Propos jugés discriminatoires : Bruno Retailleau sous le coup d’une plainte déposée devant la Cour de justice de la République


lundi 18 août6 min
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Le ministre de l’Intérieur est visé par une plainte déposée le 8 août 2025 devant la Cour de justice de la République par l’ex-bâtonnière de Nîmes, agissant pour une association locale confidentielle. Elle dénonce des déclarations et des décisions de Bruno Retailleau jugées discriminatoires, notamment envers les Musulmans.

[EDIT le 18/08/2025 à 15h]

Bruno Retailleau visé par une plainte pour provocation à la haine et discrimination. Vendredi 8 août 2025, l’avocate Khadija Aoudia, ancienne bâtonnière du barreau de Nîmes, a saisi la Cour de justice de la République contre le ministre de l’Intérieur. Cette dernière agit au nom d’une association nîmoise - anonymisée dans la procédure - qui se présente comme œuvrant pour la représentation et la défense des populations issues des quartiers populaires.

Selon la plainte que le JSS a pu consulter, cette association, « conformément à son objet statutaire », est recevable à poursuivre Bruno Retailleau pour des faits susceptibles de « constituer l’infraction de provocation à la haine ou à la discrimination envers un groupe de personnes en raison de leur religion ou de leur origine nationale, commis dans l’exercice de ses fonctions ministérielles ».

« Une vision identitaire de la République »

Ce qui lui est reproché ? Depuis son entrée au gouvernement en septembre 2024, le ministre de l’Intérieur aurait multiplié les interventions publiques désignant comme menaçantes ou incompatibles avec les valeurs républicaines les personnes de confession musulmane, ainsi que, plus largement, les ressortissants algériens ou ceux perçus comme tels. Dans la plainte déposée devant la Cour de justice de la République, ces propos « ne peuvent être isolés ni réduits à une critique du fondamentalisme religieux ». Ils s’inscriraient dans « un discours global, structuré autour de références martiales, de figures hostiles et de dichotomies civilisationnelles, nourri d’une vision identitaire de la République ». L’ancrage revendiqué du ministre dans « un catholicisme conservateur » encadrerait idéologiquement ce positionnement.

Parmi la dizaine d’exemples cités figure une intervention du 29 septembre 2024 sur LCI, reprise par Le Figaro, pendant laquelle Bruno Retailleau déclare : « L’immigration n’est pas une chance pour la France » et « une société multiculturelle comporte des risques de devenir aussi une société multiraciste. […] Je pèse mes mots. » Autre extrait retenu : le 6 février 2025, toujours sur LCI, à propos d’une proposition de loi restreignant le droit du sol à Mayotte, il affirme : « Parce que là vous avez un exemple incroyable d’une société… totalement déséquilibrée par les flux migratoires. Or, ce sont des Musulmans, ils sont noirs, c’est simplement qu’aucune société, quelle que soit la culture, ne peut supporter une proportion… d’une submersion. »

Ses déclarations, comme ses décisions, sont visées. La plainte les décrit comme « nombreuses, convergentes et disséminées dans le temps », relevant d’« une même logique idéologique ». Elle cite notamment, le 22 mars 2025, le refus de Bruno Retailleau de se rendre à la Grande Mosquée de Paris pour le ramadan, rompant avec les usages républicains du dialogue interreligieux.

Y figurent aussi les annonces, en 2024 et 2025, de fermetures administratives visant plusieurs établissements scolaires privés musulmans, au nom de la sécurité ou du non-respect de la loi sur le séparatisme. « Or, aucune procédure équivalente ne semble avoir été engagée à l’égard d’établissements d’autres confessions dans une situation comparable », relève la plainte. 

Des propos inconcevables pour un ministre

Pour Khadija Aoudia, jointe par le JSS, Bruno Retailleau « cherche à convaincre l’ensemble de la nation française qu’elle ne peut être perçue que selon un seul modèle : une origine ethniquement européenne et issue d’une civilisation judéo-chrétienne (...). Quand on en arrive là, ça rappelle tout de même des périodes troubles de notre histoire ». Et d’avertir : « Si l’on devait suivre l’idéologie de Bruno Retailleau, il faudrait s’assimiler, ce qui conduit à une pensée unique. »

La plainte insiste sur le fait que les prises de parole du ministre « ne s’inscrivent pas dans l’anonymat d’un propos privé ou la subjectivité d’une opinion isolée ». En s’exprimant, il engagerait « l’institution républicaine toute entière ». Tolérer publiquement de tels propos, sans intervention de la justice, reviendrait, selon l’avocate, à leur conférer « une légitimité tacite ». Le délit de discrimination ne serait alors plus considéré comme une infraction, mais comme « une opinion tolérée », pire, « une opinion modélisante ».

Le document rappelle que la France est liée par plusieurs textes internationaux interdisant explicitement les discours de haine et imposant aux autorités publiques de les sanctionner. Sont cités le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 20, §2) et la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (articles 2 et 4). Ces instruments imposeraient aux États de réprimer les discours discriminatoires, sans qu’une exception puisse être accordée en raison de la fonction de M. Retailleau.

La conclusion est sans équivoque : « Les propos tenus par Monsieur Retailleau engagent sa responsabilité pénale ministérielle, dès lors qu’ils sont prononcés publiquement dans l’exercice ou à l’occasion de ses fonctions. Ces faits relèvent donc, conformément à l’article 68-1 de la Constitution, de la compétence exclusive de la Cour de justice de la République (CJR). »

Seules 0,24 % des plaintes sont transmises à la commission d’instruction de la CJR

Toutefois, Khadija Aoudia ne se fait guère d’illusions sur l’issue de la procédure. Cette dernière dit s’interroger sur « le rôle réel » de la Cour de justice de la République, ce qui constitue, selon elle, le second objectif de la démarche. Créée par la révision constitutionnelle du 27 juillet 1993 pour juger les crimes ou délits commis par les membres du gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions, la commission des requêtes de la CJR a reçu, au 31 août 2023, plus de 22 000 saisines. « Seules 53 ont été transmises à la commission d’instruction, soit 0,24 % des plaintes », déplore l’avocate.

Même si elle juge ses chances de succès « infimes », elle entend aller au bout des voies de recours, avec l’idée, en cas d’échec, de porter l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme, afin d’obtenir une décision contraignante sur la protection contre les discours incitant à la haine et à la discrimination.

« La défense de la dignité humaine, c’est le fil conducteur de tous les combats que j’ai menés dans ma vie pour lutter contre l’obscurantisme », conclut l’ex-bâtonnière.

« Les avocats doivent pouvoir exercer leur profession sans être mis en cause personnellement »

Depuis l’annonce de son dépôt de plainte, l’avocate a été la cible d’une vague de racisme et de sexisme sur les réseaux sociaux, a révélé France 3 Occitanie. Elle est ainsi réduite à des surnoms tels que « ma belle » ou « la p’tite dame algéro-française ». D’autres internautes l’ont également insultée de « pute algérienne » ou de « suceuse de babouches ». Certains messages vont jusqu’à la « provocation au viol », a-t-elle relaté au média.

Alertés, plusieurs confrères ont spontanément pris sa défense. La section nîmoise du Syndicat des avocats de France (SAF) a dénoncé des « violences intolérables », rappelant que « les avocats doivent pouvoir exercer leur profession sans être mis en cause personnellement ». La Conférence régionale des bâtonniers du Grand Sud-Est et de la Corse (COBSECO), ainsi que l’Ordre du barreau d’Alès, ont également exprimé leur soutien dans des communiqués.

Pour autant, l’avocate ne souhaite pas engager de poursuites contre ses détracteurs. « Je suis indulgente envers la société civile », a-t-elle expliqué, considérant que « les concitoyens sont aveuglés par les discours qui viennent des plus hautes sphères de l’État ».

Romain Tardino

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