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Sexualité, vie amoureuse et atteinte à la vie privée


lundi 15 février 202110 min
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15/02/2021 10:02:29 1 1 2386 10 0 11795 2297 2363 Parce qu’on ne tue pas par amour - Entretien avec Gwenola Joly-Coz, Première présidente de la cour d’appel de Poitiers

 

Le chiffre est tombé : 90 féminicides ont été enregistrés en 2020. Vivement engagée dans la cause des femmes, la nouvelle Première présidente de la cour d’appel de Poitiers, Gwenola Joly-Coz, a accepté de livrer son regard sur ce bilan et ce fléau. L’ancienne présidente du tribunal de Pontoise a porté à bras le corps le dossier des bracelets électroniques pour les hommes violents. Co-fondatrice de l’association Femmes de Justice, cette magistrate croit fort en la formation, et dirige à ce titre la formation continue sur les violences faites aux femmes à l'ENM. Violences conjugales, dispositif d’éloignement du conjoint violent, féminicide et « drame amoureux », on fait le point.

 

  

 

Dans une vidéo publiée sur Facebook, le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti a communiqué les chiffres définitifs des homicides conjugaux perpétrés en France en 2020. 90 féminicides ont été enregistrés en 2020, sur un total de 106 crimes perpétrés. Alors que ces chiffres sont en baisse par rapport à 2019, le ministre de la Justice les trouve « porteurs d’espoir », même s’il reconnaît des résultats « trop modestes ». Quel regard portez-vous sur ces chiffres ?

Évidemment, il est toujours porteur d’espoir de voir ces chiffres baisser, surtout quand on sait que c’est une première depuis que l’on a commencé à décompter ces crimes, c’est-à-dire depuis 12 ans.

Habituellement, c’est le ministère de l’Intérieur qui assure ce comptage, via l’ « Étude des violences conjugales et homicides ». Auparavant, on le devait à l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), qui a cessé définitivement son activité au 31 décembre 2020. Aujourd’hui, les associations d’aide aux femmes réalisent elles-aussi ce décompte sur les réseaux sociaux, afin de à rendre visibles ces chiffres.

 

 

Cette baisse des féminicides, on la devrait, selon le garde des Sceaux, au regard que « la société toute entière porte sur ces violences conjugales et sur ces crimes odieux, au travail des associations et aux moyens que le ministère de la Justice a mobilisés pour lutter contre ces violences ». Partagez-vous ces explications ?

À ces explications que je partage, je rajouterai, vous en conviendrez, l’engagement des magistrats. Les magistrats ne sont pas déconnectés de la réalité, comme on peut parfois l’entendre. Ils sont en lien direct avec la société et adaptent leurs méthodes de travail, leur vision des contentieux. Nous avons une vision moderne sur la société et comprenons ce qui s’y passe.

La magistrature a pris toute conscience de ce fléau, et s’est formée pour y répondre. Elle s’est aussi mobilisée en mettant en place des projets au sein des juridictions. Je le constate aussi en tant que directrice de la formation continue sur les violences faites aux femmes à l’École nationale de la magistrature qui existe depuis plusieurs années déjà. Je constate l’engagement de la profession. Je forme mes collègues, les juges aux affaires familiales notamment, aux concepts de l’emprise, du psycho trauma. Il est essentiel que la profession soit formée sur ces questions pour permettre un changement des pratiques. À l’ENM, on essaie de faire les choses de façon innovante, en lien avec la société. Au cours des cette formation, nous avons par exemple invité Xavier Legrand, le réalisateur du film Jusqu’à la garde, film qui s’ouvre justement sur une longue scène de parents en plein divorce face au juge.

 

 

 

« Je suis pour l’utilisation de ce mot « féminicide ». On en a besoin socialement. »

 

 

 

L’année 2020 a été particulière à plus d’un titre. Quels impacts le confinement a-t-il eu sur ce fléau ?

Les hommes violents ont tendance à considérer leur femme comme leur objet, leur propriété. Durant les confinements, ces femmes sont restées enfermées à huis clos au sein du domicile conjugal, amplifiant donc ce mécanisme de domination. Le contexte était malheureusement favorable au développement des violences. On le savait. C’est pourquoi, en tant que magistrat, nous avons fait preuve d’une vigilance accrue au cours de cette période.

Durant cette période, j’étais encore présidente du tribunal de Pontoise, et nous avons mené une politique très engagée contre les violences faites aux femmes. Pendant le confinement, nous avons ouvert, de concert avec les associations d’aide aux femmes, des points de rencontre dans les supermarchés, de façon à ce que les victimes puissent venir les voir en toute discrétion pendant qu’elles faisaient leurs courses, pour être aidées ou recueillir des informations. Nous avons également fait de même dans les pharmacies, avec l’impression sur les sachets des informations pouvant leurs être utiles (numéro de téléphone d’aide aux victimes…).

Il était primordial à ce moment-là de ne pas perdre le lien avec ces femmes.

 

 

Déploiement des bracelets anti-rapprochement, distribution de téléphones « grave danger », mise en place dans notre droit des ordonnances de protection (loi 2010)… les outils mis en place pour lutter contre les violences conjugales vous paraissent-ils suffisants ?

À mon sens, les outils sont là. En 2020, sont en effet venus, en complément de l’arsenal existant, les bracelets anti-rapprochement, dispositif déjà effectif en Espagne, que je défends depuis des années puisque j’ai présenté ce dossier à quatre garde des Sceaux différents. Je me suis donc réjouie de son lancement par le ministre de la Justice le 24 novembre 2020, à Pontoise. Le premier bracelet y a d’ailleurs été posé en octobre 2020.

Son dispositif est différent de celui du téléphone « grave danger » (TGD) mis en place en 2014, où la victime est active, et que nous pouvons résumer par « si j’ai peur, j’appelle ». Le bracelet anti-rapprochement, qui permet d’assurer le contrôle à distance des conjoints ou ex-conjoints violents, fonctionne différemment. Il géolocalise, à l’aide du bracelet, le conjoint ou ex-conjoint violent et la victime, via un boîtier. Si le porteur du bracelet s'approche de la personne protégée au-delà d'un périmètre défini par le juge, la victime est alertée par SMS via une plateforme de téléassistance. Plusieurs calibrages sont possibles, puisque le porteur du bracelet peut lui aussi être averti qu’il ne respecte pas la distance imposée. S’il ne rebrousse pas chemin, les forces de l'ordre sont alertées.

Ce dispositif ne fait pas de miracle, mais c’est un outil de plus pour protéger les femmes victimes de violences, qui connaissent différents profils. Il y a en effet les victimes que l’on connaît, elles sont identifiées et ont déjà déposé plusieurs plaintes. Ces dispositifs peuvent donc être mis en place pour assurer leur protection. Mais on a aussi toute une série de victimes qu’on ne connaît pas du tout, et là, il est très difficile d’agir.

 

 

Nous parlons aujourd’hui de « féminicide ». Toutefois, le mot est récent. Que pensez-vous de l’utilisation de ce terme ?

Je suis pour l’utilisation du mot « féminicide ». Vous savez, en tant que juriste, le mot est très important pour moi. Je ne milite pas pour qu’il soit inscrit dans le Code pénal, le droit n’a pas besoin, à mon sens, de nouveaux termes juridiques. Mais on en a besoin socialement.

Il faut s'attarder sur les mots, le choix de la sémantique n'est jamais neutre. Les mots on un sens. Ici, il nomme le meurtre d’une femme par un homme, motivé par l’appropriation, l’emprise, la jalousie et la domination. Son utilisation permet de resituer le crime, mais donne aussi une direction : le mot est mobilisateur, il cherche à attirer l’attention, il choque aussi un peu. Son utilisation vise donc à alerter, pour faire baisser le nombre de femmes tuées. En septembre 2019, j’avais justement prononcé un discours sur l’utilité de ce mot, et j’y expliquais que parfois, il faut inventer un vocabulaire pour conscientiser, pour faire émerger de nouvelles conceptions. Je me souviens que certains, à l’époque, avaient été choqués par l’utilisation de ce mot « féminicide » et étaient venus me voir. Je leur avais expliqué son importance, car à mon sens, nous ne pouvons bien concevoir sans bien nommer. Il faut faire preuve de pédagogie.

Je me réjouis de constater depuis quelques années une réelle tendance, au sein de la magistrature, à s’approprier ce terme. Il faut continuer dans ce sens.

 

 

Nous parlions encore, il y a quelques années, de « crime passionnel ». Cette expression – qui donnait l’impression que l’amour pouvait « excuser » ou du moins expliquer cet acte, comme si nous pouvions « tuer par amour » – semble aujourd’hui disparaître…

Je ne serais pas aussi catégorique. L’expression – qui, je le rappelle, n’existe pas juridiquement– est encore trop souvent utilisée dans les médias, et je le déplore. D’ailleurs, les associations d’aide aux femmes le dénoncent sur les réseaux.

Il faut bannir de notre vocabulaire les expressions « drames amoureux » ou « crimes passionnels », parce qu'associer le meurtre aux sentiments, à l'amour ou à la passion, c'est accepter le fait que la parole quotidienne soit traversée par des incohérences sémantiques qui semblent expliquer le crime. Je trouve cette expression très grave, comme si l’amour et la passion pouvaient justifier la mort, comme si elle autorisait les hommes à tuer ! Cette formule tend à entretenir la confusion, à l’avantage des auteurs. Ça banalise tout. La parole, le choix des mots est très important, et ne peut porter ces incohérences

Dans le droit en effet, au XIXe siècle, le mari violent ou assassin disposait de « circonstances atténuantes » s’il surprenait sa femme avec son amant. Mais c’était il y a plus d’un siècle ! À ce sujet, je conseillerais d’ailleurs la lecture du livre de Victoria Vanneau, La Paix des ménages paru en 2016 (Anamosa), consacré à l’histoire des violences conjugales au XIXe-XXIe siècles. 

 

 

Dimanche 7 février à Fréjus, une femme a été mortellement poignardée par son compagnon, ce qui porte à 10 le nombre de femmes décédées sous les coups de leur compagnon ou ex-compagnon depuis le début de l’année. Les féminicides sont en effet majoritairement commis par les conjoints ou ex-conjoints des victimes. Quelles seraient, selon vous, les solutions à mettre en place pour mieux protéger et accompagner les femmes victimes de violence ?

Encore une fois, je pense que les outils sont là, l’arsenal juridique est complet. Ne reste plus qu’à s’en servir. L’éloignement des conjoints, les TGD et l’ordonnance de protection sont des dispositifs efficaces, mais pour qu’ils soient utilisés, il faut former.

Soulignons toutefois que la protection n’est pas, au départ, la vocation de la justice. Cette dernière est là pour juger, pour sanctionner les auteurs des faits commis. Le juge pour enfants au tribunal de Bobigny, Édouard Durand, a fait à ce sujet un travail remarquable sur la notion de protection. Il y a tout un travail à faire pour changer le curseur.

Je crois surtout en la bonne synergie locale entre le tribunal, les élus locaux, les associations et les forces de l’ordre, pour être au plus proche des victimes.

 

 

Enfin, quid de l’accompagnement des conjoints violents ?

La question est en effet très importante. Pour reprendre l’exemple du tribunal de Pontoise que je connais bien, le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) a mis en place un programme spécial destiné aux auteurs des violences conjugales. Ces stages de sensibilisation prennent la forme de groupes de paroles, permettant aux auteurs de réfléchir à leur violence, aux droits qu’ils pensent avoir sur leur femme. Le but est de déconstruire leurs préjugés, leur sentiment de propriété. Mais ces services coûtent cher. Ils sont pourtant essentiels. Pour rappel, nous savons que c’est, dans la majorité des cas, lors de la séparation du couple que les crimes sont commis. Les femmes doivent alors préparer leur rupture, en étant accompagnées par les associations, la famille et l’entourage. C’est un véritable sujet sociologique.

 

Propos recueillis par Constance Périn




Retrouvez tous les portraits de femmes pionnières, réalisés par Gwenola Joly-Coz


 

 

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