auprès des chefs d’entreprise.
L’action d’APESA est également relayée
par un nombre croissant d’organisations
et nous avons de nombreux partenaires tels Harmonie Mutuelle, Le CIP national, la Banque de France,
la Médiation du crédit, des CCI et des chambres des
Métiers, et APESA France est membre du Portail
du Rebond. Il faut certes changer le regard sur l’échec mais aussi
rappeler qu’échouer, c’est parfois souffrir au point de ne plus avoir envie de vivre.
Aujourd’hui, plus
d’une trentaine juridictions ont
adopté le dispositif
de l’APESA. Le
TC de Paris est-il désormais
partenaire ?
42 tribunaux de commerce sont actuellement
partenaires de l’APESA, et une trentaine d’autres s’y intéressent
vivement, à l’instar de celui de Paris, avec qui un partenariat est en train de se construire, sous l’impulsion combinée
de son président Monsieur Jean Messinessi
et du Procureur, monsieur François
Molins. La plus grande juridiction commerciale de France embrasse donc d’un même regard
les plus grandes entreprises
et les plus petites. Je leur en suis
très reconnaissant.
Le
bien-être
au
travail
est
un
sujet
qui
semble
être
d’actualité.
Dans
cette
tendance, la
souffrance
du dirigeant paraît pourtant être oubliée. Comment
expliquez-vous ce
paradoxe
?
La catégorie spécifique de l’entrepreneur s’intègre parmi toutes
les autres catégories socio-professionnelles qui incarnent une autorité, un
pouvoir, et n’ont donc pas la culture d’avouer leurs faiblesses et leur
souffrance. C’est vrai pour les élus, les magistrats, les gendarmes, les
policiers, et bien d’autres. Il faut donc apporter une réponse collective à cet
obstacle.
Pour ce qui est des entrepreneurs,
leur demander de se préoccuper de la santé de leurs salariés sans se préoccuper de la leur, n’est pas le meilleur moyen de les impliquer dans l’amélioration
de la situation. Ce dénominateur commun, la santé, devrait pourtant être
protégé des visions idéologiques.
Quelle est votre
actualité ?
J’ai réalisé dernièrement une présentation
d’APESA au TC de Lille à l’invitation du ministère
public, au TC de Nice,
et irai prochainement au TGI de Strasbourg,
à Bourg-en-Bresse, Reims, Besançon
et à l’ENM. Nous avons aussi conclu un partenariat avec deux chercheurs
en psychologie et une juriste,
qui s’intéressent au sujet et souhaitent réaliser
des travaux de recherche universitaires. Nous allons publier très prochainement des statistiques
détaillées.
Propos recueillis par Constance Périn
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