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Icône féministe, Gisèle Halimi est également cette avocate qui, au-delà des causes essentielles qu’elle a défendues, a marqué la pratique du droit de son sceau. L’ensemble de son parcours est aujourd’hui raconté dans une pièce de théâtre qui lui est consacrée, Une farouche liberté.

Elle le dit elle-même, la justice a été la grande affaire de sa vie. Mise en lumière par la scénariste Léna Paugam, Gisèle Halimi occupe l’espace de la pièce de théâtre Une farouche liberté. Le spectacle, qui navigue de ville en ville depuis plusieurs mois, a notamment fait étape à Arès (33), vendredi 14 novembre. Au sein de l’Espace Brémontier, le public a assisté à l’exposé de sa vie, dont le rythme tourbillonnant illustre la passion qui l’a guidée jusqu’à sa mort, en 2020. Dans un dialogue à deux voix (incarnant, pour la première fois, une Gisèle Halimi jeune, et l’autre plus mature), la pièce décrypte le parcours de l’avocate, militante féministe et femme politique.
Le récit est d’autant plus juste qu’il est en fait tiré de l’ouvrage éponyme écrit par la journaliste et grande reporter Annick Cojean, qui, un jour d’hiver, a « frappé à [l]a porte » de Gisèle Halimi, inspirée par cette « insurgée » désireuse de bouleverser les rapports de domination entre les sexes. « J’avais envie de lui donner la parole », explique-t-elle. De cette rencontre naît un livre d’entretien autobiographique, qui a été ensuite repris et approfondi par Léna Paugam, à travers une mise en scène humble et fidèle à la parole de l’avocate.
La pièce démarre en Tunisie, le pays natal de l’avocate, sur un tête-à-tête avec sa mère, Fritna, mariée à moins de 15 ans, mère à 16 ans. A travers les mots de l’actrice Marie-Christine Barrault, l’enfance particulièrement dure de Gisèle Halimi laisse déjà deviner les raisons de son insoumission chronique. « Née du mauvais côté », celui des femmes, et réduite à cette condition, la jeune fille à qui l’on rappelle régulièrement son infériorité face aux garçons fait grandir en elle une « rébellion viscérale », terreau d’un engagement féministe qui ne la lâchera jamais.
Devant un écran bleu, le fond sonore rappelant les vagues de La Goulette, la jeune femme saisit vite l’importance de l’indépendance financière des femmes, du savoir et de l’indiscipline. Elle s’installe à Paris, suit des études de droit, prête serment à Tunis et s’investit immédiatement en faveur de l’indépendance de la Tunisie, puis de l’Algérie.
L’avocate se confronte alors à un système de torture et de viol, d’audiences expéditives et de condamnations à mort. Bien assis sur son siège, difficile pour le spectateur d’imaginer qu’à seulement 26 ans, la jeune femme a bataillé tous les jours pour sauver les vies de « fellagas », quitte à en devenir « une traîtresse pour la France ». L’exemple du procès de Moknine, en 1953, est particulièrement parlant pour comprendre la rudesse de ses premiers procès. Cette année-là, cinquante-sept Tunisiens sont accusés d’avoir participé au massacre de gendarmes au cours d’une émeute consécutive à une manifestation pour l’indépendance. Pour Gisèle Halimi, le constat est clair : « La justice coloniale voulait frapper un grand coup et faire un exemple ». L’un de ses clients est condamné à mort. L’avocate, alors incarnée par la seconde actrice, Hinda Abdelaoui,habitée etimpeccable dans le rôle, décritla pression qui pèse sur ses épaules. En janvier 1954, elle rejoint Paris : c’est la première fois qu’une femme plaide le recours en grâce d’un condamné à mort politique. S’ensuit un récit surréaliste au sein duquel la vie d’un homme dépend d’un président aux airs paternalistes, René Coty, « à l’Ouest », et ignorant tout du dossier.
Dans ce même contexte historique, le cas de Djamila Boupacha marque un tournant décisif pour Gisèle Halimi, qui, au fur et à mesure du procès, installe les bases d’une « méthode » (consciente ou inconsciente ?), qui participera plus tard à sa réputation et dessinera le style de sa défense. Le cas est selon elle « exemplaire ». Elle explique : « Djamila Boupacha représentait tout ce que je voulais défendre. Son dossier était même un parfait condensé des combats qui m’importaient ». Lutte contre la torture, dénonciation du viol, soutien à l’indépendance des peuples et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes… Gisèle Halimi s’y retrouve et se saisit entièrement d’une bataille qui marquera sa carrière. Le procès de cette jeune militante du FLN qui a avoué son intention de poser une bombe est l’occasion pour l’avocate de briser le tabou et de dénoncer la torture par le viol. A Paris, elle ameute l’opinion, écrit à De Gaulle et Malraux, informe François Mauriac, et surtout, expose en détail les faits à Simone de Beauvoir. L’intellectuelle (dont la personnalité très cérébrale mais peu émotive peut déstabiliser) la soutient et publie une tribune dans Le Monde, à l’impact considérable. Djamila Boupacha est finalement amnistiée en 1962. Pour Gisèle Halimi, « ce procès, c’est le procès de tous ». La méthode Halimi est née, quitte à transgresser la loi. « J’avais trahi le secret professionnel en divulguant devant l’opinion publique les détails du dossier. Comme je l’avais pressenti avant ma prestation de serment, pour obtenir la justice que je voulais, il fallait donc parfois transgresser la déontologie ».
Dix ans plus tard, à l’automne 1972, un procès qui imprimera la vie des femmes d’un avant et d’un après, prend place dans l’enceinte du tribunal pour enfants de Bobigny. La prévenue, Marie-Claire Chevalier, alors âgée de 17 ans, comparait à huis-clos pour avoir avorté à l’aide d’une « faiseuse d’ange », à la suite du viol qu’elle a subi l’année précédente.Pour la féministe, l’affaire est un « cas flagrant d’injustice, de maltraitance et de discrimination sociale ». Sur scène, son personnage use à nouveau du même terme, peut-être déconcertant : « exemplaire ». C’est que l’occasion est parfaite pour entreprendre un procès politique d’envergure et s’adresser, « par-dessus la tête des magistrats », à l’opinion publique. Elle insiste. « Il existait des lois ineptes. Mon rôle était d’en faire le procès ».
Après plusieurs semaines houleuses, Marie-Claire Chevalier est relaxée. Et le procès est devenu celui de la pénalisation de l’avortement du viol. Trois ans plus tard, avec le soutien de Valérie Giscard d’Estaing et la collaboration de Simone Veil, il prend la forme d’une loi : l’IVG est autorisée en France. Cette victoire, provoquée entre autres par le combat acharné de l’avocate, signe également l’efficacité de sa méthode. Encore une fois, les mécanismes sont les mêmes qu’en 1962 ou qu’en 1978 (lorsqu’elle a défendu deux femmes belges violemment agressées à Marseille). S’emparer d’une affaire « exemplaire » pour défendre ses convictions, interpeller l’opinion publique, remettre en question la loi et réclamer un changement aux juges. Gisèle Halimi a fait de cette affaire « un événement » et elle l’assume pleinement. Elle a appelé à la barre des personnalités politiques et du monde artistique pour lui donner un écho médiatique. Certains lui reprocheront cette manie du procès-spectacle : et alors ?
Des combats sans âge Au fur et à mesure de l’avancée de la pièce de théâtre, le spectateur prend conscience du curriculum vitae hors normes du personnage principal. Si le duo d’actrices sur scène aura pu l’étonner à l’ouverture des rideaux, il se rend compte que deux comédiennes ne sont pas de trop pour porter la puissance d’une telle femme. A chaque minute qui passe, l’admiration qu’on lui porte s’épaissit un peu plus. De la qualification du viol comme un crime, à son combat de tous les jours pour la réappropriation de leur corps par les femmes, on découvre également les coulisses de sa carrière politique, souvent estompée au profit des aventures de sa robe noire raccommodée maintes et maintes fois. Si elle a mis fin à son mandat de députée au bout de trois ans (« la politique n’a pas de voulu de moi »), l’écran de la scène qui fait dérouler la totalité des textes de projets de loi qu’elle a proposés met en évidence sa ténacité et la cohérence de ses batailles : droit pour la mère de transmettre son nom, interdiction des enquêtes de moralité sur les victimes de viol, création d’un fonds de garantie pour les pensions alimentaires, interdiction de toute incitation au sexisme dans les publicités pour la jeunesse… Jamais placées à l’ordre du jour, ses tentatives législatives démontrent l’indéniable modernité dont elle faisait preuve. Cinq ans après sa mort, et presque cent ans après sa naissance, difficile de ne pas penser aux prises de position qu’elles auraient sans doute eues à l’égard de procès marquants, comme l’affaire Pelicot. A l’extérieur du palais de justice de Nîmes, les foules de jeunes femmes scandant des messages de soutien à la victime n’étaient pas sans rappeler celles de Bobigny, quelques décennies auparavant. A Arès, on se lève et on applaudit les actrices, leurs dernières répliques en tête. « Il faut une relève à qui tendre le flambeau. Si on arrête, on dégringole. Si on arrête, on est foutues ». Merci Gisèle.
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