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À propos de son passionnant reportage sur le procès de Nuremberg réédité à l’occasion de la commémoration des quatre-vingts ans du début de ce procès inaugural

Joseph Kessel, homme d’une rare humanité, arbore mille visages : il fut tout à la fois écrivain, grand reporter, chroniqueur judiciaire, aviateur de guerre comme engagé volontaire durant la Grande Guerre, résistant au cours de la Seconde Guerre mondiale…
Auteur d’une riche œuvre littéraire avec notamment sa grande fresque romanesque “Le tour du malheur”, Joseph Kessel nous laisse aussi Le Chant des partisans (coécrit avec son neveu Maurice Druon) qui a constitué l’hymne de la Résistance française. À l’instar d’Antoine de Saint-Exupéry qui comme lui fut aviateur de guerre et écrivain, il a la conviction qu’on ne doit pas se payer de mots, et que les écrits n’ont de sens et de valeur que lorsque l’action s’y conforme et vient attester de leur sincérité et de leur exactitude (1).
Avec courage, il a œuvré dans la Résistance contre le régime nazi. Son engagement contre la barbarie et ses crimes sans équivalent a trouvé son prolongement naturel dans sa volonté de témoigner par sa plume inspirée, comme journaliste (pour le journal France Soir), sur le procès de Nuremberg. Vingt-deux des plus hauts responsables du régime nazi, à l’exemple d’Hermann Goering (numéro 2 du régime), ont effectivement été jugés et n’ont pu s’échapper en toute impunité (2). Il sait que l’injustice se nourrit de silence. Il a conscience du caractère inaugural de ce procès qui s’est tenu dans la salle 600 du tribunal de Nuremberg du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946 et qui a constitué “l’acte de naissance de la justice pénale internationale”.
Or, vient juste de paraître de manière opportune, à l’occasion de la commémoration des 80 ans du début de ce procès historique, une réédition du passionnant reportage que Joseph Kessel (3) lui a consacré et qui n’a pas pris une ride.
Il s’agit d’un procès fondateur car pour la première fois des individus et non des États devaient répondre de leurs crimes devant une juridiction pénale internationale. Pour la première fois, des dirigeants de premier plan – en l’occurrence les plus hauts dignitaires du régime nazi – devaient être jugés non seulement pour des crimes de guerre mais aussi pour des incriminations totalement nouvelles à l’instar du crime contre l’humanité, et du crime contre la paix (nommé à présent crime d’agression) (4).
Les Alliés – particulièrement les Américains – ont eu la farouche volonté durant ce procès devant le tribunal militaire international de Nuremberg de gagner “la bataille des images” et plus généralement “la bataille de la communication”. Ils avaient la sereine conviction qu’il fallait démontrer à l’opinion publique mondiale que cette juridiction était impartiale et n’incarnait pas la justice des vainqueurs, mais avait vocation à infliger de justes châtiments aux plus grandes figures du Troisième Reich. Il est du reste symptomatique de constater qu’à l’exemple de Joseph Kessel, les plus grands journalistes et écrivains ont couvert ce procès emblématique à l’instar de John Dos Passos, Elsa Triolet, Walter Cronkite (de la chaîne américaine CBS), et Victoria Ocampo.
Avec une plume aussi sobre qu’élégante, Joseph Kessel, capte avec maestria l’âme de cette audience. L’auteur journaliste nous montre des juges qui ont un souci aigu de l’impartialité de cette juridiction pénale internationale. Ils font face à des accusés qui sont des “faux demi-dieux” ayant perdu toute dignité.
Les Alliés, en organisant le procès de Nuremberg, ont eu la volonté de faire en sorte que cette procédure ne puisse encourir le grief d’être une justice des vainqueurs qui consacrerait un pur rapport de force et rendrait un verdict aussi partisan que contestable. Joseph Kessel, tout en montrant l’humanité des juges, met en lumière leur impartialité. Il nous dépeint des hommes animés par une volonté scrupuleuse d’exactitude, une exigence de vérité quasi scientifique. Il écrit à ce sujet :
“Tout est net, ordonné, limpide et froid. Tout fait songer non pas à une cour de justice mais à un laboratoire étrange, à une salle d’expérience. – Et les écouteurs dont chaque tête est coiffée, achèvent de donner à la scène je ne sais quelle rigueur scientifique et comme l’image d’une auscultation collective (5). […] Les vingt sujets de la recherche scientifique sont là (6). […] Face à eux siègent les arbitres de l’expérience : les juges, c’est-à-dire des moustaches blanches à la française, des visages anglais étroits et calmes, des Américains aux traits simples et deux jeunes officiers russes qui ont l’air d’écoliers appliqués […] Il suffit simplement de mettre en ordre les signes de l’équation (7)”.
Ce souci d’impartialité qui conditionne la légitimité du tribunal de Nuremberg, Joseph Kessel en trouve la manifestation sur le terrain crucial de l’administration de la preuve. Il ne fallait pas seulement des preuves qui émanent des alliés, mais surtout des documents qui proviennent du régime nazi lui-même. Il était nécessaire de trouver aussi bien des photographies et des images filmées par les nazis eux-mêmes que des archives écrites du Troisième Reich.
Joseph Kessel évoque ainsi le procureur américain qui donne lecture de documents provenant des hauts dignitaires nazis : “Il lit des textes, des minutes de réunions secrètes, des instructions envoyées par Hitler, des comptes rendus de conférences diplomatiques (8)”. Le grand reporter consacre de longues pages aux interceptions téléphoniques qui sont lues par un représentant du ministère public sur les conversations de Goering avec Seyss-Inquart, le chef nazi autrichien inféodé à Hitler (également accusé dans le cadre du procès de Nuremberg), lors de l’annexion de l’Autriche, l’Anschluss. Joseph Kessel évoque à cette occasion la réaction surprenante et cynique de Goering : “ A ce moment-là il se passa une chose incroyable. Sur son banc d’accusé, Goering releva la tête et se mit à rire. D’un rire plein, entier, débridé, impossible à contenir (9)”.
Mais Joseph Kessel nous montre aussi des juges qui font face à des accusés qu’il compare à des “faux demi-dieux” ayant perdu toute dignité.
Rien n’échappe au regard profond et sagace de Joseph Kessel. Il se munit même de jumelles pour scruter les accusés et leurs expressions durant le procès. Il montre, en évoquant ce qu’il nomme le “crépuscule des faux demi-dieux (10)” à quel point ces hommes qui jadis ont dominé l’Europe avec une morgue et une cruauté sans pareilles, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes et ont perdu toute dignité.
Il écrit avec une plume aussi dépouillée que féroce :
“… aucun de ces vingt hommes dont je scrute les figures avec une avidité passionnée, aucun ne porte sur le front et dans les yeux la moindre trace, le moindre reflet, la plus petite justification de leur gloire passée, ou du terrifiant pouvoir qui fut le leur.
Et pourtant il y a un an […] Runsdtedt n’avait pas encore lancé la contre-offensive des Ardennes.
Un froncement de sourcil de Goering faisait alors trembler l’Allemagne et l’Autriche, et la Bohème, et la Norvège, et les Pays-Bas ! Le voilà accoudé, le dos rond. Son uniforme gris clair qui tire sur le blanc sale flotte autour de lui. Son visage meurtri ressemble à celui d’une vieille femme méchante.
Il y a un an, Ribbentrop [ancien ministre des Affaires étrangères du Troisième Reich] jouait encore au souverain dans les capitales occupées. Aujourd’hui, il est hagard, les yeux vides, ses cheveux gris en désordre. Son défenseur apprend au tribunal que depuis quatre mois il ne dort qu’avec des doses massives de bromure.
Il y a un an, Keitel [ancien général en chef de l’armée allemande] dirigeait des millions d’hommes en armes accrochés au territoire de France, d’Italie, de Pologne, de Belgique et de Hollande. Sans étoile, sans décoration. Il claque des talons comme un de ces sous-officiers, âgés, usés, râpés, qui traînaient dans nos villes occupées.
Il y a un an, Streicher [ancien directeur du journal antisémite Der Stürmer] disposait encore du sang de tous les juifs à qui les chambres à gaz, les fours crématoires, les camps infernaux avaient laissé un souffle précaire et toujours menacé. Aujourd’hui Streicher n’est plus qu’un petit vieillard traqué.
Et tous les autres, les Rosenberg, Frank, von Neurath, Seyss-Inquart, vice-roi et bourreau de l’Ukraine et de la Pologne, de la Bohème, de la Hollande, et Sauckel le racoleur d’esclaves du travail… Ils sont là aussi, serrés les uns contre les autres, tous aussi insignifiants ou vulgaires ou médiocres (11)”.

Puis, focalisant, grâce à ses jumelles, son regard sur Goering, Joseph Kessel nous montre, grâce à de fines notations, le visage véritable et la grande détresse de l’ancien Reichmarschall que celui-ci voudrait masquer :
“Terrible visage en vérité ! Avec la graisse est partie toute la fausse bonhomie.
Il reste toutes nues la vanité, l’avidité, la sensualité la plus cruelle, la plus impudente. Que ses lèvres sont minces et que le front est orgueilleux. Mais au fond de ce masque impitoyable transparaît la détresse. Et ceci malgré tous les efforts. Goering s’agite, Goering proteste, Goering hausse les épaules et rit. Ce n’est que parade, attitude, cabotinage. J’en suis certain depuis que j’ai vu, agrandi comme au microscope, entre ses joues flétries, sous cette paupière usée et rouge, l’œil vide, désespéré et mort de Goering qui croyait n’être épié par personne (12)”.
L’auteur vibre d’indignation quand il stigmatise les hauts dignitaires nazis qui, animés par une volonté de pouvoir sans limites, ont commis tant de crimes. Ils se targuaient d’appartenir à une “race” supérieure et courageuse alors qu’ils sont veules et pleutres.
Il écrit ainsi à ce sujet avec un verbe incisif :
“… Ces hommes qui ont tyrannisé et meurtri tant de peuples, ces hommes qui ont tant parlé de courage, de race régnante et de sang souverain, ces hommes sont presque tous de lamentables prisonniers. Sans bravoure, sans force intérieure, sans dignité (13).”
Rien d’étonnant dès lors au fait que l’emblématique coauteur du Chant des partisans, ait ardemment souhaité lutter contre l’impunité des maîtres du pouvoir du Troisième Reich qui ont commis tant d’atrocités à l’instar des crimes contre l’humanité dont ont été victimes tant de femmes et d’hommes, notamment de confession juive. Kessel journaliste a voulu rendre compte du procès inaugural de Nuremberg et convaincre l’opinion publique de la nécessité de combattre avec constance et détermination les auteurs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de crimes contre la paix. Son magnifique reportage sur le procès qui s’est tenu devant le tribunal militaire international de Nuremberg en est la belle illustration. Dans un style limpide, le talentueux rédacteur témoigne de l’impartialité des juges de cette juridiction et de la métamorphose des accusés qui ont perdu toute dignité.
Il convient du reste de souligner qu’à l’instar de Victor Hugo et François Mauriac, Joseph Kessel, en homme profondément épris de justice, a consacré une large place dans son œuvre aux juges et à la justice criminelle. Pour preuve, ce grand écrivain et journaliste a également rédigé de très intéressants articles de presse sur les procès emblématiques de Pétain et Eichmann qui fut l’un des artisans de “la solution finale” (14).
Il faut mettre en exergue la très grande actualité du reportage de Joseph Kessel sur le procès de Nuremberg et de son combat contre l’impunité des auteurs de crimes de masse. La guerre en Ukraine a notamment été le théâtre de multiples transferts forcés d’enfants ukrainiens vers la Russie qui peuvent être qualifiés de crimes de guerre. Ces actes nous rappellent à l’exigence de pleine efficacité de la justice pénale internationale. Les personnes coupables de tels crimes doivent être contraintes de rendre des comptes devant une juridiction pénale internationale. Les valeurs humanistes de respect des droits humains et de la dignité des personnes, que sous-tend le reportage de Joseph Kessel sur le procès de Nuremberg, demeurent profondément contemporaines.
Yves Benhamou
Président de chambre à la cour d’appel de Douai
Historien de la justice
1/ Voir, s’agissant de la morale d’Antoine de Saint-Exupéry, la très belle préface de Roger Caillois, in A. de Saint-Exupéry, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1967, p. IX.
2/ Vingt et un des accusés comparurent devant cette juridiction pénale internationale, étant précisé que seul Martin Bormann a été jugé par contumace.
3/ J. Kessel, Le Procès de Nuremberg – Reportage, coll. Omnia Poche, éd. Bartillat, 2025, 106 pages.
4/ Voir, s’agissant des diverses facettes de ce procès : Y. Benhamou, Réflexions sur le procès fondateur de Nuremberg et la genèse de la justice pénale internationale : de l’ère de l’impunité au “sang de l’espoir”, in Journal Spécial des Sociétés, Supplément de mai 2023, p. 3.
5/ J. Kessel, Le Procès de Nuremberg – Reportage, op. cit, p. 47.
6/ J. Kessel, Le Procès de Nuremberg – Reportage, op. cit, p. 48.
7/ J. Kessel, Le Procès de Nuremberg – Reportage, op. cit, p. 49.
8/ J. Kessel, Le Procès de Nuremberg – Reportage, op. cit, p. 49.
9/ J. Kessel, Le Procès de Nuremberg – Reportage, op. cit, p. 71.
10/ J. Kessel, Le Procès de Nuremberg – Reportage, op. cit, p. 39.
11/ J. Kessel, Le Procès de Nuremberg – Reportage, op. cit, pp. 40-42.
12/ J. Kessel, Le Procès de Nuremberg – Reportage, op. cit, p. 60.
13/ J. Kessel, Le Procès de Nuremberg – Reportage, op. cit, p. 91.
14/ J. Kessel, Jugements derniers, coll. Texto, éd. Tallandier, 2007.
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