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Assemblées générales : Quelques précisions utiles avant d’entrer en séance


samedi 30 juin 201811 min
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30/06/2018 09:30:53 1 1 1319 10 0 2490 1265 1311 Entretien avec Marc Binnié, Président et cofondateur d’APESA

Marc Binnié, greffier au tribunal de commerce de Saintes (Charente-Maritime) est, avec Jean-Luc Douillard, psychologue clinicien, le cofondateur d’APESA Aide Psychologique pour les Entrepreneurs en Souffrance Aiguë. Partant du constat d’une nette augmentation, depuis la crise de 2008, du nombre d’entreprises en difficulté dans les tribunaux de commerce, il a créé, en septembre 2013, ce dispositif venant en aide aux dirigeants souffrant d’une détresse morale. Il a accepté de revenir, pour le Journal des Sociétés, sur les missions de l’APESA, les dispositifs mis en place et les solutions venant en réponse aux situations de souffrance dans lesquelles se trouvent certains chefs d’entreprise.

 

Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?
Je suis greffier associé au tribunal de commerce de Saintes (Charente-Maritime) depuis 1994. Je suis également chargé de cours à l’université de La Rochelle. Après des études littéraires à Bordeaux, j’ai suivi des études de droit à l’université de Poitiers

 

Pourquoi avez-vous créé l’APESA ?
Dans le cadre de mes fonctions, j’ai été confronté, et ce problème concerne d’ailleurs de nombreux professionnels du droit et du chiffre, à des personnes non seulement ruinées financièrement mais aussi moralement, en très grande souffrance, voire avec « des idées noires ». Le remplacement du mot faillite en droit des procédures collective, n’a pas supprimé la ruine sociale. La souffrance est un dommage collatéral de l’échec. J’ai pu alors constater que même si je n’étais pas indifférent à ces situations, je n’étais ni préparé à les affronter, ni formé à venir en aide efficacement. Dans de telles circonstances, les seules règles de droit et de procédure et même la bienveillance naturelle, sont inefficaces, le seul respect, insuffisant. La crise économique est venue amplifier et rendre criant le phénomène, mais la reprise économique ne fera pas disparaître la possibilité de l’échec consubstantielle à l’acte d’entreprendre. Il fallait donc innover pour être efficace, tendre la main de manière humaine mais professionnelle à ces hommes et ces femmes, qui n’ont pas démérité malgré l’échec de leur entreprise et peuvent être tentés par une délocalisation dans un monde meilleur !
Dans les difficultés, l’entrepreneur est souvent seul. Il rencontre pourtant, et également pendant le temps judiciaire des procédures, de nombreux interlocuteurs (greffiers, juges, mandataires et administrateurs judiciaires, avocats, experts-comptables, commissaires- priseurs…). Autant de personnes  dont  le domaine de compétence n’est pas la psychologie mais qui peuvent percevoir la détresse, démontrer qu’elles n’y sont pas indifférentes et passer un relais. Le but d’APESA est de les former afin   qu’elles deviennent « des sentinelles », en capacité de reconnaître la souffrance morale aiguë des dirigeants concernés, d’oser aborder ce sujet sans peur, puis de passer avec leur accord, un relais à des psychologues sensibilisés à cette souffrance particulière, et mobilisés pour intervenir en urgence. Dans ce dispositif, Jean-Luc Douillard, psychologue clinicien, a apporté son expertise de spécialiste de la prévention du suicide, et moi celle de spécialiste des procédures collectives et du monde judiciaire.
Si l’on veut une économie en pleine forme, il faut que les entrepreneurs le soient  aussi.

Chacun peut et doit se sentir concerné, chacun peut alerter. Il s’agit après tout d’une vie en danger. Cela justifie de bousculer son confort et ses certitudes

 

Quelles sont les principales causes plaçant le dirigeant en situation de souffrance ?
Lorsqu’un dirigeant connaît l’échec, tout s’écroule autour de lui. Sa situation matérielle se dégrade, mais aussi sa situation familiale et sociale. Les entrepreneurs travaillent déjà beaucoup en temps normal, mais encore plus lorsqu’ils traversent des difficultés, et certains traversent de graves moments d’épuisement. Cette accumulation est trop pour certains. La perte de la maîtrise du cours des choses et l’absence de solutions immédiates et à court terme, entraînent une perte de l’estime de soi, c’est-à-dire de sa dignité, et produisent un sentiment d’échec définitif.
La reconnaissance de cette souffrance dans le cadre  du dispositif  d’APESA contribue à restaurer la dignité des personnes. « Si vous n’aviez pas été là, je ne serais plus là, j’avais déjà acheté la corde », sont des phrases prononcées par des dirigeants suite à leur prise en charge par APESA.
Lorsque l’on examine les causes, cela permet de réfléchir bien entendu aux remèdes et pour éviter l’épuisement, il faut par exemple avoir une hygiène de vie, des temps réels de récupération, prendre soin de soi et s’informer bien en amont des difficultés sur les dispositifs de traitement des difficultés des entreprises.
L’un d’eux m’a dit « vous m’avez autorisé à prendre soin de moi » ! On voit donc jusqu’où va l’oubli de soi !
Tout ne peut pas reposer sur les seuls entrepreneurs, leurs organisations syndicales et professionnelles doivent aussi les inciter  à adopter ces attitudes et les pratiques qui seront salvatrices.

 

Quelles sont les principaux symptômes qui touchent les dirigeants en situation de détresse ? Quelles situations sont-ils alors amenés à devoir gérer ?
Les symptômes les plus apparents sont un état d’épuisement, physique et moral, des pleurs, et parfois un état de sidération impressionnant mais aussi, car la souffrance s’exprime différemment selon les personnes, une froideur distante. Certains portent même les stigmates de l’échec ! Ils somatisent ! Dans ces états limites, il leur est pourtant demandé d’être les acteurs de leur procédure, de découvrir très rapidement des textes complexes et de trouver des remèdes aux difficultés de leur  entreprise. Il n’est pas compliqué de détecter la souffrance, il suffit de la reconnaître, et souvent les entrepreneurs se confient spontanément. APESA est là pour éviter que les idées noires ne rencontrent des idées fausses !

 

Vous dites que « la question-clé « acceptez-vous d’être aidé ? » surprend positivement la psychologie du chef d’entreprise car il croit souvent que la terre entière lui en veut ». Sa position de « dirigeant » l’amène-t-elle à accepter avec plus de difficulté l’aide proposée  ?
La première question posée est très simple, il s’agit de : « Et vous personnellement, comment allez-vous ? ». Après s’être intéressé à l’entreprise en difficulté, il faut également s’intéresser à l’entrepreneur. On ne peut redresser une entreprise avec à sa tête un homme ou une femme psychologiquement détruit. Cet intérêt porté à l’entrepreneur provoque une réaction de surprise très positive. Les dirigeants, souvent « self- made », n’imaginent pas que l’on  puisse – et surtout au tribunal – s’intéresser à eux et leur venir en aide. Et lorsque c’est un Procureur de la République ou un juge qui pose cette question, cela a un impact positif extrêmement important. Ce qui n’empêche pas de prononcer des sanctions si besoin je le précise.
Cette reconnaissance de la souffrance par une autorité facilite l’acceptation de l’aide par le dirigeant. Les dirigeants en souffrance perçoivent d’instinct ce que cette aide peut leur apporter. Quand on se noie, on accepte la bouée, tout simplement !

 

Afin d’illustrer au mieux vos propos, pourriez-vous nous rappeler quelques chiffres marquants ?
Depuis sa création en 2013, APESA a pris en charge 1 165 personnes, formé 1 137 sentinelles et 660 psychologues et fédéré 42 juridictions consulaires sur 134. Depuis le début de l’année 243 personnes ont été prises en charge.
Le nombre de prises en charge est faible au regard du nombre total de procédures, mais faut-il pour autant ne rien faire ?

 

Quelles sont les structures les plus touchées par la détresse du dirigeant ?
En majorité, ce sont les dirigeants de TPE qui sont les plus touchés. Certains, déjà en situation de faiblesse, deviennent dirigeants « par nécessité », car ils ne trouvent pas d’emploi et n’ont pas toujours les compétences nécessaires à la direction d’une entreprise. Le rêve qui les habitait vient parfois se fracasser sur la réalité du monde économique. Le monde des affaires est un monde redoutable. « Le doux commerce » vanté par Montesquieu et Benjamin Constant est assez loin...

 

  

« C’est parce que force reste toujours à la loi mais la souffrance à l’homme, que le dispositif APESA a été créé »

 

 

 

Que répondez-vous à ceux qui estiment que ce n’est pas le rôle de la justice de se préoccuper de la santé mentale des dirigeants ? Le juge est-il le mieux placé pour déclencher une alerte ?
Dans l’antiquité la justice a fait un pas décisif lorsqu’il fut décidé qu’un crime ne relevait pas de la sphère privée mais portait atteinte à l’humanité. Il est temps aujourd’hui d’affirmer qu’un suicide ne relève pas non plus de la sphère privée et que sa prévention relève bien du collectif, y compris de la justice. Dans un article intitulé l’acte de juger, Paul Ricoeur souligne mieux que moi, que la fonction de juger est certes de distribuer ce qui est bien ou pas, mais aussi de rappeler les valeurs qui rassemblent et fédèrent. Le lieu de la justice ne saurait être le lieu du non-lieu de l’être !
La naissance d’APESA au sein de l’institution judiciaire ne doit rien au hasard, car il entre bien entendu dans ses missions de protéger la faiblesse, qu’elle soit ! Rappelons que le contraire de la bienveillance n’est pas la malveillance, mais l’indifférence !
Ce n’est certes qu’exceptionnellement que ces situations se produisent mais elles sont si graves que l’on ne peut détourner les yeux. L’assistance à personne en danger s’impose à tous, même et surtout à la justice que j’ai toujours rencontrée, incarnée par des femmes et des hommes, à qui l’on ne peut demander de se départir de leur humanité !
Y aurait-il à côté du politiquement correct, le judiciairement correct ? Le justiciable n’est pas une abstraction, il est tel qu’il est et non tel que l’on souhaiterait qu’il soit.
C’est au contraire lorsqu’un dispositif comme Apesa n’existe pas, qu’une empathie excessive peut se manifester et faire sortir le juge du strict cadre de sa mission. Grâce à APESA, et au relais permis vers des psychologues, le juge peut au contraire continuer d’exercer sereinement sa mission. Les sentinelles du dispositif Apesa ne jouent pas aux apprentis Diafoirus, elles passent un relais qui n’est pas une atteinte à la neutralité. Tout au contraire, elle la conforte. Pour reprendre encore les mots de Paul Ricœur, APESA n’abolit pas la « juste distance ». Cette démarche facilite en outre la prise de contact entre la justice, qui n’est plus seulement perçue comme menaçante. Bien entendu, une fois l’alerte déclenchée, les informations demeurent confidentielles ; ni le juge, ni l’ensemble des  sentinelles  n’ont accès au suivi de la prise en charge qui relève du secret professionnel des psychologues.

 

Pouvez-vous revenir sur la « fiche alerte ». De quoi s’agit-il ? Qui la remplit ? À qui est-elle adressée ?
La sentinelle témoin du mal-être du dirigeant est la personne qui, constatant une situation de souffrance extrême, déclenche une prise en charge psychologique en remplissant une « fiche alerte » (aujourd’hui également numérique), en accord avec le dirigeant. Cette fiche est un document synthétique qui comporte des éléments d’identité nécessaires pour prendre contact avec la personne en souffrance et des éléments succincts destinés à caractériser la situation rencontrée. Cette fiche alerte est instantanément reçue par une structure située à Nantes, Ressource mutuelle assistance (RMA) au sein de laquelle une équipe de psychologues est organisée en veille sanitaire, afin d’être en mesure de réagir sans délai du lundi au vendredi. La personne en souffrance est alors rappelée en moyenne dans les 2 h du déclenchement de l’alerte et très souvent immédiatement. L’effet de cet appel est déjà extrêmement positif pour la personne en souffrance. Après un entretien d’environ trois quart d’heure - une heure, le psychologue pose alors un diagnostic afin de proposer le meilleur suivi.
RMA contacte ensuite un psychologue du réseau local des psychologues d’APESA, le plus proche du domicile de l’entrepreneur en souffrance, s’assure qu’il est disponible, et lui demande de rappeler ce dernier afin de lui proposer dans les cinq jours, un rendez- vous dans son cabinet. Cinq entretiens sont alors proposés et naturellement pas imposés. L’ensemble du processus a bien sûr été déclaré à la CNIL ! La prise en charge est gratuite pour la personne en souffrance. Les psychologues sont quant à eux rémunérés - 50 euros l’heure d’entretien - ce qui paraît normal, et le coût de l’intervention de RMA est de 140 euros. Ce coût est pris en charge par les associations locales d’APESA que de nombreux partenaires viennent aider à accomplir cette mission.

 

Réalisez-vous des démarches de prévention, auprès des dirigeants leur permettant de se préparer à ces situations de souffrance ?
Tout faire pour éviter le passage à l’acte tragique impose d’intervenir le plus en amont, dans une démarche de prévention et de sensibilisation, et APESA France organise de nombreuses conférences auprès des chefs d’entreprise. L’action d’APESA est également relayée par un nombre croissant d’organisations et nous avons de nombreux partenaires tels Harmonie Mutuelle, Le CIP national, la Banque de France, la Médiation du crédit, des CCI et des chambres des Métiers, et APESA France est membre du Portail du Rebond. Il faut certes changer le regard sur l’échec mais aussi rappeler qu’échouer, c’est parfois souffrir au point de ne plus avoir envie de vivre.


Aujourd’hui, plus d’une trentaine juridictions ont adopté le dispositif de l’APESA. Le TC de Paris est-il désormais partenaire ?

42 tribunaux de commerce sont actuellement partenaires de l’APESA, et une trentaine d’autres s’y intéressent vivement, à l’instar de celui de Paris, avec qui un partenariat est en train de se construire, sous l’impulsion combinée de son président Monsieur Jean Messinessi et du Procureur, monsieur François Molins. La plus grande juridiction commerciale de France embrasse donc d’un même regard les plus grandes entreprises et les plus petites. Je leur en suis très reconnaissant.


Le bien-être au travail est un sujet qui semble être d’actualité. Dans cette tendance, la souffrance du dirigeant paraît pourtant être oubliée. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

La catégorie spécifique de l’entrepreneur s’intègre parmi toutes les autres catégories socio-professionnelles qui incarnent une autorité, un pouvoir, et n’ont donc pas la culture d’avouer leurs faiblesses et leur souffrance. C’est vrai pour les élus, les magistrats, les gendarmes, les policiers, et bien d’autres. Il faut donc apporter une réponse collective à cet obstacle.

Pour ce qui est des entrepreneurs, leur demander de se préoccuper de la santé de leurs salariés sans se préoccuper de la leur, n’est pas le meilleur moyen de les impliquer dans l’amélioration de la situation. Ce dénominateur commun, la santé, devrait pourtant être protégé des visions idéologiques.


Quelle est votre actualité ?

J’ai réalisé dernièrement une présentation d’APESA au TC de Lille à l’invitation du ministère public, au TC de Nice, et irai prochainement au TGI de Strasbourg, à Bourg-en-Bresse, Reims, Besançon et à l’ENM. Nous avons aussi conclu un partenariat avec deux chercheurs en psychologie et une juriste, qui s’intéressent au sujet et souhaitent réaliser des travaux de recherche universitaires. Nous allons publier très prochainement des statistiques détaillées.


Propos recueillis par Constance Périn


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