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À quelques mois de céder la place, Yves Mahiu, président de la Conférence des bâtonniers, porte-parole des cent soixante ordres des avocats de France, nous parle de son action, à la tête de l’institution. Défenseur du droit et de la profession, il nous donne sa position sur quelques sujets de réflexion.
Monsieur le Président, quels sont les points d’actualité qui attirent votre attention ?
Le premier sujet d’actualité qui nous inquiète fortement, c’est la baisse
de la dotation budgétaire allouée au ministère de la Justice. L’année dernière,
la Conférence des bâtonniers s’est largement investie pour alerter les pouvoirs
publics et l’opinion sur l’état catastrophique de la justice dans notre pays.
Les locaux ne conviennent plus, les effectifs manquent, les délais des
décisions rendues sont trop longs. Cette campagne de mobilisation a porté ses
fruits. Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux de l’époque, avait lui-même
constaté l’étendu des besoins, estimant la justice en « état de mort
clinique » ou encore de « clochardisation ». Le
ministre avait obtenu une augmentation budgétaire significative.
Et, alors que nous espérions un plan de sauvetage, sur lequel tous les
candidats à l’élection présidentielle s’accordaient, Monsieur Macron le rogne
quasiment pour moitié. De sorte que manifestement, quels que soient les besoins
de l’État, on n’a pas pris conscience de la gravité de la situation quant au
fonctionnement des juridictions de France.
C’est un vrai sujet de préoccupation. Je reçois très souvent des alertes des bâtonniers de province disant : « dans mon tribunal, on ne juge plus tel type d’affaire », ou bien « on ne peut plus avoir une audience de conciliation de divorce sous moins de 8?mois, voire un an », ou encore « on ne juge plus avant deux ans les affaires du tribunal de Sécurité sociale », etc. Cette décision néfaste du gouvernement nous fait repartir vers des situations de crise.
Depuis plusieurs mois, on entend parler dans les couloirs de la réforme de la carte judiciaire. Monsieur Urvoas, avant son départ, avançait qu’il n’avait pas de réforme de la carte judiciaire dans ses dossiers. Et pourtant, on parle de l’alignement du nombre de cours d’appel sur celui des préfectures de régions administratives. Par ailleurs, le candidat Macron a évoqué la mise en place de tribunaux de première instance départementaux. Qu’en sera-t-il exactement ? En tout état de cause, la Conférence des bâtonniers n’a nullement l’intention de revivre les affres de la réforme « Dati » qui avait abouti à une suppression sans précédent d’un très grand nombre de juridictions et, en conséquence, entraîné des catastrophes financières pour certains cabinets d’avocats.
Nous considérons que l’intérêt supérieur du justiciable et de l’État réclame le maintien d’un maillage judiciaire serré. à l’examen du résultat des élections présidentielles, on se rend compte que les votes populistes se développent dans des zones du territoire où il n’y a pas de problème d’insécurité, d’immigration ou de chômage.
Il s’agit de secteurs périurbains, de campagnes. Puisque l’explication n’est pas dans l’immigration, l’insécurité ou le chômage, il faut la trouver dans le sentiment d’abandon du citoyen par l’État. Cela fait des décennies que l’on détricote le réseau administratif, la présence de l’État dans le monde rural, dans les provinces. On supprime les gendarmeries, les perceptions, les bureaux de poste… et on va continuer maintenant avec les tribunaux d’instance, les tribunaux de commerce, les prud’hommes, tout ceci pour être regroupé au chef-lieu du département. Nous considérons que sur un plan sociétal, c’est une grave erreur. On ne peut pas encourager cette sorte de désertification perpétuelle, source de frustrations et de sentiments d’abandon. D’où proviennent certains votes populistes qui s’expriment fortement.
La Conférence des bâtonniers a initié une campagne de communication pour sensibiliser au nécessaire maintien des juridictions suivant un vrai maillage territorial. Non seulement il ne faut pas créer de tribunaux départementaux, mais encore revoir la couverture des tribunaux d’instance et leur octroyer des compétences élargies. Pour les contentieux des citoyens les plus courants, la proximité pour accéder au juge importe. Pour les contentieux spécialisés, on peut concevoir une centralisation au niveau d’un chef-lieu de département. Les choses ne doivent pas évoluer dans le sens d’une perte, mais dans celui d’une nouvelle répartition des contentieux et des facultés données au citoyen d’accéder à son juge.
Si on organise l’accès au juge par voie numérique, on se trompe. Le numérique est un moyen nécessaire, pas une fin. Telle qu’elle se dessine, la justice du 21e siècle semble devenir digitale. On parle de justice prédictive, d’accès au juge par voie numérique, d’audience par vidéoconférence… La Commission européenne, travaille actuellement sur un projet de Code de procédures civiles européen suivant lesquelles, l’audience se ferait par visioconférence ; l’audience physique devenant l’exception.
Le lien avec la justice est en train de se déshumaniser. Or la justice n’est pas une administration comme les autres. Le désir de justice du citoyen est ancré dans la nature de l’Homme. L’Homme a besoin de justice, quand il ne l’a pas, il la cherche. Il ne la trouvera pas derrière un ordinateur. Bien sûr, les modes alternatifs de règlement des conflits doivent trouver leur place. Cependant, cela ne doit pas se faire au détriment du citoyen qui doit conserver sa liberté d’accéder au juge. Le temps de l’audience est particulier. C’est une rencontre entre le justiciable qui réclame justice et son juge. Le citoyen en appelle à son juge, pas à un traitement informatisé de ses difficultés. La démarche est quasi anthropologique. Considérer qu’on peut régler les problèmes de justice comme ceux de la Sécurité sociale, est véritablement très dangereux.
La Conférence a fait réaliser un sondage par Opinion way qui démontre que les personnes qui habitent à plus de 20 km d’une ville disposant d’un tribunal sont frustrées et renoncent à aller en justice (10 % des individus considèrent qu’au-delà de 25 km du tribunal, ils n’engageront pas une procédure). À la suite de la réforme Dati, les avocats voient bien que le contentieux qui était traité par la juridiction supprimée ne s’est pas intégralement reporté dans la juridiction qui a hérité de sa compétence.
Le secret professionnel est maltraité. Quelle est votre réaction ?
Actuellement en discussion au Sénat, la loi qui consacre l’état d’urgence dans le droit commun inquiète tout le monde. Mais, elle sera adoptée sans aucun doute. Le secret professionnel a été chahuté de tout temps. Ce n’est pas une donnée inscrite dans les gênes de l’avocat. C’est le fruit d’un long combat, d’une patiente construction au cours de l’histoire qui a connu des hauts et des bas. Aujourd’hui, nous nous situons dans une période extrêmement basse. Le secret professionnel de l’avocat est terriblement attaqué. à partir du moment où un client ne peut pas faire part d’une confidence dans le secret à son avocat, il ne peut plus y avoir de défense. La bonne réponse contre ce péril serait de faire inscrire dans la Constitution, le droit pour chaque citoyen, d’avoir un avocat auquel on reconnaisse le secret professionnel. Plusieurs grands pays de l’Union européenne ont introduit dans leur Constitution le droit à l’avocat et le droit à une défense qui préserve le secret professionnel. Un jour, notre État aura-t-il le courage, enfin, de consacrer le secret professionnel de l’avocat dans un texte qui sera intouchable ? C’est une question de survie de la démocratie. Les pouvoirs autoritaires souhaitent toujours savoir ce qui se passe dans les cabinets d’avocats. La situation est grave, les écoutes de cabinets d’avocats qui se multiplient ne peuvent pas être tolérées.
Les magistrats ne sont pas encore confrontés à la violation du secret des délibérés. Cependant, ils ne sont pas indemnes de la volonté de transparence, qui est celle de notre société et qui sous-tend l’affaiblissement du secret professionnel. Ainsi, les magistrats doivent maintenant faire une déclaration de patrimoine qui ne sera pas publique. On se demande d’ailleurs quel en sera l’usage. Si la déclaration n’est pas publique, comment estimer la présence d’un conflit d’intérêt ? Si tel juge consulaire n’est pas actionnaire d’une société impliquée dans un procès qu’il va juger ? Maintenant qu’on a arrêté le principe de la déclaration de patrimoine du magistrat, la publicité sera sûrement ordonnée à moyen terme. C’est une politique de petits pas et le secret professionnel est grignoté peu à peu. L’arrêt de la Cour de cassation qui valide les écoutes Bismuth en est la meilleure illustration.
Le Sénat a rendu le rapport n° 598?le 28?juin dernier sur les migrants mineurs non accompagnés. Il constate leurs difficultés d’accès aux soins mais aussi à l’assistance d’un avocat. Comment aider les migrants ?
Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai initié, en faveur des migrants de la jungle de Calais, une action pour permettre un accès au droit à ses étrangers. Rappelons que tous les étrangers, même en situation irrégulière, doivent pouvoir accéder au droit et donc aux services d’un avocat. La Conférence des bâtonniers a entrepris une action forte, mise en place avec le concours des CDAD du Nord et du Pas-de-Calais, des barreaux, notamment celui de Lille, et d’organisations humanitaires. Nous avons levé des fonds, des moyens matériels et humains. L’action de la Conférence était conçue comme un « one shot ». Il s’agissait de faire prendre conscience que la situation ne pouvait pas perdurer et que les migrants devaient pouvoir faire valoir leurs droits. L’initiative actuelle du Sénat nous remplit de satisfaction et nous l’approuvons. Le but de la Conférence était justement d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur la nécessité de mettre en place quelque chose de pérenne.
Aujourd’hui, il semble impératif que les avocats soient présents sur le Web. Comment voyez-vous les choses ?
Le Conseil national des barreaux (CNB) propose une plateforme des avocats qui est en voie d’expansion. Elle subit la concurrence du marché en particulier des legaltech qui délivrent des conseils. On ne lutte pas contre le sens de l’histoire. Aux avocats de marquer leur place en termes de concurrence et de démontrer au public qu’ils fournissent, à la disposition des justiciables, des services numériques internet conçus par des personnes compétentes et qui respectent une déontologie contrôlée. Ce qui n’est pas le cas des autres, et donc le public fera la différence par la qualité. C’est la seule façon de faire face à l’ubérisation du droit.
Le travail d’un bon avocat, ce n’est pas de trouver la réponse, c’est de poser la bonne question. Un utilisateur de plateforme numérique ne sait pas forcément poser la bonne question. De sorte que les réponses qui lui seront données ne seront pas forcément des réponses adaptées à son cas. Il y a un engouement parce que c’est moderne, parce que c’est nouveau, parce que c’est dans le vent. Mais il arrivera peut-être un moment où le justiciable se rendra compte que la plateforme numérique est un faux ami et qu’il vaut mieux reprendre le chemin du cabinet d’avocat.
Quels sont les éléments, depuis le début de votre mandat, dont vous êtes spécialement satisfait ?
La Conférence des bâtonniers est vraiment inscrite dans la modernité de la profession. Nous allons investir la justice prédictive. Nous travaillons actuellement à la mise en place de nouveaux services au profit des Ordres. Parmi nos projets, on peut citer : la création de fichiers de refus d’inscription, la mise en ligne des décisions disciplinaires, etc. C’est une satisfaction de constater que nous avons des moyens, et que nous les employons à des développements actuels.
Deuxième satisfaction, c’est la grande confiance que les bâtonniers ont envers la Conférence des bâtonniers. Le CNB est notre institution représentative nationale. Nous souhaitons que les confrères reconnaissent son utilité.La Conférence des bâtonniers s’investit pour que les prochaines élections au CNB soient un succès avec un fort taux de participation. Les avocats doivent s’exprimer dans ce scrutin qui va désigner leurs représentants pour les trois prochaines années. à côté du CNB, les Ordres ont toute leur place. Des Ordres forts, reconnus compétents améliorent l’efficacité du CNB.
Les deux institutions sont parfaitement complémentaires et ne doivent pas être en concurrence. Sur les sujets qui ont fait débat, comme la réforme de l’aide juridictionnelle, la profession a parlé d’une seule voix. à propos des lois sur l’état d’urgence, la sécurité, la criminalité, la profession parle d’une seule voix. Des discussions existent à l’intérieur de la profession, c’est naturel. Nous comptons plusieurs syndicats qui n’ont pas obligatoirement la même vision que les Ordres. Des opinions divergentes se font entendre en interne. Mais quand il s’agit de s’adresser aux pouvoirs publics, nous parlons d’une seule voix.
Comptez-vous postuler à un autre mandat à l’échéance de celui-ci ?
À l’issu de mon mandat, tel Cincinnatus, je retournerai en Normandie, je reprendrai le soc de ma charrue. Et, je resterai indéfectiblement attaché à cette maison que j’aime beaucoup, la Conférence des bâtonniers.
Propos recueillis par C2M
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