Encadrement des influenceurs : qualités et défauts des textes en vigueur


jeudi 7 mars 20248 min
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L’influenceur exerçait, avec une liberté relative, une activité à mi-chemin entre celles du VRP et du publiciste. Mais après des abus retentissants, les législateurs lui ont récemment imposé des règles dédiées. Les textes adoptés à l’unanimité auront-ils les effets escomptés ? 

 

Ce vendredi 1 mars 2024, l’Université de Strasbourg organisait une conférence, en présence de professeurs en droit, de représentants de YouTube, de l’ARCOM et de la DGCCRF, notamment. Sous le thème « droit et influenceurs », les invités ont débattu des lois s’appliquant à ce secteur économique moderne.

Mais qu’est-ce qu’un influenceur ? Il s’agit d’une personne active sur les réseaux sociaux, qui présente des produits ou services pour le compte de marques à son audience (« les abonnés »). Grâce à cette pratique commerciale, certains influenceurs peuvent vivre des réseaux sociaux. Entre deux contenus qui leur sont propres, ils sont payés par des marques - parfois très généreusement - pour des placements de produit. Selon la grille tarifaire de 2022, établie par la plateforme de marketing d’influence Kolsquare, un influenceur suivi par plus de 100 000 abonnés peut toucher jusqu’à 5 000 euros pour un post sponsorisé sur Instagram et jusqu’à 18 000 euros sur YouTube. 

L’argent coule à flot et les dérives aussi 

Les marques sont loin d’être perdantes : selon l’enquête 2023 Influencer Marketing Hub, les entreprises qui ont investi dans une stratégie de communication d’influenceurs ont profité d’un rendement de 5,78 dollars pour chaque dollar investi. Un secteur juteux, donc. Mais les influenceurs ont fait beaucoup de faux pas. Par exemple, en faisant la publicité de produits et services dangereux avec les bougies « nettoyantes » à insérer dans l’oreille avant d’y mettre le feu à son extrémité ou encore en promouvant des services illégaux tels que des actes de chirurgie esthétique prodigués par des esthéticiennes (et non des médecins). 

Face à ce type de dérives qui pullulent sur internet, le rappeur Booba décide de les dénoncer. Il nomme, sur son compte X aux 6,3 millions d’abonnés, les influenceurs qu’il considère coupables de profiter de la confiance de leur communauté. Les posts du rappeur prennent de l’ampleur et le hashtag #influvoleurs naît en 2022. Résultat des courses : le ministre de l’Économie, Bruno Lemaire, fait pression sur les influenceurs pour qu’ils se mettent en règle. En parallèle et pour répondre à cette vague d’indignation publique, les parlementaires s’activent à l’écriture d’une loi pour tenter d’encadrer le marché de l’influence. Effectivement, la loi « sur l’influence commerciale » est votée en juin 2023, à la majorité à l’Assemblée nationale et à l’unanimité au Sénat. 

Des termes imprécis ou restrictifs

Emmanuel Netter, professeur de droit privé, spécialisé en droit du numérique et co-organisateur du colloque tenu à Strasbourg, ouvre les discussions en rappelant la définition de l’influence commerciale. Elle est inscrite dans la loi « sur l’influence commerciale » : « Les personnes physiques ou morales qui, à titre onéreux, mobilisent leur notoriété auprès de leur audience pour communiquer au public, par voie électronique, des contenus visant à faire la promotion, directement ou indirectement, de biens, de services ou d'une cause quelconque ». Emmanuel Netter remarque le flou autour du terme « notoriété ». En effet, la loi entend qu’un influenceur se définit en fonction de son nombre d’abonnés, sans préciser ce nombre ni un seuil. Pourtant, une personne active sur les réseaux sociaux, mais avec très peu d’abonnés, peut, elle aussi, être considérée comme un influenceur si elle a une importante force de persuasion auprès de ces quelques followers. 

A l’inverse de cette critique de manque de précision, Emmanuel Netter regrette une « longue liste incroyablement hétéroclite construite sur des renvois tous azimuts », dressée au sein de l’article 4. Pour Emmanuel Netter, les renvois permanents à d’autres textes législatifs rendent difficile la compréhension et la lisibilité de la loi « sur l’influence commerciale » par les influenceurs eux-mêmes. Le professeur de droit regrette également que l’article 4 établisse des « exemples » de produits interdits de promotion, tels que la chirurgie esthétique et les cryptoactifs. Des règles « qui vont très vite se périmer, donc la loi va devoir être retouchée en permanence pour rester à jour »

Un arsenal législatif national déjà bien fourni

Le cœur des débats de ce vendredi 1 mars 2024 ? La raison d’être de cette loi « sur l’influence commerciale ». Selon Emmanuel Netter, un arsenal législatif était déjà apte à agir et à contrôler le secteur. Par exemple, l’article 3 de la loi d’influence rappelle que les dispositions législatives nationales et européennes déjà existantes et encadrant la publicité en ligne s’appliquent aux influenceurs. S'ensuit, à nouveau, une liste d’exemples d’interdictions (telles que la publicité du vapotage ou de boissons sucrées et alcoolisées). Le maître de conférences s’interroge alors : « est-ce le rôle de la loi que de vous rappeler ce qui existait auparavant en choisissant des extraits ? »

Nicolas Ereseo, maître de conférences en droit des affaires, abonde en ce sens. Selon lui, l’article L.121 du Code de la consommation définit précisément les pratiques commerciales déloyales et trompeuses. Un texte législatif qui suffit pour encadrer les pratiques commerciales déloyales et trompeuses des influenceurs puisqu’il prend en compte, entre autres, le délit de « dissimulation de l’intention commerciale ». Une critique longtemps faite aux influenceurs qui partageaient à leur communauté différents produits et services, sans même l’informer qu’ils étaient payés pour cela. De quoi faire passer une publicité par un conseil d’ami désintéressé, ce qui est illégal. Nicolas Ereseo ajoute : « la loi sur l’influence était condamnée soit au silence, soit à la redondance, soit à la contrariété ». Selon lui, elle jongle entre les trois. 

Pour Emmanuel Netter, la loi sur « l’influence commerciale » est décevante et illustre le « déclin du droit commun ». Il ajoute : « Ne faut-il pas des moyens de rendre le droit effectif, plutôt que de sécréter plus de droit ? » Même s’il dit « accepter l’idée que la loi soit un outil de communication », qui aura permis au secteur d’être sensibilisé au droit en matière d’influence commerciale, il précise tout de même : « ce que je conteste, c’est qu’elle ne soit plus que cela »

Le législateur français épinglé par l’Union européenne

Mêmes observations du côté des instances européennes. La Commission européenne a déjà planché sur le sujet des influenceurs et bon nombre de textes encadrant leurs pratiques commerciales existent dans le « DSA » (Digital Service Act), entré en application le 16 novembre 2022. Par exemple, l’article 26 du DSA prévoit qu’un influenceur doit « par tout moyen » prévenir sa communauté qu’il a été rémunéré pour faire la promotion d’un produit ou d’un service. Un texte qui oblige les plateformes en ligne à mettre à disposition « une fonctionnalité leur permettant de déclarer si le contenu qu’ils fournissent constitue une communication commerciale ».

Or, l’article 5 de la loi sur les influenceurs les oblige à apposer les termes exacts de « publicité » ou de « collaboration commerciale » sur toute la durée du placement de produit. L’article, plus sévère que la directive européenne, n’est donc plus conforme au droit européen. En conséquence, le 14 août 2023, Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur a adressé une lettre à la Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des affaires étrangères dans laquelle il écrit : « ces lois françaises risquent de fragmenter le marché unique européen que le DSA vise à harmoniser, en imposant des restrictions injustifiées à la libre prestation de services »

La loi des influenceurs est en cours de révision et sera prochainement modifiée par ordonnances. L’un des rapporteurs de la loi des influenceurs, Arthur Delaporte, a déclaré à l’AFP : « Il s'agit avant tout de supprimer des articles redondants avec le DSA »

La prise en compte du dropshipping saluée

Un point tout de même positif pour Emmanuel Netter : l’article 6 de la loi « sur l’influence commerciale » rend responsable l’influenceur de sa communication, en cas de défaut de livraison, s’il a promu des produits issus du dropshipping. Cette logistique commerciale - légale - permet à une marque de commercialiser des produits fabriqués et envoyés par un fournisseur étranger. Durant le scandale des « influvoleurs », des produits issus de ce modèle ont été pointés du doigt pour leur mauvaise qualité, leur prix surévalué par rapport à leur coût de production (souvent effectuée en Chine) ou pour leur nature contrefaite. De plus, de nombreux abonnés n’ont jamais été livrés. 

Des dispositions qu’Emmanuel Netter juge « pas inintéressantes », car les influenceurs devront avertir leur communauté des longs délais de livraison. Mais une question subsiste, selon le professeur : « Pourquoi règle-t-on cette question dans un texte chez les influenceurs ? Pourquoi on ne s’attaque pas ici au dropshipping de manière générale ? » 

La DGCCRF nuance : « une loi qui nous est utile »

Paul-Emmanuel Piel fait partie des représentants d’administrations conviés aux débats. Il est chef de bureau chargé des médias, des télécoms et des marchés numériques à la DGCCRF (Direction générale de la Concurrence, de la consommation et de la Répression des fraudes). Selon lui, la loi de l’influence commerciale est « utile » parce qu’elle est « une clarification pour beaucoup d’entreprises du secteur et d’influenceurs qui pouvaient croire qu’ils étaient dans un vide juridique. Et là, on leur dit qu’il y a tout le droit de la publicité et des promotions qui s’applique. »

En attendant la clarification avec la Commission européenne, la DGCCRF applique le droit commun préexistant et notamment la directive européenne relative aux pratiques commerciales trompeuses et agressives. Si la DGCCRF observe des manquements de la part des influenceurs, celle-ci a la possibilité de dresser un procès-verbal pénal qu’elle soumettra au procureur. Il se chargera de statuer sur les sanctions, telles que des amendes. 

Paul-Emmanuel Piel précise que grâce à la loi relative aux influenceurs, la DGCCRF peut engager des « suites correctives », en obligeant l’influenceur à se mettre, le plus rapidement possible, en conformité avec la loi. Si la faute est moins grave, le chef de bureau de la DGCCRF assure que son administration régule au cas par cas et opère avec pédagogie « une sorte de rappel à la loi. Parce que tous les influenceurs ne sont pas les mêmes. »

La DGCCRF dresse son bilan

Paul-Emmanuel Piel se félicite du bilan de son administration. En 2023, la DGCCRF a surveillé 200 influenceurs, dont 47%, à date, « étaient en anomalie » avec la loi. Une trentaine d’avertissements, 60 injonctions et une vingtaine de procès-verbaux pénaux ont été dressés par son administration. Pour les faits les plus graves, la DGCCRF a épinglé des placements de produit feignant des services licites alors qu’ils étaient illicites, tels que les fausses formations du Compte de formation professionnelle et la promotion de compléments alimentaires prétendant soigner le cancer du côlon.

Paul-Emmanuel Piel conclut son intervention en insistant sur le fait que la loi sur l’influence commerciale « a été utile dans le débat public. Il y a eu une vraie prise de conscience des acteurs (…) qui essaient de sensibiliser les influenceurs. Il y a un essaie de comprendre et de respecter la réglementation. » 

Les contours d’une régulation du marché de l’influence sont encore en cours de définition, ce qui n’a pas empêché la création de l’UMICC (l’Union des métiers de l’influence et des créateurs de contenu), en janvier 2023. Il s’agit de la première fédération professionnelle regroupant des agences d’influence, de créateurs de contenu et des influenceurs. Leur objectif affiché : informer les influenceurs sur leurs droits et leurs devoirs en adhérant notamment à une « charte des bonnes pratiques » pour rendre, à terme, le secteur plus responsable. 

Inès Guiza

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