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Le chiffre est tombé : 90 féminicides
ont été enregistrés en 2020. Vivement engagée dans la cause des femmes, la nouvelle
Première présidente de la cour d’appel de Poitiers, Gwenola Joly-Coz, a accepté
de livrer son regard sur ce bilan et ce fléau. L’ancienne présidente du
tribunal de Pontoise a porté à bras le corps le dossier des bracelets
électroniques pour les hommes violents. Co-fondatrice de l’association Femmes
de Justice, cette magistrate croit fort en la formation, et dirige à ce titre
la formation continue sur les violences faites aux femmes à l'ENM. Violences
conjugales, dispositif d’éloignement du conjoint violent, féminicide et
« drame amoureux », on fait le point.
Dans une vidéo publiée sur Facebook, le
garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti a communiqué les chiffres définitifs des
homicides conjugaux perpétrés en France en 2020. 90 féminicides ont été
enregistrés en 2020, sur un total de 106 crimes perpétrés. Alors que ces
chiffres sont en baisse par rapport à 2019, le ministre de la Justice les
trouve « porteurs d’espoir », même s’il reconnaît des résultats
« trop modestes ». Quel regard portez-vous sur ces chiffres ?
Évidemment, il est toujours porteur
d’espoir de voir ces chiffres baisser, surtout quand on sait que c’est une
première depuis que l’on a commencé à décompter ces crimes, c’est-à-dire depuis
12 ans.
Habituellement, c’est le ministère de
l’Intérieur qui assure ce comptage, via l’ « Étude des violences
conjugales et homicides ». Auparavant, on le devait à l'Observatoire
national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), qui a cessé
définitivement son activité au 31 décembre 2020. Aujourd’hui, les
associations d’aide aux femmes réalisent elles-aussi ce décompte sur les
réseaux sociaux, afin de à rendre visibles ces chiffres.
Cette baisse des féminicides, on la
devrait, selon le garde des Sceaux, au regard que « la société toute
entière porte sur ces violences conjugales et sur ces crimes odieux, au travail
des associations et aux moyens que le ministère de la Justice a mobilisés pour
lutter contre ces violences ». Partagez-vous ces explications ?
À ces explications que je partage, je
rajouterai, vous en conviendrez, l’engagement des magistrats. Les magistrats ne
sont pas déconnectés de la réalité, comme on peut parfois l’entendre. Ils sont
en lien direct avec la société et adaptent leurs méthodes de travail, leur
vision des contentieux. Nous avons une vision moderne sur la société et
comprenons ce qui s’y passe.
La magistrature a pris toute conscience de
ce fléau, et s’est formée pour y répondre. Elle s’est aussi mobilisée en
mettant en place des projets au sein des juridictions. Je le constate aussi en
tant que directrice de la formation continue sur les violences faites aux
femmes à l’École nationale de la magistrature qui existe depuis plusieurs
années déjà. Je constate l’engagement de la profession. Je forme mes collègues,
les juges aux affaires familiales notamment, aux concepts de l’emprise, du
psycho trauma. Il est essentiel que la profession soit formée sur ces questions
pour permettre un changement des pratiques. À l’ENM, on essaie de faire les
choses de façon innovante, en lien avec la société. Au cours des cette
formation, nous avons par exemple invité Xavier Legrand, le réalisateur du
film Jusqu’à la garde, film qui s’ouvre justement sur une longue scène de
parents en plein divorce face au juge.
« Je suis pour l’utilisation de ce
mot « féminicide ». On en a besoin socialement. »
L’année 2020 a été particulière à
plus d’un titre. Quels impacts le confinement a-t-il eu sur ce fléau ?
Les hommes violents ont tendance à
considérer leur femme comme leur objet, leur propriété. Durant les
confinements, ces femmes sont restées enfermées à huis clos au sein du domicile
conjugal, amplifiant donc ce mécanisme de domination. Le contexte était
malheureusement favorable au développement des violences. On le savait. C’est
pourquoi, en tant que magistrat, nous avons fait preuve d’une vigilance accrue
au cours de cette période.
Durant cette période, j’étais encore
présidente du tribunal de Pontoise, et nous avons mené une politique très
engagée contre les violences faites aux femmes. Pendant le confinement, nous
avons ouvert, de concert avec les associations d’aide aux femmes, des points de
rencontre dans les supermarchés, de façon à ce que les victimes puissent venir
les voir en toute discrétion pendant qu’elles faisaient leurs courses, pour
être aidées ou recueillir des informations. Nous avons également fait de même
dans les pharmacies, avec l’impression sur les sachets des informations pouvant
leurs être utiles (numéro de téléphone d’aide aux victimes…).
Il était primordial à ce moment-là de ne
pas perdre le lien avec ces femmes.
Déploiement des bracelets
anti-rapprochement, distribution de téléphones « grave danger », mise
en place dans notre droit des ordonnances de protection (loi 2010)… les outils
mis en place pour lutter contre les violences conjugales vous paraissent-ils
suffisants ?
À mon sens, les outils sont là. En 2020,
sont en effet venus, en complément de l’arsenal existant, les bracelets
anti-rapprochement, dispositif déjà effectif en Espagne, que je défends depuis
des années puisque j’ai présenté ce dossier à quatre garde des Sceaux
différents. Je me suis donc réjouie de son lancement par le ministre de la
Justice le 24 novembre 2020, à Pontoise. Le premier bracelet y a
d’ailleurs été posé en octobre 2020.
Son dispositif est différent de celui du
téléphone « grave danger » (TGD) mis en place en 2014, où la victime
est active, et que nous pouvons résumer par « si j’ai peur,
j’appelle ». Le bracelet anti-rapprochement, qui permet d’assurer le
contrôle à distance des conjoints ou ex-conjoints violents, fonctionne
différemment. Il géolocalise, à l’aide du bracelet, le conjoint ou ex-conjoint
violent et la victime, via un boîtier. Si le porteur du bracelet
s'approche de la personne protégée au-delà d'un périmètre défini par le juge,
la victime est alertée par SMS via une plateforme de téléassistance. Plusieurs
calibrages sont possibles, puisque le porteur du bracelet peut lui aussi être
averti qu’il ne respecte pas la distance imposée. S’il ne rebrousse pas chemin,
les forces de l'ordre sont alertées.
Ce dispositif ne fait pas de miracle, mais
c’est un outil de plus pour protéger les femmes victimes de violences, qui
connaissent différents profils. Il y a en effet les victimes que l’on connaît,
elles sont identifiées et ont déjà déposé plusieurs plaintes. Ces dispositifs
peuvent donc être mis en place pour assurer leur protection. Mais on a aussi
toute une série de victimes qu’on ne connaît pas du tout, et là, il est très
difficile d’agir.
Nous parlons aujourd’hui de
« féminicide ». Toutefois, le mot est récent. Que pensez-vous de l’utilisation
de ce terme ?
Je suis pour l’utilisation du mot
« féminicide ». Vous savez, en tant que juriste, le mot est très
important pour moi. Je ne milite pas pour qu’il soit inscrit dans le Code
pénal, le droit n’a pas besoin, à mon sens, de nouveaux termes juridiques. Mais
on en a besoin socialement.
Il faut s'attarder sur les mots, le choix
de la sémantique n'est jamais neutre. Les mots on un sens. Ici, il nomme le
meurtre d’une femme par un homme, motivé par l’appropriation, l’emprise, la
jalousie et la domination. Son utilisation permet de resituer le crime, mais
donne aussi une direction : le mot est mobilisateur, il cherche à attirer
l’attention, il choque aussi un peu. Son utilisation vise donc à alerter, pour
faire baisser le nombre de femmes tuées. En septembre 2019, j’avais justement
prononcé un discours sur l’utilité de ce mot, et j’y expliquais que parfois, il
faut inventer un vocabulaire pour conscientiser, pour faire émerger de
nouvelles conceptions. Je me souviens que certains, à l’époque, avaient été
choqués par l’utilisation de ce mot « féminicide » et étaient venus
me voir. Je leur avais expliqué son importance, car à mon sens, nous ne pouvons
bien concevoir sans bien nommer. Il faut faire preuve de pédagogie.
Je me réjouis de constater depuis quelques
années une réelle tendance, au sein de la magistrature, à s’approprier ce
terme. Il faut continuer dans ce sens.
Nous parlions encore, il y a quelques
années, de « crime passionnel ». Cette expression – qui donnait
l’impression que l’amour pouvait « excuser » ou du moins expliquer
cet acte, comme si nous pouvions « tuer par amour » – semble
aujourd’hui disparaître…
Je ne serais pas aussi catégorique.
L’expression – qui, je le rappelle, n’existe pas juridiquement– est encore trop
souvent utilisée dans les médias, et je le déplore. D’ailleurs, les
associations d’aide aux femmes le dénoncent sur les réseaux.
Il faut bannir de notre vocabulaire les
expressions « drames amoureux » ou « crimes passionnels »,
parce qu'associer le meurtre aux sentiments, à l'amour ou à la passion, c'est
accepter le fait que la parole quotidienne soit traversée par des incohérences
sémantiques qui semblent expliquer le crime. Je trouve cette expression très
grave, comme si l’amour et la passion pouvaient justifier la mort, comme si
elle autorisait les hommes à tuer ! Cette formule tend à entretenir la
confusion, à l’avantage des auteurs. Ça banalise tout. La parole, le choix des
mots est très important, et ne peut porter ces incohérences
Dans le droit en effet, au XIXe siècle,
le mari violent ou assassin disposait de « circonstances atténuantes »
s’il surprenait sa femme avec son amant. Mais c’était il y a plus d’un
siècle ! À ce sujet, je conseillerais d’ailleurs la lecture du livre de Victoria
Vanneau, La Paix des ménages paru en 2016 (Anamosa),
consacré à l’histoire des violences conjugales au XIXe-XXIe siècles.
Dimanche 7 février à Fréjus, une
femme a été mortellement poignardée par son compagnon, ce qui porte à 10 le
nombre de femmes décédées sous les coups de leur compagnon ou ex-compagnon
depuis le début de l’année. Les féminicides sont en effet majoritairement
commis par les conjoints ou ex-conjoints des victimes. Quelles seraient, selon
vous, les solutions à mettre en place pour mieux protéger et accompagner les
femmes victimes de violence ?
Encore une fois, je pense que les outils
sont là, l’arsenal juridique est complet. Ne reste plus qu’à s’en servir.
L’éloignement des conjoints, les TGD et l’ordonnance de protection sont des
dispositifs efficaces, mais pour qu’ils soient utilisés, il faut former.
Soulignons toutefois que la protection
n’est pas, au départ, la vocation de la justice. Cette dernière est là pour
juger, pour sanctionner les auteurs des faits commis. Le juge pour enfants au
tribunal de Bobigny, Édouard Durand, a fait à ce sujet un travail
remarquable sur la notion de protection. Il y a tout un travail à faire pour
changer le curseur.
Je crois surtout en la bonne synergie
locale entre le tribunal, les élus locaux, les associations et les forces de
l’ordre, pour être au plus proche des victimes.
Enfin, quid de l’accompagnement
des conjoints violents ?
La question est en effet très importante.
Pour reprendre l’exemple du tribunal de Pontoise que je connais bien, le
Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) a mis en place un
programme spécial destiné aux auteurs des violences conjugales. Ces stages de
sensibilisation prennent la forme de groupes de paroles, permettant aux auteurs
de réfléchir à leur violence, aux droits qu’ils pensent avoir sur leur femme.
Le but est de déconstruire leurs préjugés, leur sentiment de propriété. Mais
ces services coûtent cher. Ils sont pourtant essentiels. Pour rappel, nous
savons que c’est, dans la majorité des cas, lors de la séparation du couple que
les crimes sont commis. Les femmes doivent alors préparer leur rupture, en
étant accompagnées par les associations, la famille et l’entourage. C’est un
véritable sujet sociologique.
Propos recueillis par Constance Périn
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