La diminution de l’oralité des débats fait craindre l'enracinement d’une justice gestionnaire


jeudi 18 juillet 202417 min
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Volonté des magistrats d’écourter les plaidoiries, mise en place des audiences en visio, généralisation des cours criminelles départementales… Atrophiée par des contraintes de temps croissantes, l’oralité est en déclin constant dans les prétoires. Une situation dénoncée par nombre de professionnels du droit, qui redoutent le développement d’une justice managériale. 

« Il m'est arrivé d'être confronté, sinon à une hostilité des juges, du moins à une réticence à l'égard de la plaidoirie que j'avais préparée, dénonce Christian Charrière-Bournazel, avocat et ancien président du Conseil national des barreaux. De plus en plus fréquemment, les juges demandent que l'avocat s'exprime en cinq minutes sans répéter ce qui se trouve dans les conclusions. » Le professionnel du droit note même que, dans de nombreux cas, l’avocat est « fortement prié » de procéder au dépôt de son dossier plutôt qu’à une plaidoirie, assimilée à un « bavardage » qui cause une perte de temps. Le motif : les conclusions et les pièces ont déjà été échangées. 

« Or, qui m’assure que les pages produites, souvent trop nombreuses, ont été entièrement lues et analysées par les juges ?, interroge Christian Charrière-Bournazel. Ou que, moi-même, avocat et rédacteur, aie pu, dans les écrits, faire figurer toute une dimension humaine qui ne peut être exprimée que par les mots et qui ne doit pas être ignorée des juges ? » L’ancien bâtonnier du barreau de Paris est loin d’être le seul à constater cette volonté d’écourter les plaidoiries. C’est un fait : « l’oralité est en constant déclin », comme le montre un rapport publié en 2022 par le Conseil consultatif conjoint de déontologie de la relation magistrats-avocats.

« La parole de l’avocat est indispensable »

« Soumis à différentes contraintes professionnelles, il arrive que des magistrats soient même ouvertement hostiles [à l’oralité], ou la contraignent drastiquement dans la crainte que des avocats abusent de leur temps de parole », développe le texte. Une tendance accentuée par la crise sanitaire, « qui a instauré une certaine banalisation de l’absence de plaidoirie ». En cause, le recours aux visio-audiences, à l’origine temporaire, puis finalement pérennisé au sein des tribunaux de commerce une fois l’épidémie de Covid-19 passée. « Il est relevé que dans certaines cours d’appel, des chambres civiles demandent que les dossiers ne soient plus plaidés », souligne également le rapport, dont les rédacteurs s’accordent pour dire que « cette situation n’est pas normale ».

« La parole de l’avocat est indispensable »

- Christian Charrière-Bournazel, ancien président du Conseil national des barreaux

Pour appuyer la gravité de ce constat, Christian Charrière-Bournazel cite le juriste Henri Motulsky (1905-1971), qui avait refondé le code de procédure civile : « Il soulignait la nécessité de l’oralité et disait que “sa suppression constituerait une grave atteinte, non seulement à la tradition, mais encore aux principes fondamentaux de la procédure française.” La parole de l’avocat est indispensable, à la condition qu’elle soit précise, claire, agréable à entendre et imprégnée d’éthique. La formation des avocats doit y concourir de manière essentielle. » 

La justice engorgée

Derrière la réduction de l’oralité en audience se trouvent bien sûr des contraintes de temps croissantes, causées par l’engorgement de la justice. Un phénomène régulièrement dénoncé par l’Union syndicale des magistrats (USM). Fin 2021, la vice-présidente de l’organisation indiquait sur Actu Juridique que 37,5% des audiences se terminaient en moyenne après 21 heures dans les juridictions de Paris, Bobigny, Créteil, Pontoise, Nanterre, Evry, Versailles, Lille, ou encore Bordeaux, avec des pointes allant de 65 à 78%. Le principal coupable : l’augmentation constante du nombre d’audiences de comparution immédiate.

Une nouvelle hausse intervient depuis le lancement du plan Zéro délinquance, fin 2022, comme le rappelait l’USM sur son site. Les chiffres sont parlants : en Seine-et-Marne, par exemple, la cour criminelle départementale et la cour d’assises ont rendu 99 décisions en 2023, contre 73 l’année précédente, soit une augmentation de 35,6 %.

À l’été 2023, un collectif d’avocats et de magistrats du tribunal judiciaire de Paris a même dénoncé la normalisation des audiences qui se terminaient au lever du jour. En conséquence, la formation spécialisée en matière de santé, sécurité et conditions de travail (F3SCT) a voté la saisine de l’inspection du travail : une première dans l’histoire de l’institution judiciaire.

Ouverture de nouvelles salles d’audience, recrutement de davantage de personnel, mise à disposition de moyens supplémentaires… Autant de mesures envisagées – et parfois prises – pour répondre à la problématique des audiences nocturnes. La diminution de l’oralité, elle, ne devrait pas en faire partie.

« On peut admettre qu’elle soit réduite dans le civil dès lors que les arguments en défense comme en demande ont été échangés par des écritures qui se sont répondues au fil du déroulement de la procédure, concède Christian Charrière-Bournazel, en précisant qu’il reste important que le juge cherche à échanger oralement avec l'avocat ou le justiciable. En revanche, au pénal, il est essentiel que le prévenu ou la partie civile puissent être entendus et que l'avocat plaide autant qu'il lui paraît nécessaire. »

« Le jury garantit la qualité du débat contradictoire »

Comme nombre de professionnels du droit, l’ancien président du Conseil national des barreaux défend le respect et la protection « totale » de la parole devant une juridiction pénale ou une cour d’assises. Un principe mis à mal l’an dernier par la généralisation des cours criminelles départementales (CCD) et la suppression en leur sein des six jurés populaires présents en cours d’assises, que les CCD viennent partiellement remplacer.

« J’y suis extrêmement défavorable, dénonce Benjamin Fiorini, président de l’association Sauvons les assises. Ça s'inscrit dans la logique d'une justice managériale où l’on essaie de créer des parcours procéduraux qui permettent de faire des économies et de gagner du temps sans trop se préoccuper des réalités humaines derrière les chiffres. » 

Pour le maître de conférences en droit privé, même si la cour d’assises ne fait pas l’unanimité, elle « recueille quand même les lauriers » de toutes les professions judiciaires. En atteste la prise de parole de l’ancien président de la cour d’assises de Paris, Dominique Coujard, lors du colloque « Justice, communication et liberté d’expression », qui s’est tenu le 17 juin dernier à la Cour de cassation : « Les cours d’assises offrent je dirais plutôt offraient quelque chose de précieux : un lieu privilégié d’expression, l’audience caractérisée par l’oralité des débats. Cette oralité a pour raison d'être le jury populaire, auquel on ne peut imposer la lecture des dossiers. » 

Vers la fin d’une justice où « on prend le temps » ?

L’oralité des débats serait donc en voie de disparition avec le jury, qui serait sa condition. « Cette disparition programmée dégradera l'audience à coup sûr, ajoutait le magistrat honoraire. D’expérience, je peux vous dire que le jury garantit la qualité du débat contradictoire, qui est la clé de la compréhension d’un verdict. »

Pour les professionnels de justice, la présence du jury citoyen oblige à prendre le temps de la pédagogie pour faire comprendre les enjeux juridiques et les faits d’une affaire. « La cour d’assises est une juridiction où, globalement, on prend le temps de bien juger, défend encore Benjamin Fiorini. Ce n'est pas nécessairement le cas devant les tribunaux correctionnels ou à travers les formes de justice accélérée comme les CRPC [comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité, ndlr] et la comparution immédiate. » 

Le professionnel du droit dénonce le sacrifice d’un « édifice révolutionnaire ». « C’est une des rares institutions qu’il nous reste de la révolution, l’une des plus démocratiques que l'on ait dans notre pays », martèle-t-il. « C'est le peuple lui-même qui rend la justice », surenchérit Christian Charrière-Bournazel. Cette manifestation directe de la démocratie présente également le mérite de donner une voix à des personnes qui ne sont pas conditionnées par une expérience, une formation, des jurisprudences antérieures ou encore des partis pris.

« Comment peut-on faire croire que l'on juge aussi bien ? »

Le fait est que le gain de temps recherché par la mise en place des CCD est bien au rendez-vous : les audiences sont de plus en plus rapides. « Initialement, la différence n’était pas extraordinaire : on gagnait une demi-journée à peu près sur chaque dossier, explique Benjamin Fiorini. Aujourd’hui, parce que les magistrats prennent le rythme, s’adaptent à cette nouvelle juridiction, on a des affaires qu’ils jugent de manière beaucoup plus expéditive. » S’il fallait compter auparavant 2 à 3 jours en moyenne pour un procès pour viol – voire 4 à 5 dans les cas d’inceste et de faits nombreux – il arrive désormais qu’il dure une journée, d’après le professeur de droit.

« Comment peut-on faire croire que l'on juge aussi bien en une journée qu’en trois ? »

- Benjamin Fiorini, président de l'association Sauvons les assises

« C’est problématique : comment peut-on faire croire que l'on juge aussi bien, avec autant d’écoute et de prise en compte des différents enjeux en une journée qu’en trois ?, interroge le président de l’association Sauvons les assises. Pour moi, ce n’est pas possible. » D’autant qu’en réduisant l’oralité des débats, le temps de parole octroyé à chacun diminue mécaniquement. 

Résultat : la défense et les victimes ont moins de temps pour s'exprimer. « Par ailleurs, beaucoup de victimes et d’accusés sont tétanisés le premier jour : on s’aperçoit souvent que c’est le deuxième, voire le troisième, qu’ils sont plus loquaces et davantage aptes à s’expliquer », poursuit Benjamin Fiorini. Une parole qui ne peut plus émerger si le procès ne dure qu’une journée ou un jour et demi. « J’ai des échos de profonde frustration de la part de victimes », regrette le maître de conférences. 

La crainte de la généralisation des CCD et des CRPC

Si le professionnel du droit a entrepris une bataille juridique en juillet 2022 avec le Conseil national des barreaux, le Syndicat de la magistrature, ou encore l’Association des avocats pénalistes pour sauver les assises, il s’agit désormais de lutter pour le rétablissement du jury populaire. « Le combat est toujours d’actualité, assure Benjamin Fiorini. Parce que si l’on continue sur le même logiciel, il faut se demander comment on jugera autant d'affaires avec des moyens à peu près constants, peut-être légèrement augmentés, mais pas suffisamment pour faire face au flux d’affaires criminelles. »

Le risque de voir la suppression du jury populaire se généraliser est bien présent. En mars dernier, le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti envisageait de l’étendre aux affaires de meurtre commis sur fond de trafic de drogue. L’expansion des comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité pourrait également causer une nouvelle diminution de l’oralité.

Si cette procédure est aujourd’hui destinée aux auteurs qui reconnaissent les faits reprochés dans le cadre de délits – hors agressions sexuelles et homicides involontaires – le comité Léger, chargé de réfléchir à une réforme du Code pénal, proposait déjà de l’étendre aux assises en 2009. Et l’idée semble trouver un écho favorable chez des magistrats de premier plan, comme le président du tribunal judiciaire de Paris, Stéphane Noël.

« Ce serait faire en sorte qu'il n'y ait pas de procès du tout, à partir du moment où la personne plaide coupable et qu'elle s’entend avec le procureur sur la peine qui sera purgée, explique Benjamin Fiorini. Finalement, ça permettrait qu'il n'y ait pas d’audience dans la plupart des affaires. » Il s’agit du modèle américain : aux États-Unis, près de 98% des affaires fédérales et 95% des affaires étatiques se soldent par un plaider-coupable, selon un rapport de l’American bar association, paru en janvier dernier. 

Vers une justice algorithmique ?

Une dernière menace plane sur l’oralité des débats : le possible avènement d’une justice algorithmique. « Avec le développement de l’intelligence artificielle, peut-être que ce serait l’horizon final de cette évolution managériale », envisage le président de Sauvons les assises. C’est ce que redoute Christian Charrière-Bournazel. « On peut craindre qu'un traitement automatisé de toutes les données accumulées dans les ordinateurs se substitue aux recherches effectuées par l'intelligence humaine à travers les jurisprudences et les articles de doctrine, avance l’avocat. La décision de justice serait suggérée par la machine et non plus par l'esprit humain. »

Aux États-Unis, il existe déjà des formules pour calculer la probabilité de récidive pour les prévenus, comme le rapporte un article du Monde diplomatique de décembre dernier. Développée par le professeur Richard Berk, cette méthode est testée dans le service de probation du district judiciaire de Philadelphie depuis plusieurs années. « C’est toujours le juge qui décide in fine, mais des indications lui sont données par l’algorithme », détaille Benjamin Fiorini. 

De fait, si l’algorithme recommande au juge de ne pas libérer une personne, il sera difficile pour le magistrat de prendre la décision contraire : s’il la libère et qu’elle commet ensuite une infraction, c’est lui qui sera moralement responsable. Médias, opinion publique… Les conséquences prendraient des proportions considérables. « On n’est plus tellement dans le registre du fictionnel sur ces questions, conclut le président de Sauvons les assises. Par contre, on n’en est pas encore à la phase opératoire… En tout cas en France. »

Floriane Valdayron

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