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Face à la
multiplication des cas supposés de harcèlement au travail, les entreprises sont
appelées à se structurer pour être réactives en cas de situation problématique.
Lors de la survenue d’une telle situation, et en dépit d’une législation
lacunaire, les spécialistes en la matière recommandent une enquête interne
transparente et la plus objective possible pour « restaurer la
confiance ».
Depuis quelques années, le nombre d’alertes concernant des
faits de harcèlement explose dans les entreprises. Pourtant, le mécanisme n’est
pas nouveau, rappelle David Guillouet, avocat associé au cabinet MGG Voltaire,
spécialiste en droit du travail. Le droit d’alerte est issu d’une loi du
31 décembre 1992, qui a créé l’article L. 2313-2 du Code du travail. Ce
dispositif s’inscrit dans la mission des délégués du personnel de veiller au
respect des droits et libertés des personnes dans l’entreprise et de signaler à
l’employeur une situation urgente telle qu’une atteinte aux droits des
personnes, à leur santé physique et mentale ou aux libertés individuelles dans
l'entreprise. « Cette prérogative, nous n’en avons jamais vu de traces
jusque dans le courant des années 2010 », pointe l’avocat. « Le
texte a mis 18 ans à trouver son public, mais le droit d’alerte s’est
finalement développé et devient aujourd’hui monnaie courante dans les
entreprises ». Comment l’expliquer ? Pour David Guillouet, c’est
« un tout », il ne s’agit pas forcément d’une augmentation de
comportements problématiques, mais plutôt d’un accroissement de la sensibilité du
public et d’une meilleure connaissance des dispositifs juridiques ;
« On l’a vu avec le harcèlement moral dans les années 2000. »
Si la notion de harcèlement moral a été introduite dans le Code du travail et
dans le Code pénal en 2002, « l’effet de mode » vient surtout du fait
que la problématique est de plus en plus connue et relayée dans les médias,
déliant les langues des salariés qui s’estiment victimes de ces faits. Les
comportements liés au harcèlement sexuel au travail sont eux aussi particulièrement
visés. « On a des dossiers qui ressurgissent avec la libération de la
parole », témoigne David Guillouet. Notamment des dossiers « anciens,
assez similaires à celui de Nicolas Hulot, récemment accusé dans la presse ».
Toutefois, précise-t-il, ces dossiers s’avèrent « délicats » à
traiter, au-delà de la problématique de la prescription, puisqu’en droit du
travail, la prescription court à partir du moment où l’employeur a connaissance
de la qualification des faits fautifs. « La difficulté que l’on rencontre,
lorsque les faits allégués remontent à 15 ans, c’est qu’il n’y a
généralement plus de témoins, et l’historique est impossible à retracer. Cela
reste la parole de l’un contre la parole de l’autre. L’arbitrage est très
complexe. »
L’employeur
obligé de diligenter une enquête
Face à la multiplication des alertes, les entreprises ont
un rôle primordial à jouer. Au titre de son obligation de sécurité, l’employeur
doit, en amont, prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et
protéger la santé physique et mentale des travailleurs, notamment via des
actions de prévention des risques professionnels, sous peine de voir sa
responsabilité engagée. En outre, la Cour de cassation estime qu’il est tenu,
dès lors que des faits de harcèlement lui sont rapportés, de mettre en œuvre
une enquête interne pour vérifier si les agissements dénoncés sont avérés.
Cependant, le Code du travail ne prévoit pas les modalités de cette enquête.
Pour David Guillouet, la réglementation est « lacunaire »,
et seule la jurisprudence permet « d’y voir plus clair ».
L’avocat estime également que l’ « on fait reposer sur les
entreprises un rôle compliqué, car on leur demande de mener un travail de
police en n’ayant aucune prérogative de police judiciaire, simplement au
travers de leur pouvoir de subordination ».
L’enquête, qui ne lie pas le juge, peut être menée « par
n’importe qui » – en pratique, le plus souvent, par les RH. David
Guillouet précise qu’elle peut aussi être diligentée par un binôme
employeur/représentant du personnel, « mais l’expérience montre que
lorsque celui-ci finit par constater en interne à quel point l’enquête est
difficile, il confie à un tiers indépendant sa réalisation. C’est souvent le
cas dans les entreprises de petite dimension où tout le monde se connaît ».
Ce tiers va être par exemple un avocat. Les robes noires ont effectivement
investi aujourd’hui le marché des enquêtes internes, témoigne David Guillouet.
L’employeur peut également faire appel à des cabinets spécialisés sur la
question du harcèlement. À l’instar d’Egidio, créé en 2020, qui réunit une
équipe de psychologues enquêteurs formés aux méthodologies d’investigation et
en contact régulier avec des juristes. « On rend à nos clients des
éléments d’aide à la décision, y compris ce qui ne fait pas plaisir à entendre »,
rapporte son fondateur, Gilles Riou, ancien expert-psychologue auprès de la
cour d’appel d’Aix-en-Provence.
Contextualiser le harcèlement, l’enjeu principal
« On
va d’abord identifier l’alerte pour la qualifier en droit », explique
David Guillouet.
L’étape
d’après consiste à effectuer une première analyse globale de la situation, afin
d’entendre les personnes susceptibles d’apporter leurs témoignages – le ou la
plaignant(e), l’auteur(e) supposé(e), les témoins directs, les autres membres
de l’équipe, etc. – identifiées en amont, et dans un ordre là aussi « pré-déterminé
à l’avance », conseille Gilles Riou. « Elles ne sont toutefois
pas obligées de répondre : on ne peut que leur proposer de prêter la main
à la manifestation de la vérité ; elles acceptent ou non »,
précise David Guillouet. Par ailleurs, puisqu’il ne s’agit pas d’une procédure
disciplinaire ou pénale, les personnes auditionnées n’ont pas, en théorie, la
possibilité de se faire assister. « Toutefois, si cela permet de participer
au mécanisme de prise de connaissance par l’employeur de la situation, et si le
salarié mis en cause n'accepte de parler qu’en présence d’un avocat,
généralement, cela sera admis », ajoute l’avocat.
Durant les auditions, tout l’enjeu va consister à
contextualiser la problématique, expose Gilles Riou. En effet, « le
harcèlement n’apparaît pas en un claquement de doigts. Il faut essayer de
situer, d’identifier les choses par une compréhension dynamique du collectif,
pour mieux comprendre comment la situation en est arrivée là », détaille
le psychologue. Ainsi, les salariés entendus ne vont pas forcément
fournir des explications conscientes sur les faits, mais, souvent, donner des
éléments de contexte qui permettent d’apprécier une situation dans son
ensemble. Il s’agit finalement de témoins qui s’ignorent. « On a donc
un travail d'identification des témoins à demi-mot, et l’on cherche à créer des
conditions favorables pour qu’ils s’expriment. » Dans ce cadre, la
question de la protection de ces personnes peut également se poser,
signale-t-il. La convocation obligatoire de tous les salariés peut constituer à
ce titre un facteur de protection. Cela permet également de faire obstacle « aux
stratégies d’évitement ou d’emprise ».
Le sujet du harcèlement est d’autre part une « question
très polarisante », indique Gilles Riou. « C’est un mot qui
revient souvent, mais qui peut facilement se confondre avec une situation de
souffrance. Lorsqu’il s’agit de souffrance psychique, il est souvent difficile
de savoir où l’on a mal. L’individu a plutôt tendance à identifier qui le fait
souffrir plutôt que quoi », affirme-t-il. Le psychologue constate en
parallèle qu’aujourd’hui, la capacité de dialogue et de conciliation a « beaucoup
diminué ». Cela donne des vécus plus douloureux, « à fleur de
peau ». D’ailleurs, parmi le grand nombre d’alertes que David
Guillouet traite au sein de son cabinet, celles réellement susceptibles de
revêtir la qualification de harcèlement « sont résiduelles par
rapport à des problématiques qui relèvent de la mésentente ». L’avocat
les estime ainsi autour de 15 %. « Cela ne veut pas dire que les
autres cas n’illustrent pas une situation problématique, mais ce sont des
questions qui relèvent du management. »
De la
transparence pour « restaurer la confiance »
Au cours de l’enquête, la
transparence est évidemment de mise. Gilles Riou recommande à ceux qui la
supervisent d’être « très clairs sur leur positionnement » :
« Il est essentiel de montrer qu’on a été neutres, que l’on a traité à
charge et à décharge, et que chaque personne a eu la possibilité de s’exprimer
ou non selon son souhait. » Cela contribue à la restauration (ou à la
mise en place) de la confiance à l’intérieur de l’entreprise. De la même façon,
le psychologue préconise une investigation « nette et carrée »,
qui ne doit pas s’éterniser. « Plus c’est court, mieux c’est. Sinon, on
multiplie les dégâts collatéraux. » Gilles Riou met aussi l’accent sur
l’importance de s’appuyer sur des preuves pour « tout sécuriser ».
« Déontologiquement, on doit mesurer les conséquences de nos actions à
tout moment : avant, pendant, après, et se montrer parfaitement rigoureux.
C’est de la vie des gens dont il est question. » Ces conséquences,
insiste-t-il, doivent être anticipées, car l’enquête concerne non seulement le
salarié plaignant et le salarié mis en cause, mais aussi toute l’entreprise.
Puisque l’enquête est rarement confidentielle, il vaut mieux avoir la main
dessus en termes de communication, avertit le psychologue. « Chacun
regarde l’issue de l’enquête pour voir la robustesse de la procédure d’enquête
interne de l’entreprise. Ce faisant, ces témoins silencieux se font forcément
une idée de la façon dont ils seront traités si demain ce sont eux qui sont
concernés. Il y a donc des attentes énormes de la part des salariés vis-à-vis
des entreprises. » Pour Gilles Riou, la mise en perspective est
essentielle, sous peine que la réitération ne soit très coûteuse pour le chef
d’entreprise. Le harcèlement étant un problème collectif, souligne le
psychologue, la réponse institutionnelle donnée est forcément collective.
L’entreprise doit donc se montrer « exemplaire » en se
prévalant d’une enquête « bien faite et probante » avec, à la
clef, la promesse d’une réhabilitation de la victime, et l’assurance de ne pas
voir de nouveaux comportements dommageables se reproduire.
Cependant, nuance David Guillouet, aujourd’hui, rien
n’impose de communiquer au salarié mis en cause et aux personnes auditionnées
la teneur du rapport de l’enquête : « Généralement, on prescrit de
donner les conclusions, la finalité de l'enquête – si oui ou non la situation
de harcèlement est caractérisée. En revanche, il ne semble pas utile de livrer
sur la place publique l’intégralité du rapport, susceptible d’être un espace
d’irritant social, alors que l’idée est au contraire de reconstruire. »
Bérengère Margaritelli
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