Enquête harcèlement : « l’entreprise doit se montrer exemplaire »


mercredi 9 mars 20227 min
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Face à la multiplication des cas supposés de harcèlement au travail, les entreprises sont appelées à se structurer pour être réactives en cas de situation problématique. Lors de la survenue d’une telle situation, et en dépit d’une législation lacunaire, les spécialistes en la matière recommandent une enquête interne transparente et la plus objective possible pour « restaurer la confiance ».

 



Depuis quelques années, le nombre d’alertes concernant des faits de harcèlement explose dans les entreprises. Pourtant, le mécanisme n’est pas nouveau, rappelle David Guillouet, avocat associé au cabinet MGG Voltaire, spécialiste en droit du travail. Le droit d’alerte est issu d’une loi du 31 décembre 1992, qui a créé l’article L. 2313-2 du Code du travail. Ce dispositif s’inscrit dans la mission des délégués du personnel de veiller au respect des droits et libertés des personnes dans l’entreprise et de signaler à l’employeur une situation urgente telle qu’une atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique et mentale ou aux libertés individuelles dans l'entreprise. « Cette prérogative, nous n’en avons jamais vu de traces jusque dans le courant des années 2010 », pointe l’avocat. « Le texte a mis 18 ans à trouver son public, mais le droit d’alerte s’est finalement développé et devient aujourd’hui monnaie courante dans les entreprises ». Comment l’expliquer ? Pour David Guillouet, c’est « un tout », il ne s’agit pas forcément d’une augmentation de comportements problématiques, mais plutôt d’un accroissement de la sensibilité du public et d’une meilleure connaissance des dispositifs juridiques ; « On l’a vu avec le harcèlement moral dans les années 2000. » Si la notion de harcèlement moral a été introduite dans le Code du travail et dans le Code pénal en 2002, « l’effet de mode » vient surtout du fait que la problématique est de plus en plus connue et relayée dans les médias, déliant les langues des salariés qui s’estiment victimes de ces faits. Les comportements liés au harcèlement sexuel au travail sont eux aussi particulièrement visés. « On a des dossiers qui ressurgissent avec la libération de la parole », témoigne David Guillouet. Notamment des dossiers « anciens, assez similaires à celui de Nicolas Hulot, récemment accusé dans la presse ». Toutefois, précise-t-il, ces dossiers s’avèrent « délicats » à traiter, au-delà de la problématique de la prescription, puisqu’en droit du travail, la prescription court à partir du moment où l’employeur a connaissance de la qualification des faits fautifs. « La difficulté que l’on rencontre, lorsque les faits allégués remontent à 15 ans, c’est qu’il n’y a généralement plus de témoins, et l’historique est impossible à retracer. Cela reste la parole de l’un contre la parole de l’autre. L’arbitrage est très complexe. »



L’employeur obligé de diligenter une enquête

Face à la multiplication des alertes, les entreprises ont un rôle primordial à jouer. Au titre de son obligation de sécurité, l’employeur doit, en amont, prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, notamment via des actions de prévention des risques professionnels, sous peine de voir sa responsabilité engagée. En outre, la Cour de cassation estime qu’il est tenu, dès lors que des faits de harcèlement lui sont rapportés, de mettre en œuvre une enquête interne pour vérifier si les agissements dénoncés sont avérés. Cependant, le Code du travail ne prévoit pas les modalités de cette enquête. Pour David Guillouet, la réglementation est « lacunaire », et seule la jurisprudence permet « d’y voir plus clair ». L’avocat estime également que l’ « on fait reposer sur les entreprises un rôle compliqué, car on leur demande de mener un travail de police en n’ayant aucune prérogative de police judiciaire, simplement au travers de leur pouvoir de subordination ».

L’enquête, qui ne lie pas le juge, peut être menée « par n’importe qui » – en pratique, le plus souvent, par les RH. David Guillouet précise qu’elle peut aussi être diligentée par un binôme employeur/représentant du personnel, « mais l’expérience montre que lorsque celui-ci finit par constater en interne à quel point l’enquête est difficile, il confie à un tiers indépendant sa réalisation. C’est souvent le cas dans les entreprises de petite dimension où tout le monde se connaît ». Ce tiers va être par exemple un avocat. Les robes noires ont effectivement investi aujourd’hui le marché des enquêtes internes, témoigne David Guillouet. L’employeur peut également faire appel à des cabinets spécialisés sur la question du harcèlement. À l’instar d’Egidio, créé en 2020, qui réunit une équipe de psychologues enquêteurs formés aux méthodologies d’investigation et en contact régulier avec des juristes. « On rend à nos clients des éléments d’aide à la décision, y compris ce qui ne fait pas plaisir à entendre », rapporte son fondateur, Gilles Riou, ancien expert-psychologue auprès de la cour d’appel d’Aix-en-Provence.

 

 







Contextualiser le harcèlement, l’enjeu principal

« On va d’abord identifier l’alerte pour la qualifier en droit », explique David Guillouet.

L’étape d’après consiste à effectuer une première analyse globale de la situation, afin d’entendre les personnes susceptibles d’apporter leurs témoignages – le ou la plaignant(e), l’auteur(e) supposé(e), les témoins directs, les autres membres de l’équipe, etc. – identifiées en amont, et dans un ordre là aussi « pré-déterminé à l’avance », conseille Gilles Riou. « Elles ne sont toutefois pas obligées de répondre : on ne peut que leur proposer de prêter la main à la manifestation de la vérité ; elles acceptent ou non », précise David Guillouet. Par ailleurs, puisqu’il ne s’agit pas d’une procédure disciplinaire ou pénale, les personnes auditionnées n’ont pas, en théorie, la possibilité de se faire assister. « Toutefois, si cela permet de participer au mécanisme de prise de connaissance par l’employeur de la situation, et si le salarié mis en cause n'accepte de parler qu’en présence d’un avocat, généralement, cela sera admis », ajoute l’avocat.

Durant les auditions, tout l’enjeu va consister à contextualiser la problématique, expose Gilles Riou. En effet, « le harcèlement n’apparaît pas en un claquement de doigts. Il faut essayer de situer, d’identifier les choses par une compréhension dynamique du collectif, pour mieux comprendre comment la situation en est arrivée là », détaille le psychologue. Ainsi, les salariés entendus ne vont pas forcément fournir des explications conscientes sur les faits, mais, souvent, donner des éléments de contexte qui permettent d’apprécier une situation dans son ensemble. Il s’agit finalement de témoins qui s’ignorent. « On a donc un travail d'identification des témoins à demi-mot, et l’on cherche à créer des conditions favorables pour qu’ils s’expriment. » Dans ce cadre, la question de la protection de ces personnes peut également se poser, signale-t-il. La convocation obligatoire de tous les salariés peut constituer à ce titre un facteur de protection. Cela permet également de faire obstacle « aux stratégies d’évitement ou d’emprise ».

Le sujet du harcèlement est d’autre part une « question très polarisante », indique Gilles Riou. « C’est un mot qui revient souvent, mais qui peut facilement se confondre avec une situation de souffrance. Lorsqu’il s’agit de souffrance psychique, il est souvent difficile de savoir où l’on a mal. L’individu a plutôt tendance à identifier qui le fait souffrir plutôt que quoi », affirme-t-il. Le psychologue constate en parallèle qu’aujourd’hui, la capacité de dialogue et de conciliation a « beaucoup diminué ». Cela donne des vécus plus douloureux, « à fleur de peau ». D’ailleurs, parmi le grand nombre d’alertes que David Guillouet traite au sein de son cabinet, celles réellement susceptibles de revêtir la qualification de harcèlement « sont résiduelles par rapport à des problématiques qui relèvent de la mésentente ». L’avocat les estime ainsi autour de 15 %. « Cela ne veut pas dire que les autres cas n’illustrent pas une situation problématique, mais ce sont des questions qui relèvent du management. »

 

 

De la transparence pour « restaurer la confiance »

Au cours de l’enquête, la transparence est évidemment de mise. Gilles Riou recommande à ceux qui la supervisent d’être « très clairs sur leur positionnement » : « Il est essentiel de montrer qu’on a été neutres, que l’on a traité à charge et à décharge, et que chaque personne a eu la possibilité de s’exprimer ou non selon son souhait. » Cela contribue à la restauration (ou à la mise en place) de la confiance à l’intérieur de l’entreprise. De la même façon, le psychologue préconise une investigation « nette et carrée », qui ne doit pas s’éterniser. « Plus c’est court, mieux c’est. Sinon, on multiplie les dégâts collatéraux. » Gilles Riou met aussi l’accent sur l’importance de s’appuyer sur des preuves pour « tout sécuriser ». « Déontologiquement, on doit mesurer les conséquences de nos actions à tout moment : avant, pendant, après, et se montrer parfaitement rigoureux. C’est de la vie des gens dont il est question. » Ces conséquences, insiste-t-il, doivent être anticipées, car l’enquête concerne non seulement le salarié plaignant et le salarié mis en cause, mais aussi toute l’entreprise. Puisque l’enquête est rarement confidentielle, il vaut mieux avoir la main dessus en termes de communication, avertit le psychologue. « Chacun regarde l’issue de l’enquête pour voir la robustesse de la procédure d’enquête interne de l’entreprise. Ce faisant, ces témoins silencieux se font forcément une idée de la façon dont ils seront traités si demain ce sont eux qui sont concernés. Il y a donc des attentes énormes de la part des salariés vis-à-vis des entreprises. » Pour Gilles Riou, la mise en perspective est essentielle, sous peine que la réitération ne soit très coûteuse pour le chef d’entreprise. Le harcèlement étant un problème collectif, souligne le psychologue, la réponse institutionnelle donnée est forcément collective. L’entreprise doit donc se montrer « exemplaire » en se prévalant d’une enquête « bien faite et probante » avec, à la clef, la promesse d’une réhabilitation de la victime, et l’assurance de ne pas voir de nouveaux comportements dommageables se reproduire.

Cependant, nuance David Guillouet, aujourd’hui, rien n’impose de communiquer au salarié mis en cause et aux personnes auditionnées la teneur du rapport de l’enquête : « Généralement, on prescrit de donner les conclusions, la finalité de l'enquête – si oui ou non la situation de harcèlement est caractérisée. En revanche, il ne semble pas utile de livrer sur la place publique l’intégralité du rapport, susceptible d’être un espace d’irritant social, alors que l’idée est au contraire de reconstruire. »

 

Bérengère Margaritelli

 

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