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De passionnantes études ont été
consacrées à l’architecture, au décorum, aux costumes et aux rituels de la
justice1. Des auteurs ont également souligné l’importance de la
voix, de l’intonation, de l’alternance théâtrale des questions et des réponses
dans le procès2. Nombreux sont les compositeurs qui, dans leurs
œuvres, en ont exploité la puissance dramatique, du procès du Christ dans les Passions
de Bach à celui de Jeanne d’Arc dans la Jeanne au bûcher d’Honegger ou
d’Elsa dans Lohengrin de Wagner, du tribunal révolutionnaire qui
condamne André Chenier dans l’opéra de Giordano à celui de l’inquisition dans l’Ange
de feu de Prokofiev, jusqu’au Procès de Kafka mis en musique par
Philip Glass. D’autres, en subvertissant la dramaturgie judiciaire, en ont
exploité le potentiel comique, comme Mozart dans Le Mariage de Figaro.
Plus généralement, la pratique
du droit est imprégnée de sons. Les palais de justice comme les salles
d’audience oscillent entre voix, écoute, bruits, silence, bourdonnements,
résonances. Du début de l’enquête au prononcé de la décision et, au-delà
parfois, à l’exécution de la sentence, les sons accompagnent l’œuvre de justice
et s’incorporent à elle. Composante méconnue du rituel judiciaire, ils font
partie de la perception qu’en a le profane et peut-être influencent-ils son
dénouement.
Le son peut se définir comme « un
objet, une vibration, une onde, un événement, un flux », un signal immatériel
dont la résonnance en fait une présence sujette « à différentes compréhensions imaginatives, auditives, scientifiques et
conceptualisations philosophiques3 ».
Il se propage
dans toutes les directions, comme le droit occupe l’espace.
Plus encore, le droit lui- même produit des sons qui le matérialisent. Les sons
ainsi agrégés forment un paysage sonore (« soundscape4
»), un environnement physique et réel de
sonorités, un environnement imaginaire de sensibilités et d’attitudes de
perception.
Pour le profane (le justiciable, les
parents, les amis ou les simples curieux), ce paysage sonore constitue une
partie intégrante de sa perception de la justice. Il peut être d’autant plus
déstabilisant pour celui qui découvre le monde de la justice, que se mêlent
paysage sonore « réel » et paysage sonore imaginaire : celui que
suggèrent les romans qu’il a lus, celui que recréent, de façon plus ou moins
fidèle, et parfois fantasmée, les films qu’il a vus ou les séries dont il est
abreuvé ; et dans sa tête se mélangent les sons du procès à la française
et ceux à l’américaine. Dans sa mémoire, cette expérience sensorielle restera
étroitement associée à la justice. Pour le professionnel (le juge, l’avocat,
les auxiliaires de justice), ce paysage sonore, trop familier, s’efface. Il n’en
constitue pas moins un élément essentiel du processus au terme duquel justice
est rendue.
C’est cette dimension sonore du droit
que l’on essaiera d’entendre à travers l'évocation des paysages sonores de la justice, ceux des
lieux où se rend la justice et ceux du procès.
Le palais de justice est fait d’une succession d’espaces
qui ont tous une ambiance sonore particulière.
L’entrée du palais marque le passage entre le bruit du
monde extérieur et le silence des lieux où se rend la justice. Comme dans une
église, l’ampleur des volumes architecturaux des halls ou de la salle des pas
perdus, donne à ce silence une intensité particulière. Un silence rehaussé par
mille bruits : celui des éclats de voix, vite réprimés (les regards se
tournent, un proche fait un geste, l’avocat dit un mot à l’oreille de son
client), celui de la rumeur qui court entre les murs, qui enfle et qui
s’éteint, celui des paroles prononcées à voix basse, des pas qui résonnent, des
battants de bois qui claquent ou qui grincent, des portes d’ascenseurs qui
teintent et qui glissent. Un silence sonore car chaque son est amplifié par
l’immensité de l’espace de pierre ou de béton. Un silence qui s’impose à tous,
profanes et serviteurs de la justice, comme il s’impose à celui qui entre dans
un temple : il appelle chacun à l’humilité et au respect, il invite le
justiciable à rentrer en lui-même.
Ce paysage sonore se prolonge dans les couloirs et dans
les galeries même s’ils sont parfois plus bruyants. Tout au long de cette
marche initiatique vers le lieu où se fait l’œuvre de justice (la salle
d’audience, le cabinet du juge), ce sont les mêmes bruits de pas (le claquement
des talons, les semelles trainantes de celui qui appréhende l’épreuve, le pas
lourd et régulier des policiers…), les mêmes échos de voix chargées
d’inquiétude, de colère, de rancune ou d’espoir, les mêmes chuchotements, les
mêmes bribes de phrases surgissant çà et là, les mêmes rires qui explosent,
parfois, nerveusement. Seuls gardent leur voix de tous les jours, pour des
salutations d’usage ou des conversations banales, les professionnels de la
justice, ceux qui ont « droit » à la parole… et quelques
inconscients.
L’ambiance change dans le cabinet du juge ou dans la
salle d’audience. Dans le bureau, l’espace est plus intime, mais le profane
comprend vite que pour lui, le silence est la règle et la parole
l’exception : il ne parlera que quand et tant que le juge le lui
demandera, à moins qu’il ne préfère garder le silence. Et encore, cette parole est-elle
contrainte : contrainte par le rythme des questions et des réponses, puis,
lorsque la loi l’exige, par les lenteurs de leur transcription suivie de leur
lecture et de leur relecture, contrainte par l’obligation de rester dans le
cadre des questions (au besoin le juge saura y ramener), contrainte par la
nécessité de faire attention aux mots que l’on prononce et à la façon même dont
les sons sortent de la bouche car toute perte de contrôle peut être dangereuse,
surtout pour celui qui ne maîtrise pas le langage, langage courant et plus
encore langage du droit. Le son est comme comprimé dans cette alternance entre
des voix de circonstance, celles que prennent le juge ou l’avocat dans le cadre
de leurs fonctions, et celle que se découvre le profane, sur fond, jadis, de
crissement de plume courant sur le papier, hier, de cliquetis de machine à
écrire, aujourd’hui, de clapotis de claviers et de bruissement d’imprimantes.
Malgré les efforts que font certains juges pour « humaniser » la
situation, malgré le soutien qu’apportent les avocats à leur client, cette
ambiance sonore si particulière contribue à déstabiliser le justiciable et à le
mettre, en quelque sorte, à la merci de la justice : mais après tout,
n’est-ce pas ainsi que la vérité peut surgir ?
Les mêmes phénomènes sonores sont à l’œuvre dans la salle
d’audience. Le cadre est plus solennel : c’est là où la justice est rendue
avec son décorum, sa liturgie faite de mouvements (entrée en procession,
alternance de stations debout et assises du public et des acteurs de la
justice, déplacements à la barre, entrée et sortie des témoins), de paroles
(les formules rituelles, le jeu des questions et des réponses, les dépositions,
les plaidoiries, le prononcé de la sentence) et surtout de silence. Là encore,
le son est comme domestiqué, asservi à l’œuvre de justice. Pour celui qui reste
au dehors, derrière les doubles portes, le contraste entre les bruits qui
montent, par bouffées, de la salle et le calme qui règne à l’extérieur n’en est
que plus saisissant.
Enfin il est d’autres espaces du palais où le justiciable
n’a pas accès. Le plus sacré est sans doute celui de la salle des délibérés.
Dans la structure traditionnelle des tribunaux, elle se situe dans le
prolongement de la salle d’audience : le saint des saints, caché aux
profanes. Là encore le silence est la règle. La parole y est maîtrisée,
domptée, comme à l’audience ; car le délibéré est régi par des règles
strictes. Et de ce que sera dit, rien ne devra sortir à l’extérieur…
Restent les espaces auxquels public et justiciable n’ont
pas accès : bureaux du greffe, bureaux des services administratifs etc. Le
paysage sonore y perd la plus grande partie de son originalité, même si le fait
de participer à l’œuvre de justice appelle à une certaine retenue : s’y
prolonge ainsi, comme un écho lointain, l’ambiance des espaces publics.
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