La diminution de l’oralité des débats fait craindre l'enracinement d’une justice gestionnaire


jeudi 18 juillet 20246 min
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Volonté des magistrats d’écourter les plaidoiries, mise en place des audiences en visio, généralisation des cours criminelles départementales… Atrophiée par des contraintes de temps croissantes, l’oralité est en déclin constant dans les prétoires. Une situation dénoncée par nombre de professionnels du droit, qui redoutent le développement d’une justice managériale. 

« Il m'est arrivé d'être confronté, sinon à une hostilité des juges, du moins à une réticence à l'égard de la plaidoirie que j'avais préparée, dénonce Christian Charrière-Bournazel, avocat et ancien président du Conseil national des barreaux. De plus en plus fréquemment, les juges demandent que l'avocat s'exprime en cinq minutes sans répéter ce qui se trouve dans les conclusions. » Le professionnel du droit note même que, dans de nombreux cas, l’avocat est « fortement prié » de procéder au dépôt de son dossier plutôt qu’à une plaidoirie, assimilée à un « bavardage » qui cause une perte de temps. Le motif : les conclusions et les pièces ont déjà été échangées. 

« Or, qui m’assure que les pages produites, souvent trop nombreuses, ont été entièrement lues et analysées par les juges ?, interroge Christian Charrière-Bournazel. Ou que, moi-même, avocat et rédacteur, aie pu, dans les écrits, faire figurer toute une dimension humaine qui ne peut être exprimée que par les mots et qui ne doit pas être ignorée des juges ? » L’ancien bâtonnier du barreau de Paris est loin d’être le seul à constater cette volonté d’écourter les plaidoiries. C’est un fait : « l’oralité est en constant déclin », comme le montre un rapport publié en 2022 par le Conseil consultatif conjoint de déontologie de la relation magistrats-avocats.

« La parole de l’avocat est indispensable »

« Soumis à différentes contraintes professionnelles, il arrive que des magistrats soient même ouvertement hostiles [à l’oralité], ou la contraignent drastiquement dans la crainte que des avocats abusent de leur temps de parole », développe le texte. Une tendance accentuée par la crise sanitaire, « qui a instauré une certaine banalisation de l’absence de plaidoirie ». En cause, le recours aux visio-audiences, à l’origine temporaire, puis finalement pérennisé au sein des tribunaux de commerce une fois l’épidémie de Covid-19 passée. « Il est relevé que dans certaines cours d’appel, des chambres civiles demandent que les dossiers ne soient plus plaidés », souligne également le rapport, dont les rédacteurs s’accordent pour dire que « cette situation n’est pas normale ».

« La parole de l’avocat est indispensable »

- Christian Charrière-Bournazel, ancien président du Conseil national des barreaux

Pour appuyer la gravité de ce constat, Christian Charrière-Bournazel cite le juriste Henri Motulsky (1905-1971), qui avait refondé le code de procédure civile : « Il soulignait la nécessité de l’oralité et disait que “sa suppression constituerait une grave atteinte, non seulement à la tradition, mais encore aux principes fondamentaux de la procédure française.” La parole de l’avocat est indispensable, à la condition qu’elle soit précise, claire, agréable à entendre et imprégnée d’éthique. La formation des avocats doit y concourir de manière essentielle. » 

La justice engorgée

Derrière la réduction de l’oralité en audience se trouvent bien sûr des contraintes de temps croissantes, causées par l’engorgement de la justice. Un phénomène régulièrement dénoncé par l’Union syndicale des magistrats (USM). Fin 2021, la vice-présidente de l’organisation indiquait sur Actu Juridique que 37,5% des audiences se terminaient en moyenne après 21 heures dans les juridictions de Paris, Bobigny, Créteil, Pontoise, Nanterre, Evry, Versailles, Lille, ou encore Bordeaux, avec des pointes allant de 65 à 78%. Le principal coupable : l’augmentation constante du nombre d’audiences de comparution immédiate.

Une nouvelle hausse intervient depuis le lancement du plan Zéro délinquance, fin 2022, comme le rappelait l’USM sur son site. Les chiffres sont parlants : en Seine-et-Marne, par exemple, la cour criminelle départementale et la cour d’assises ont rendu 99 décisions en 2023, contre 73 l’année précédente, soit une augmentation de 35,6 %.

À l’été 2023, un collectif d’avocats et de magistrats du tribunal judiciaire de Paris a même dénoncé la normalisation des audiences qui se terminaient au lever du jour. En conséquence, la formation spécialisée en matière de santé, sécurité et conditions de travail (F3SCT) a voté la saisine de l’inspection du travail : une première dans l’histoire de l’institution judiciaire.

Ouverture de nouvelles salles d’audience, recrutement de davantage de personnel, mise à disposition de moyens supplémentaires… Autant de mesures envisagées – et parfois prises – pour répondre à la problématique des audiences nocturnes. La diminution de l’oralité, elle, ne devrait pas en faire partie.

« On peut admettre qu’elle soit réduite dans le civil dès lors que les arguments en défense comme en demande ont été échangés par des écritures qui se sont répondues au fil du déroulement de la procédure, concède Christian Charrière-Bournazel, en précisant qu’il reste important que le juge cherche à échanger oralement avec l'avocat ou le justiciable. En revanche, au pénal, il est essentiel que le prévenu ou la partie civile puissent être entendus et que l'avocat plaide autant qu'il lui paraît nécessaire. »

« Le jury garantit la qualité du débat contradictoire »

Comme nombre de professionnels du droit, l’ancien président du Conseil national des barreaux défend le respect et la protection « totale » de la parole devant une juridiction pénale ou une cour d’assises. Un principe mis à mal l’an dernier par la généralisation des cours criminelles départementales (CCD) et la suppression en leur sein des six jurés populaires présents en cours d’assises, que les CCD viennent partiellement remplacer.

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