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INTERVIEW. Alors que la commission d’enquête parlementaire sur la plateforme chinoise touche à sa fin, son président livre au JSS un bilan sans détour. Santé mentale en danger, fonctionnement obscur de l’algorithme et tensions avec certains auditionnés : tous les enjeux majeurs ont été passés au crible avant la remise du rapport le 4 septembre.
JSS : Comment
définiriez-vous l’algorithme utilisé par TikTok ? Qu’est-ce qui le rend
particulièrement redoutable ?
Arthur Delaporte : Cet
algorithme se révèle particulièrement efficace car il s’ajuste en permanence
aux préférences quotidiennes des utilisateurs. Il permet ainsi de détecter les
tendances… mais aussi de les amplifier. Et c’est là que réside sa dangerosité.
Lorsqu’un utilisateur
traverse une période de mal-être ou se sent triste, l’algorithme tend à lui
proposer des contenus qui renforcent cet état émotionnel. Construit pour capter
l’attention, il privilégie les vidéos les plus marquantes, parfois choquantes
car ce sont celles qui retiennent le plus longtemps l’utilisateur.
Résultat : un engrenage se
met en place, un « rabbit hole » (ou « terrier de lapin »), qui entraîne
peu à peu dans une spirale de contenus toujours plus captivants mais
potentiellement nocifs. L’algorithme entretient alors un double mécanisme :
dépendance et sidération.
JSS : La commission
d’enquête s’achèvera jeudi 4 septembre avec l’examen du rapport. Jusqu’ici,
quels en ont été, selon vous, ses principaux enseignements ?
A.D. : Ce
qui ressort avant tout, ce sont les victimes : celles et ceux qui ont subi les
conséquences directes de l’absence de régulation, à la fois de la plateforme et
de son algorithme.
Deux éléments posent problème
: d’une part, les contenus eux-mêmes ; d’autre part, la façon dont l’algorithme
- associé à un modèle économique fondé sur la captation de l’attention - les
diffuse et les amplifie.
Au-delà des témoignages,
souvent bouleversants, ce qui m’a particulièrement marqué, c’est le sentiment
d’impunité face aux contenus problématiques, mais aussi l’absence de réelle
responsabilité de la plateforme, qui affirme qu’elle agit « du mieux qu’elle
peut ».
JSS : Lors de leur
audition, les représentants de TikTok ont affirmé que des mécanismes avaient
été mis en place pour vérifier l’âge des utilisateurs, et qu’ils faisaient de
la sécurité une priorité, notamment en supprimant les contenus problématiques
comme ceux liés à l’anorexie. Ces explications vous ont-elles convaincu(s) ?
A.D. : Leur
défense ne nous a absolument pas convaincus. Il est en réalité très simple de
constater que certaines tendances problématiques évoquées lors de l’audition
restent accessibles.
Par exemple, la mise en avant
de la scarification via des mots-clés comme « le zèbre » est toujours repérable
en quelques clics.
À lire aussi : Le gouvernement n’avait pas le droit de bloquer TikTok en
Nouvelle-Calédonie, tranche le Conseil d’État
Quant à la tendance faisant
l’apologie de la maigreur, dite « Skinny Tok », il a fallu attendre que la ministre
déléguée chargée du Numérique, Clara Chappaz, se rende à Dublin, afin
d’échanger avec les dirigeants de TikTok, pour que la plateforme annonce enfin
la suppression de l’hashtag.
Autant d’éléments qui
illustrent une absence manifeste de modération efficace.
JSS : Il existe une
différence notable entre TikTok et Douyin, sa version chinoise : l’un pousse du
contenu souvent jugé addictif, tandis que l’autre met en avant des vidéos à
visée éducative. Comment expliquez-vous ce décalage ?
A.D. : Je
n’en avais pas connaissance à ce point-là, parce qu’au sein de la commission,
les opinions divergeaient. Certains faisaient valoir qu’il existait quand même
du contenu problématique sur Douyin.
Quoi qu’il en soit, ce que cela
montre surtout, c’est qu’il y a une responsabilité première dans les choix
algorithmiques. Et manifestement, ça ne pose pas de problème à TikTok de mettre
en danger la santé mentale des jeunes, alors qu’il serait possible de proposer
une version plus pédagogique. L’exemple chinois l’illustre bien.
Cela étant dit, Douyin
soulève aussi d’autres problématiques, notamment en matière de liberté
d’expression, ce qui peut freiner le développement de l’esprit critique. La
pédagogie ne doit pas devenir de l’endoctrinement. Les réseaux sociaux doivent
rester des espaces d’émancipation et de découverte. Et là, on atteint
clairement certaines limites.
Tout n’est pas bon à prendre
dans le modèle chinois. Mais c’est un bon contre-point.
JSS : Le gouvernement
envisage d’interdire l’accès aux réseaux sociaux aux mineurs de moins de 15
ans, comme l’a évoqué Claire Chappaz en audition. Une telle mesure vous
paraît-elle pertinente et applicable ?
A.D. : Je
reste assez mesuré, car je ne suis pas certain qu’une telle interdiction soit
applicable en l’état, et ce pour plusieurs raisons.
D’abord, il faudrait disposer
de mécanismes réellement efficaces de vérification de l’âge, ce qui n’est pas
le cas aujourd’hui : on ne peut donc pas garantir que les personnes inscrites
ont bien moins de 15 ans. Ensuite, se pose la question du périmètre d’une telle
mesure. Par exemple, est-ce que YouTube serait concerné par cette interdiction
?
L’Australie, l’un des rares
pays à avoir tenté de la mettre en place, a finalement exempté YouTube.
Initialement motivée par la protection des enfants, la mesure s’est recentrée
là-bas sur la protection des données personnelles, domaine dans lequel YouTube
se montrait plus conforme. C’est pourtant problématique, car cette plateforme
présente aussi des dérives.
Même flou concernant d’autres
espaces comme Telegram ou WhatsApp, qui relèvent également des réseaux sociaux
et où des usages problématiques existent.
Il y a donc un triple enjeu :
un problème de périmètre, un problème d’effectivité et un risque de
contournement. Car si les jeunes veulent accéder à ces plateformes, ils y
parviendront, notamment parce que les modèles sont conçus pour être addictifs.
À mes yeux, il vaut mieux
proposer un environnement plus sain, encadré et accompagné, plutôt qu’un
interdit qui ne ferait qu’encourager les détournements.
JSS : Vous pensez donc qu’interdire
l’accès aux réseaux sociaux aux moins de 15 ans risquerait de créer un effet
contre-productif ?
A.D. : Le
risque, c’est de dresser une barrière. À titre personnel, je crois davantage en
un apprentissage progressif des réseaux sociaux.
Avant de plonger dans l’océan
que représentent ces plateformes, mieux vaudrait avoir appris à nager dans une
piscine. Mais encore faut-il s’assurer qu’il n’y ait pas de requins dans la
piscine, et qu’il y en ait le moins possible dans l’océan. Car si l’on est
projeté directement dans les profondeurs, on coule.
« Comment agir
concrètement ? D’abord, en renforçant l’efficacité de la modération des
contenus. Ensuite, en accélérant la réponse judiciaire »
On a entendu, en commission,
des jeunes de 16 ans raconter comment ils étaient tombés dans des spirales
dépressives, voire suicidaires, alors même qu’ils n’avaient jamais été exposés
aux réseaux sociaux auparavant.
JSS : Lors de vos
auditions, plusieurs créateurs de contenus ont été entendus. Certains ont joué
le jeu, mais d’autres non, comme Alex Hitchens, Isac Mayembo de son vrai nom, qui
a quitté l’audition en vous raccrochant au nez. Refuser de coopérer avec une
commission d’enquête est passible de deux ans de prison et 7 500 € d’amende.
Est-ce qu’il y aura des suites judiciaires ?
A.D. : C’est
possible, oui.
Honnêtement, je ne
m’attendais pas à une telle réaction. Même si ces personnes tiennent parfois
des propos violents, je pensais qu’ils respectaient, à minima, les
institutions. Mais là, elles ont montré qu’elles étaient sans foi ni loi.
JSS : Les plateformes
continuent de pousser du contenu problématique auprès des mineurs, pendant que
certains influenceurs n’hésitent pas à en tirer profit, quitte à encourager des
comportements dangereux. Que ce soit sur TikTok, X, Meta… comment endiguer ce
phénomène ?
A.D. : À mon
sens, il faudrait sans doute faire évoluer le cadre législatif, notamment pour
empêcher qu’un compte puisse être recréé immédiatement avec le même nom, les
mêmes photos - bref, la même identité.
On voit très bien quand
certains influenceurs reviennent, c’est facilement repérable. Parfois, des
comptes suspendus finissent même par être réactivés parce que les plateformes
craignent un risque juridique si l’influenceur engage des poursuites. Il y a un
vrai besoin de mieux appréhender ces comportements problématiques sur le plan
du droit pénal.
JSS : On assiste
aujourd’hui à une multiplication des dérives en ligne : cyberharcèlement massif,
revenge porn, dépendance, doxxing ou encore cyberprostitution. La vie privée
des jeunes, notamment, semble de moins en moins protégée, et les sanctions
peinent à faire effet. Que peut-on réellement faire pour lutter contre ces fléaux
?
A.D. : Comment
agir concrètement ? D’abord, en renforçant l’efficacité de la modération des
contenus. Ensuite, en accélérant la réponse judiciaire. Lorsqu’un contenu
problématique est mis en ligne, il faut pouvoir réagir immédiatement. L’enjeu,
c’est la rapidité de l’action publique : plus l’intervention tarde, plus les
risques de diffusion augmentent.
Une vidéo de revenge porn,
par exemple, si elle reste en ligne 24 heures, peut être enregistrée,
repartagée ailleurs, et devenir quasiment impossible à faire disparaître. Il
faut donc une modération active, rapide, avant tout le reste.
JSS : Encore faut-il
parvenir à s’accorder avec l’Union européenne pour établir un cadre législatif
commun…
A.D. : Je
suis d’accord, c’est un enjeu qui dépasse nos frontières. Il faut engager une
réflexion à l’échelle européenne et parvenir à bâtir une véritable coalition
pour mieux protéger les mineurs.
JSS : Faut-il s’attendre
à ce que des mesures soient prises à l’issue de la commission ?
A.D. : Oui,
légiférer sur les algorithmes, agir pour la protection de la santé mentale des
jeunes, par exemple. Mais je ne peux pas m’avancer davantage, car je ne suis
pas en charge de la rédaction du rapport. C’est Laure Miller qui en assure la
responsabilité.
Romain Tardino
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