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Le nouveau garde des Sceaux vient de nommer une directrice de cabinet (1). Elle est seulement la troisième femme à assumer cette fonction et la seule magistrate. C’est l’occasion de se souvenir de la première à avoir accédé à cette responsabilité : Noëlle Lenoir.
Celle-ci naît à Neuilly-sur-Seine le
27 avril 1948. Issue d’une famille de juristes, elle grandit dans le
milieu judiciaire : un arrière-grand-père président de chambre à la cour
d’appel de Nancy, une grand-mère émigrée russe avocate en France dès 1909, un
père avocat, une tante bâtonnière. Avec humour, elle plaide : « j’ai de
lourds antécédents judiciaires (2) ».
Naturellement, elle entame des études de droit
à l’université d’Assas en 1967, et poursuit en 1969 à Sciences Po. Sa
famille la soutient beaucoup dans ses études : « ma mère et mon
père avaient vraiment envie que je réussisse en tant que femme, la transmission
générationnelle a énormément compté ».
Elle passe le concours
d’administratrice du Sénat en 1972 et rejoint la Commission des lois en 1975,
où elle est en charge des textes de droit pénal et du suivi du budget de la
Justice. Après avoir été directrice juridique de la Commission Nationale de
l’Informatique et des Libertés (CNIL), en 1982, elle intègre le Conseil d’État
au tour extérieur en 1984 en tant que maître des requêtes, avant de
devenir commissaire du gouvernement.
Pionnière à plusieurs reprises au cours de sa carrière (3), un des premiers postes qu’elle conquiert est celui de directrice de cabinet du garde des Sceaux. Elle ignore pourquoi le Conseil d’État, vivier de la haute fonction publique, lui propose ce poste, jamais dévolu à une femme. Elle l’accepte « par principe », consciente que trop souvent les femmes refusent les responsabilités par autolimitation.
Le 4 novembre 1988, à 40 ans, elle
prend la tête d’une équipe déjà constituée de 12 personnes dont huit femmes, du
jamais vu à l’époque.
Elle se met au service de Pierre
Arpaillange ; devenu garde des Sceaux le 12 mai 1988. Elle apprécie
ce magistrat, fils d’instituteur qui, sous l’ère mitterrandienne, affirme son
attachement au respect des droits de l’homme. Lui-même avait été directeur de
cabinet de trois ministres de la Justice gaullistes, mais aussi directeur des
Affaires criminelles et des Grâces, et enfin procureur général près la Cour de
cassation depuis 1984.
Si Noëlle Lenoir accède à
ce poste, c’est d’abord en raison de sa grande technicité juridique, pour avoir
suivi les questions judiciaires pendant neuf années au Sénat. Elle se
rappelle : « Combien de fois ai-je entendu des hommes dire : “Quand
le président m’a nommé à ce poste, je n’y connaissais rien !” Ils sont
incompétents, et eux, ils s’en vantent (4). »
Concernant les réactions à son arrivée tout à fait inhabituelle dans le
monde des cabinets, elle remarque qu’elle est moins prise au sérieux pour ne
pas avoir renoncé à suivre la mode ou à porter des jupes. De même, ayant décidé
d’accueillir elle-même les magistrats qui lui demandaient rendez-vous, ceux-ci
la prenaient systématiquement pour une secrétaire. Après en avoir souri, elle
reconnaît en avoir été agacée.
Un cabinet est un centre de gestion de crises,
celles de cette époque seront :
• la grève des personnels pénitentiaires de 1988 au sujet
de leurs retraites. Revendiquant les mêmes bonifications d’ancienneté que les
policiers, les agents déposent les clés. Elle négocie avec le syndicat
majoritaire FO Pénitentiaire dans les séances souvent rugueuses où les
rapports de force sont parfois de l’ordre de la confrontation physique pour
cette femme petite et menue ;
• la fusion des professions d’avocat et de conseil juridique,
pour laquelle elle a reçu toutes les personnalités impliquées afin de formaliser
la loi du 31 décembre 1990.
Dans ces moments, elle note que les femmes
doivent faire leurs preuves et suscitent souvent plus d’énervement, qu’elle
analyse comme l’expression de la frustration des hommes qui s’estiment privés
d’un poste. Il est fréquent qu’on la considère avec légèreté ou désinvolture
avant que son interlocuteur ne réalise qu’elle n’est pas l’assistante ou la
collaboratrice, mais bien la titulaire du poste décisionnel.
Elle quitte ses fonctions après plus de deux
années d’exercice en raison du départ de son ministre le 1er octobre
1990, moqué pour avoir répondu à l’Assemblée nationale : « sur
52 évadés, on en a repris 53 ».
André Santini l’avait déjà pris pour cible
avec une saillie couronnée par le prix de l’humour politique en 1989 :
« Saint-Louis rendait la justice sous un chêne. Pierre Arpaillange la
rend comme un gland. ».
À 72 ans, elle note qu’elle a été de plus
en plus confrontée au sexisme au fil de son parcours en tant que membre du
Conseil constitutionnel puis du gouvernement (5) : « Les femmes
sont en train d’accéder au pouvoir, mais elles ne sont souvent qu’un alibi. Les
lieux de pouvoir sont des lieux machistes. Les mœurs ne changent pas (6). »
Elle témoigne pour l’histoire, sur le site du
Conseil constitutionnel : « J’étais la seule femme et je dois
maintenant avouer que je ressentais la singularité de ma condition », illustrant
ainsi les propos de Sandra O’Connor, première juge à la Cour suprême des
États-Unis, qu’elle ressentait comme « composée de huit juges, plus une
femme (7) ».
1)
Véronique Malbec.
2)
Entretien avec l’autrice du 25 août 2020.
3) Elle
est également la première femme membre du Conseil constitutionnel (1992), puis
la première femme déontologue de l’Assemblée nationale (2012).
4) Cahier
spécial de Libération « Femmes et pouvoir », mardi
10 avril 2007, issu de l’article d’Aurélie Olivesi de 2010, L’interrogation
sur la compétence politique en 2007 : une question de genre ?
5) Elle
est ministre des Affaires européennes entre 2002 et 2004.
6) Extrait
de Sexus Politicus, Christophe Deloire et Christophe Dubois,
éditions Albin Michel, 2006, page 211.
7) Site
Internet du Conseil constitutionnel : « 1992-2001 : Souvenirs
d’une femme au Conseil constitutionnel ».
Gwenola Joly-Coz,
Présidente du tribunal
judiciaire de Pontoise,
Membre de l’association « Femmes de justice »
Retrouvez tous les portraits de femmes pionnières, réalisés par Gwenola Joly-Coz
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