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À l’occasion du Campus avocat, s’est tenu le colloque « Les émotions et la justice », organisé par Matthieu Boissavy, avocat au barreau de Paris et de New York, médiateur, et membre du Conseil de l’Ordre. D’où viennent les émotions ? Comment les avocats, les magistrats, les greffiers gèrent-ils celles qu’ils éprouvent dans l’exercice de leur fonction ? Comment ces derniers contrôlent, ou tentent de contrôler, les émotions à l’audience ou dans leur communication autour d’un procès, etc. ? Autant de questions autour desquelles ont débattu avocats, psychologues, magistrats, neuroscientifiques... Le JSS s’est particulièrement intéressé à la dernière table ronde qui traitait des émotions dans le procès.
Que faire quand les émotions des justiciables, des magistrats, des avocats, des personnels de justice, des journalistes et du public envahissent le prétoire ? Que faire quand celles-ci débordent sur ceux qui n’assistent pas directement au procès, mais qui le suivent grâce aux médias et réseaux sociaux ? Comment les magistrats et les avocats tentent de contrôler les émotions à l’audience ou dans leur communication autour d’un procès ?
Ce colloque sur les émotions et la justice, qui s’est déroulé toute la journée du 4 juillet dernier, était divisé en quatre temps. Il a d’abord été question de l’origine et du contrôle des émotions. Les participants ont ensuite pu assister à la projection du film « À cœur d’avocats », un documentaire réalisé par Mika Gianotti sur le procès des pirates somaliens. La troisième partie s’est intéressée aux émotions des gens de justice. Enfin, les experts ont débattu sur le thème des émotions dans le procès.
Lors de cette ultime table ronde modérée par Maître Boissavy, sont intervenus Frédéric Chevallier, procureur de la République de Blois, Liora Israël, sociologue, directrice d’étude à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), Emmanuel Jeuland, professeur de droit privé et des sciences criminelles à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Clarisse Serre, avocate pénaliste, et Dominique Coujard, ancien président de cour d’assises.
En introduction des débats, Matthieu Boissavy a fait référence au philosophe Pascal, qui, dans ses Pensées, a défini ce que sont, selon lui, l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. L’esprit de géométrie, c’est l’esprit qui raisonne ; il s’agit de notre esprit rationnel. Le second est l’esprit heuristique, celui par lequel nous prenons le plus grand nombre de décisions dans la journée. Celui qui nous fait prendre des décisions automatiques et qui nous fait aussi raisonner via des biais cognitifs et émotionnels.
Le psychologue Daniel Kahneman parle lui plutôt du système 1 et du système 2, soit le système rationnel et le système intuitif et émotionnel. Pour lui, l’être humain est mû par ces deux systèmes. Selon lui également, nous sommes avant tout des êtres émotionnels, et non rationnels, comme le prétendait Descartes, car nous prenons souvent nos décisions en faisant appel à nos émotions.
Pour Maître Boissavy, cette règle s’applique également aux gens de justice qui sont pleins d’émotions, mais qui, la plupart du temps, les réfrènent.
Cependant, d’après lui, « pour viser l’impartialité, ce n’est pas ainsi que le juge va y parvenir, mais en comprenant et identifiant ses émotions ».
C’est en effet en prenant conscience de ses émotions que l’on parvient à
les mettre à distance, et donc à atteindre une certaine objectivité. À son
avis, il est en tout cas indispensable de s’intéresser aux émotions, « car
c’est cette part-là de l’homme que les robots ne pourront jamais remplacer ».
« Il faut revenir à plus d’humanité dans les procès » a-t-il conclu
avant d’inviter les deux universitaires, Liora Israël et Emmanuel Jeuland, à
partager leurs réflexions.
INTÉGRER LES ÉMOTIONS DANS LES ÉTUDES ET LES THÉORIES DU DROIT
Liora Israël a indiqué s’être intéressée à l’étude des émotions alors qu’elle observait, des audiences prud’homales notamment, en rapport avec le traitement judiciaire des discriminations. La sociologue s’était alors interrogée : comment traiter juridiquement les discriminations – ou l’impression de discrimination –, terme qui renvoie à de multiples situations et problématiques ? « La seule chose que je voyais en commun dans toutes ces situations, c’était les émotions, celles des gens qui se disaient discriminés » a-t-elle regretté.
Et pourtant… en France on s’occupe peu des émotions, a-t-elle regretté.
En effet, si aux USA sont réalisées des études et des recherches très poussées sur les émotions en justice (cf. travaux de l’association Law & Society), en France, ce n’est pas vraiment le cas.
Il reste que dans toutes les sciences sociales, la question des émotions a pris toute sa place ces dernières années. Le domaine du droit ne devrait donc pas être épargné. Quelles pistes en tirer pour l’analyse des procès dans l’avenir ? s’est demandé Liora Israël.
La sociologue a commencé par définir les notions de « travail émotionnel » et de « règle de sentiment ». La première consiste à gérer les émotions, gestion indispensable à toutes les professions du care par exemple.
Quant à la notion de « règle de sentiment », il s’agit des règles implicites propres à chaque évènement, c’est-à-dire qu’il existe des règles sociales implicites selon lesquelles les individus doivent se conformer en fonction des circonstances. Et c’est seulement quand ces dernières sont rompues qu’elles sont révélées au grand jour (lors d’un mariage par exemple on doit être content, triste au cours d’un enterrement, etc.)
« Dans le courant law and emotions, ces deux notions sont fréquemment utilisées » a affirmé Liora Israël.
Pour les porteurs de ce courant, les décisions des juges ne s’expliquent en effet pas seulement par le droit, mais aussi par leurs orientations personnelles, leur éducation… Ils parlent ainsi de « caractère hybride de la décision judiciaire ». Les juges eux-mêmes corroborent cette vision des choses, a affirmé l’universitaire.
Or, dans les études de droit en France, on apprend aux élèves à dissocier le rationnel des émotions. Pour les auteurs de ce courant de pensée, ceci est très dommageable, car on sépare alors le juge de l’empathie. Pour eux, il faut au contraire réconcilier les émotions et le droit.
Que peut-on tirer des recherches sociologiques sur les émotions en justice ? Pour Liora Israël, cela peut permettre d’analyser et de comprendre la place de l’émotion dans le prétoire.
« En justice comme dans tous les domaines, il existe beaucoup d’attentes émotionnelles », a expliqué la chercheuse. « L’espace public est saturé d’émotions, et l’audience elle-même cristallise l’émotion » (elle a ainsi évoqué l’affaire Vincent Lambert).
En outre, étudier les émotions permettrait de « comprendre
comment, dans les audiences, les rôles des participants sont caractérisés par
des attentes émotionnelles précises » a-t-elle ajouté.
En sociologie, on parle de « régime émotionnel ».
Ainsi, au cours d’un procès, a-t-elle poursuivi, le juge est chargé de faire respecter le bon déroulement de l’audience. La gestion de l’audience fait partie intégrante de son travail. Il est en quelque sorte chargé de veiller à ce que chacun respecte son rôle. C’est pourquoi certains juges manifestent leur irritation quand quelqu’un ne joue pas selon les règles (un avocat qui s’énerve, qui coupe la parole…), surtout lorsqu’il s’agit d’un professionnel. Ils sont en général moins agacés quand un profane ne respecte pas les codes, car il ne les connaît pas.
Bref, pour la sociologue, on peut dire que pour chaque acteur du prétoire, pour chaque procès, il existe des émotions prescrites à respecter.
L’avocat mobilise des émotions dans sa plaidoirie et dans son argumentation par exemple. Il vise à produire un certain type d’émotion chez son auditoire (cf. telle la compassion comme dans l’affaire des hormones de croissance).
Le jury lui est lié à la notion « d’intime conviction », terme qui renvoie aux décisions qu’il doit prendre alors même qu’il n’a pas accès aux pièces à conviction. En outre, lors d’un procès, le jury ne doit pas montrer d’émotions même s’il a affaire à des cas très graves.
Il en va de même pour les experts.
Les témoins, tout comme les victimes, peuvent au contraire en exprimer, idem pour l’accusé, qui, s’il n’en manifeste aucune, devient suspect. La sociologue a ainsi évoqué le film Une intime conviction, dans lequel un mari est accusé d’avoir tué sa femme et est incapable de pleurer lors du procès, alors qu’il plaide non coupable.
En conclusion, lors des situations d’audience, « on voit à quel point les rôles sociaux peuvent être déterminés par des attentes émotionnelles » a affirmé Liora Israël. Dans ces différentes situations, « les acteurs réussissent plus ou moins à produire les performances qu’on attend d’eux, à travailler sur leurs émotions pour paraître crédibles ».
Le professeur Jeuland a acquiescé aux propos de sa collègue, car lui aussi milite pour une réintégration des émotions dans les études de droit.
Il a même avoué se demander parfois si ces dernières sont encore adaptées à la pratique du droit aujourd’hui, et si les théories du droit, sur lesquelles reposent les enseignements en France, sont encore valides et utilisables.
Le professeur a rappelé, lui aussi, que les Américains s’intéressent depuis longtemps aux émotions dans la justice. Cela s’explique en partie par le fait que le juge américain ne pense pas nécessairement, au cours d’un procès, qu’il doit appliquer la loi et la loi seule, contrairement au juge français qui n’a que ça en tête. Les juges américains, eux, utilisent des règles de droit, de la jurisprudence, rajoutent un peu de morale, et rédigent ensuite assez longuement des arrêts dans lesquels les émotions sont présentes.
« Les Américains ont des théories du droit réalistes », a expliqué Emmanuel Jeuland, « ici nous avons plutôt des théoriciens de la norme, des institutionnalistes. Du coup, on ne laisse aucune place pour l’émotion. » Or, il est évident, selon le professeur, qu’il faut intégrer l’émotion dans le raisonnement judiciaire.
« En France, on a du mal à intégrer les émotions dans notre système cartésien, rationnel », a déclaré le professeur Jeuland. Il faut changer cet état de fait, mais il importe également de ne pas aller trop vite, a-t-il préconisé.
Comment peut-on procéder ?
Plusieurs auteurs proposent aujourd’hui une approche relationniste du droit, a-t-il indiqué, notamment l’Autrichien Alexander Somek, qui essaye de théoriser les rapports de droit pour y intégrer une prise en compte de l’émotion, de l’empathie. « Cela implique de ne plus placer la règle de droit en premier, la loi en premier », a précisé Emmanuel Jeuland.
Cette approche demande de sortir du « légicentrisme français », et de proclamer que désormais, ce qui est premier en droit c’est le rapport de droit (même si la loi existe toujours bien entendu).
Pour le professeur Jeuland, certes ces rapports existent déjà en droit français (cf. rapport de filiation, rapport conjugal…), mais ils sont abordés de manière très froide. Pour ce dernier, il faut donc refaire une théorie du droit en insistant sur l’idée que dans ces rapports de droit, il y a de l’émotion. Quant aux normes, ce sont elles qui doivent donner une direction à ces rapports de droit.
Cela aboutit à « un rapport d’instance dans lequel deux partis sont mis à distance par une procédure sous l’égide d’un juge », a expliqué l’universitaire. « Cela donne lieu à une série d’opérations dans lesquelles il faut aujourd’hui inclure de l’émotion » a-t-il ajouté. Le professeur a ensuite détaillé cette suite d’opérations qui caractérisent le dénouement d’un procès.
Il y a d’abord l’allégation des faits. Or, il existe une manière de présenter les faits qui permet d’inclure les émotions.
Ensuite, il y a la recherche de la preuve. Durant cette opération, on entend des témoins dont on doit écouter les émotions et les prendre en compte.
Puis viennent la qualification juridique et l’interprétation du droit qui doivent aussi inclure de l’émotion.
Enfin, il y a les effets juridiques de la procédure (temps de prison, indemnisations…) et l’évaluation de ces mêmes effets. Au cours de cette opération, le juge doit pouvoir évaluer s’il y a des circonstances atténuantes, ou bien si les dommages et intérêts imposés sont adaptés ou non. Tout cela implique pour lui de ne pas se laisser déborder par les émotions.
« Dans un cadre judiciaire, les émotions ne sont pas seulement gérées, mais elles servent à aboutir au meilleur jugement possible », a affirmé Emmanuel Jeuland.
Un des objectifs de cette approche, a conclu le professeur, « c’est de pouvoir résister à l’arrivée des robots ». En effet, pour lui, « ce qui va rester le plus humain dans le travail de justice, c’est le travail des émotions. Sur ce terrain, les gens de justice peuvent jouer leur carte, en particulier sur l’interprétation, et sur la qualification subtile des faits. »
Cela permettra aussi de ne pas recourir sans cesse à la médiation – « dont on dit qu’elle est formidable, car elle prend en compte les émotions » – qui selon Emmanuel Jeuland, oublie souvent le droit. « Parfois la médiation est très utile » a-t-il reconnu, mais parfois « les gens ont aussi besoin de défendre leurs droits », a-t-il conclu.
Après la théorie, place à la pratique. Les universitaires ont laissé la parole à ceux dont le prétoire est le quotidien.
LES ASSISES, VÉRITABLE « THÉÂTRE DES ÉMOTIONS »
S’est d’abord exprimé le procureur de la République de Blois, Frédéric Chevallier, qui fut lui-même avocat général dans le procès de Jacqueline Sauvage, affaire ayant enflammé l’espace public en 2012.
« On pourrait penser au premier abord qu’émotion et justice sont des oxymores », a commencé le procureur. Cependant, a-t-il rajouté, citant Jean Carbonnier : « Le droit est fait par les hommes et pour les hommes ».
Certes, a-t-il reconnu, on parle aujourd’hui de justice prédictive, de robots qui rendraient la justice. « Mais je n’ai pas peur des robots », a-t-il déclaré. Évoquant une affaire au cours de laquelle un homme avait planté un tournevis dans le dos d’un autre, il a affirmé : « ce n’est pas l’outil en lui-même qui est dangereux, ce sont ceux qui les utilisent ». D’ailleurs, dans un procès d’assises, on n’accuse jamais l’outil… En ce qui concerne les émotions, c’est la même chose : « c’est l’utilisation que l’on fait de nos émotions qui est regrettable ».
Pour lui, il convient de gérer ses émotions avant d’être capable de les intégrer dans le processus judiciaire. Justice et émotion doivent s’appréhender selon lui comme « un couple, en trois temps ».
D’abord il y a la fusion, l’émotion devient consubstantielle de l’acte de juger. Lui-même a connu une situation où une grande émotion l’a conduit à faire un acte de droit, « dont il a été très fier », a-t-il raconté.
Bref, selon le procureur de la République, la cour d’assises est un vrai
« théâtre d’émotions ».
On y rejoue tout de manière mesurée, une véritable catharsis.
Cependant, si l’émotion, pour le procureur, peut être recevable dans une enceinte de justice, la situation ne doit pas devenir déséquilibrée (2e temps du couple). Si la justice devient « la justice de l’émotion », alors c’est un vrai problème.
Il a ainsi pris pour exemple le procès Xynthia (en février 2010, 29 personnes avaient trouvé la mort à la Faute-sur-Mer suite au passage de la tempête Xynthia, leur habitation était construite dans une cuvette en contrebas d’une digue NDLR) au cours duquel les magistrats se sont laissés submerger par « des vagues d’émotion ». Cela s’est terminé par une « catastrophe » a commenté Frédéric Chevallier. En première instance, les accusés, les élus de la ville pour la plupart et des agents immobiliers avaient été lourdement condamnés, puis reprenant leurs esprits, en appel, les magistrats ont ensuite considérablement réduit les peines, au grand désarroi des proches des victimes.
Quant à l’affaire Jacqueline Sauvage en 2012, selon Frédéric Chevallier
qui en fut l’avocat général, « on a mis de côté la justice judiciaire
et mis en place une justice médiatique et des réseaux. On a réécrit une
histoire dans laquelle même ceux qui n’étaient pas présents ont donné leur avis. »
« Dans cette affaire, on a atteint des sommets dans la démagogie »
a-t-il regretté. Ce procès l’a d’ailleurs conduit à écrire sa fameuse Lettre
à Madame Jacqueline Sauvage, lettre qui fut à l’époque publiée dans le
journal
Le Monde.
« Il faut apprendre à réconcilier, concilier émotion et justice », a-t-il préconisé. C’est le troisième temps de ce couple. Cet équilibre, on le trouve, selon lui, dans le cadre que nous offre la loi, dans le cadre procédural. « L’assignation d’une place à chacun est rassurante. Cela permet de ne pas divaguer, de ne pas sombrer dans l’excès » a-t-il affirmé, avant de laisser la parole à l’avocate pénaliste Clarisse Serre, qui a fait part de son expérience.
Rejoignant l’avis des deux universitaires Emmanuel Jeuland et Liora Israël, Clarisse Serre a déclaré qu’à son avis, « la fac de droit est dépassée par le pénal ». Certes on y apprend le Code de procédure pénale, le système légaliste, ce qui est évidemment incontournable, mais on n’y apprend pas l’émotion. Plus précisément, les futurs avocats ne sont pas formés aux gens qu’ils vont devoir défendre, à ceux qu’ils vont rencontrer dans l’exercice de leurs fonctions.
C’est pourquoi Clarisse Serre a souhaité que soit rendu obligatoire (ou
au moins proposé) dans les facultés de droit, un séminaire de psychologie.
En effet, « quand on est confronté aux victimes, ou quand on défend des
accusés, c’est parfois très délicat », a-t-elle déclaré.
À l’occasion de sa prise de parole, l’avocate a également réitéré son opposition à la Cour criminelle, sorte de cour d’assises sans jury, créée par la loi de programmation pour la Justice. La loi justice affirme que cela va permettre de rendre la justice meilleure, plus efficace et plus rapide, mais pour Clarisse Serre, il s’agit avant tout de répondre à des contraintes financières (désengorgement des tribunaux, réduction du temps de la procédure…).
L’avocate pénaliste a aussi fait part de ses réticences devant un tribunal d’assises composé uniquement de magistrats. Elle a en effet constaté, au cours de sa carrière, que ces derniers se dotaient « d’une carapace » au fil du temps, notamment les magistrats assignés aux comparutions immédiates.
« Les magistrats deviennent habitués », a-t-elle regretté. C’est pourquoi, « mettre que des magistrats professionnels dans les cours criminelles, ce n’est pas bon, ils vont s’habituer aussi ». Pour cette dernière, ce qu’il y a de bien avec les jurés, c’est qu’ils ont un regard neuf, « ils ont tellement à cœur de bien faire qu’ils sont capables d’aller au-delà de leur capacité » a-t-elle ajouté.
Selon l’avocate pénaliste, mettre de l’émotion dans un procès est donc essentiel. « L’émotion permet de ne pas se fier seulement aux dossiers, quand bien même à la lecture d’un dossier on aurait envie de mettre la perpétuité à l’accusé. »
Enfin, Dominique Coujard, ancien président de cour d’assises, a estimé au contraire que l’émotion en justice est prise en compte, et qu’elle ne permet pas toujours de prendre les bonnes décisions.
LES ÉMOTIONS COMME OBSTACLES À LA RÉFLEXION
« Les émotions traversent les assises comme partout ailleurs »,
a commencé Dominique Coujard.
Ce dernier a ainsi évoqué de nombreuses situations auxquelles il a assisté et
où les émotions étaient présentes (pleurs, fous rires, belles plaidoiries…).
Répondant à Clarisse Serre, l’ancien président de cour d’assises a affirmé qu’« en fait, on ne s’habitue pas, on est frappé comme les autres ».
Cependant, a-t-il poursuivi, les juges sont soumis à deux articles du Code de procédure pénale qui commandent l’attitude qu’ils doivent adopter lors d’un procès : les articles 304 et 353.
Le premier s’adresse aux jurés juste après le tirage au sort. Cet article précise : « Le président adresse aux jurés, debout et découverts, le discours suivant : "Vous jurez et promettez d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre X..., (…) de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection…" »
Quant à l’article 353, il décrit l’instruction que doit lire le président de la Cour aux jurés juste avant la délibération : « elle [la loi, NDLR] leur prescrit de s’interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l’accusé, et les moyens de sa défense ».
Bref, dans le droit positif français, les magistrats sont canalisés dans leurs émotions et sommés de les tenir à bonne distance, et on apprend aux jurés à faire de même, a expliqué Dominique Coujard.
Pourquoi demande-t-on aux jurés de se comporter comme des statues et d’être impartiaux ?
Car ils peuvent changer d’avis dix fois lors d’un procès, a indiqué l’ancien président de cour d’assises. C’est seulement à la fin qu’ils peuvent se faire une véritable opinion.
En effet, a expliqué Dominique Coujard, l’émotion est un sentiment passager. Si lors d’un procès, un juré montre une émotion, cela peut faire penser qu’il a déjà une opinion sur le procès.
Il s’agit évidemment d’un travail sur soi difficile, a reconnu le magistrat, « car les avocats des deux côtés vont tenter d’arracher une décision sur le coup de l’émotion », a-t-il affirmé.
Pour prendre la meilleure décision, il faut donc toujours avoir en tête qu’un procès se résume à : « Voilà ce qu’il s’est passé avec certitude, voilà de quoi on est certain. »
Tout le reste est favorable à l’accusé. « L’émotion n’est donc pas dans ce cas d’un grand secours » a insisté l’ancien président de cour d’assises.
En outre, ce dernier a fait part de sa méfiance vis-à-vis d’une société où l’on ne fait qu’accroître « la supposée vertu de l’émotion comme mode réflexion et de raisonnement ».
« Aujourd’hui, on voudrait que l’émotion soit davantage prise en compte dans le prétoire », or selon lui, « on passe déjà notre temps à la cantonner, à éviter qu’elle ne prenne trop de place pour se garder de l’arbitraire ».
Enfin, l’émotion portée à son paroxysme est bien souvent, pour Dominique Coujard, un moyen de vendre quelque chose, et d’empêcher que les individus ne réfléchissent.
En cour d’assises, au contraire, on doit aller à contre-courant de cette
tendance-là, a-t-il préconisé :
« On écoute tout le monde. On prend son temps. On ne décide pas sous le
coup de l’émotion. »
En d’autres termes, « Il faut savoir pleurer sans que cela ne se voie »,
a conclu l’ancien président de cour d’assises.
Maria-Angélica Bailly
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