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L’aide juridictionnelle est un dispositif « stéréotypé » qu’il faut adapter à un public « protéiforme »

INTERVIEW. Décourageant pour les justiciables et chronophage pour les avocats, le formulaire d’AJ pousse parfois à renoncer à ce droit. AJ’ILE, projet lauréat du Concours Projets innovants du Conseil national des barreaux 2025, propose une automatisation de complétude du formulaire CERFA, grâce notamment à l’intelligence artificielle. Un gain de temps non négligeable pour une profession qui ne manque pas de tâches administratives. Rencontre avec ses créateurs Laura Lattanzi, Clara Sultan et Rafael Gutierrez.


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Allison Vaslinlundi 13 octobre9 min
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Le justiciable n’aura besoin de répondre qu’à une dizaine de questions personnelles et fournir les documents listés par l’outil

Journal Spécial des Sociétés : De quel constat est née l’idée du projet d’AJ’ILE, et comment avez-vous monté votre équipe ?

Clara Sultan : Toutes deux élèves avocates à l’Ecole de formation professionnelle des barreaux (EFB), Laura et moi nous étions simplement croisées au cours de nos enseignements communs. C’est en décidant de nous inscrire ensemble au concours Projets innovants du Conseil national des barreaux que nous avons réellement appris à nous connaître – et nous nous sommes tout de suite très bien entendues, tant humainement que professionnellement.

Pour notre projet, nous sommes parties d’un constat simple : la demande d’aide juridictionnelle est un processus complexe, surtout pour les justiciables qui se retrouvent face à un formulaire de 36 questions, accompagné d’une notice explicative qui ne les aide pas davantage dans leur démarche.

Laura Lattanzi : Ancienne juriste dans le cabinet où exerce Rafael en tant qu’avocat, je lui ai beaucoup parlé de notre projet, et au moment du concours, c’est assez naturellement qu’il s’est joint à nous.

JSS : Les avocats s’accordent à dire que l’accès à l’aide juridictionnelle est « laborieux », « risqué », « complexe ». Comment cela se passe-t-il pour les justiciables et les avocats ?

Rafael Gutierrez : Ce qui est compliqué pour les justiciables, c’est avant tout l’appréhension et la compréhension du dispositif. Il faut bien comprendre que le public concerné, les demandeurs d’AJ, est souvent en situation financière précaire, d’où son recours à ce dispositif, et il se trouve fréquemment confronté à d’autres difficultés telles qu’une vulnérabilité, des barrières linguistiques, de potentielles situations de handicap, ou tout simplement une incompréhension du jargon administratif.

Nous-mêmes, et malgré notre bagage universitaire, nous nous arrachons parfois les cheveux pour comprendre l’idée derrière le vocabulaire employé. Qui plus est, le dispositif d’AJ est extrêmement stéréotypé. Le demandeur, en cochant certaines cases, en remplissant certains encadrés et en en laissant d’autres vides, se verra mis dans un tiroir et sommé de fournir telle ou telle pièce.

Le dispositif doit s’adapter à ce public à la fois vulnérable et protéiforme, et c’est justement la vocation de notre outil, qui facilite le parcours utilisateur, guide le cheminement et tente d’individualiser ce bloc stéréotypé qui reste aujourd’hui difficilement compréhensible pour les demandeurs.

Du côté des avocats, l’AJ génère inévitablement du temps d’accompagnement supplémentaire pour expliquer la procédure, corriger les erreurs éventuelles et intervenir presque comme un palliatif face aux limites de ce dispositif. Ce sont des tâches par nature administratives et chronophages, et notre pratique en comporte déjà de nombreuses. Tout ce qui a vocation à alléger cette charge administrative est plutôt bienvenu.

L. L. : Repasser derrière un justiciable pour vérifier que le formulaire Cerfa est correctement rempli, quand ce ne sont pas les avocats eux-mêmes qui le remplissent directement, représente un temps considérable. Temps qui pourrait être consacré au fond du dossier. C’est pourquoi notre public cible est d’abord les avocats.

JSS : Comment AJ’ILE fonctionnera, concrètement, pour pallier ces difficultés ?

C. S. : Nous avons pensé deux espaces distincts : l’un pour les justiciables, l’autre pour les avocats. Ces derniers, grâce à un abonnement, disposeront de codes d’accès à leur espace ainsi que de la possibilité de générer des accès uniques pour leurs clients qui pourront ensuite utiliser le logiciel.

L’idée est de cloisonner les deux espaces, afin d’assurer la confidentialité de données par nature sensibles, l’avocat possédant dans son espace sécurisé les formulaires d’AJ de ses clients. Nous avons pris soin de concevoir ce dispositif dans le respect de la déontologie et de la protection des données.

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Nous avons ensuite identifié dix questions assez simples et auxquelles l’IA ne peut pas répondre, puisqu’il s’agit de questions sur la nature du litige, la nationalité du demandeur, ou pour savoir s’il est locataire ou propriétaire, etc. Et à partir de ces questions, l’IA détermine les documents dont elle a besoin.

Le justiciable peut alors déposer ses documents (relevé URSSAF, feuille d’imposition, carte d’identité, etc.), que l’outil va ensuite analyser grâce à la reconnaissance de texte (OCR), pour récupérer les informations et remplir automatiquement le formulaire Cerfa.

L. L. : En ce qui concerne le parcours utilisateur, le justiciable potentiellement bénéficiaire peut consulter son avocat, en lui précisant qu’il n’est pas certain d’être éligible à l’AJ. L’avocat va alors générer pour son client un accès à cette plateforme, ce qui permettra à ce dernier de répondre à dix questions ; une fois cette démarche accomplie, le client n’aura plus qu’à téléverser les documents listés par l’outil, et ce sera tout.

L’avocat pourra repasser pour une double validation, ne serait-ce que pour recontrôler ce que l’outil a fait. La complétude du Cerfa est donc très limitée pour le justiciable.

C. S. : On a essayé d’automatiser cette tâche grâce à des outils numériques et l’IA, tout en aidant simultanément les avocats – qui sont souvent les premiers à remplir le formulaire d’AJ pour leurs clients. Cet outil peut également servir à des seniors peu habitués aux outils numériques, à des personnes en difficulté avec l’écrit, ou encore à des personnes étrangères qui ne maîtrisent pas bien le français. L’idée est aussi de pallier un besoin universel.

Une seconde cible pourrait être les maisons de justice qui pourraient mettre cet outil gratuitement à disposition des justiciables, car l’objectif n’est pas de faire payer les justiciables qui demandent déjà une aide financière via l’AJ.

JSS : Combien de personnes aujourd’hui n’usent pas de leur droit à l’aide juridictionnelle à cause de difficultés d’accès à la justice ou des lourdeurs administratives ?

R. G : Par définition, c’est un chiffre qui est invisible, au même titre que tous les phénomènes de renoncement aux soins qui ne laissent pas de trace. On ne peut pas le quantifier, mais ce que l’on sait avec certitude, c’est que le recours à l’AJ a tendance à augmenter au fil des années.

En se penchant sur les chiffres, nous avons relevé une constante : 70 % des demandeurs interrogés au moment de compléter le formulaire d’AJ ont indiqué avoir rencontré des difficultés. Il y a donc ce phénomène qui, lui, est quantifiable, mais qui ne représente hélas que la partie émergée de l’iceberg.

Clara Sultan, Laura Lattanzi et Rafael Gutierrez ont remporté le Prix Alain Hollande lors de la 10e édition du concours projets innovants ©Clara Sultan

On se doute que de manière sous-jacente, un certain nombre de personnes renoncent à demander l’AJ face à la complexité du formulaire, n’ayant ni accompagnement ni information suffisants, et qui décident soit de laisser tomber, soit de temporiser, soit de retarder leurs démarches et de se faire prendre au collet par des délais de procédure, ce qui entraîne le rejet de leur demande.

L. L. : Je précise que ce sont 70 % sur le million de demandes qui sont traitées chaque année, ce qui représente quand même plus de 700 000 personnes. Un certain nombre de dossiers qu’on pourrait aider à améliorer. Mais il y a évidemment bon nombre de personnes qui ont renoncé à leur droit.

JSS : Quand AJ’ILE sera-t-il opérationnel ?

L. L : Pour le moment, nous sommes en cours de consolidation de l’équipe avec notamment un développeur web, pour que l’outil soit disponible sur ordinateur et téléphone portable. Nous ne sommes pas informaticiens de formation, et l’outil nécessite des compétences informatiques, en particulier pour l’IA et la reconnaissance de texte.

Nous visons une phase de test d’ici 2027, sous réserve que l’équipe soit formée, que l’outil soit développé, et sous réserve également de financement. Nous avons en effet budgétisé une enveloppe initiale d’environ 50 000 euros. Nous réfléchissons à faire appel à des investisseurs ou à des partenaires financiers qui seraient prêts à nous accompagner dans ce projet. Et pourquoi pas lancer un financement participatif ?

JSS : Comment la profession a-t-elle accueilli votre outil ?

L. L. : AJ’ILE a été reconnu comme un projet intéressant par un jury composé en majorité d’avocats. Il faut aussi savoir que l’AJ a été identifiée comme un axe prioritaire par le CNB, ce qui signifie que la profession reconnaît une déficience en la matière. Il n’y a pas seulement la complexité de la procédure, il y a aussi le montant qui est rétrocédé aux avocats, jugé trop faible.

Cette accumulation de complications en fait un sujet prioritaire, et AJ’ILE permet d’y répondre en partie. Nous avons donc saisi cette opportunité pour proposer notre solution.

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De manière générale, le projet a plutôt été bien accueilli. Les avocats interrogés dans le cadre du concours nous ont confirmé que l’AJ est aujourd’hui un besoin essentiel pour représenter tous les justiciables, mais ils reconnaissent aussi que cela représente du temps supplémentaire. Un outil capable de leur faire gagner ce temps serait donc appréciable parmi leurs nombreuses autres missions.

JSS : Justement, quelles sont les autres tâches qui, selon vous, gagneraient à être fluidifiées, simplifiées ?

C. S. : Il y a beaucoup de choses, notamment tout ce qui concerne les actes de procédure. Nous avions notamment pensé à automatiser les conventions d’honoraires d’avocats qui sont spécifiques dans le cadre de l’AJ.

Concernant notre projet, certaines fonctionnalités pourraient être développées, comme la reconnaissance vocale pour les personnes en situation de handicap ou ayant des difficultés avec l’écrit, la traduction pour les personnes étrangères, et pourquoi pas dans le futur, avoir un suivi en temps réel des dossiers de façon à ce que l’avocat puisse avoir des alertes sur les délais par exemple. Une mutualisation avec les bases publiques numériques (URSSAF, Caf) pourrait y être ajoutée.

L. L. : Il faut savoir qu’aujourd’hui, ce sont les justiciables qui sont les premiers interlocuteurs du bureau d’AJ, qui analyse leurs demandes. Il arrive souvent que les bureaux envoient des notifications pour signaler un document manquant mais les usagers ne les voient pas, ce qui entraîne un refus de leur dossier… juste parce qu’il n’y a pas eu de suivi. Si ces notifications étaient adressées aux avocats, le suivi serait sans doute meilleur.

JSS : Que retenez-vous de votre expérience du Concours projets innovants du CNB ?

C. S. : C’était une expérience vraiment très enrichissante, tout le monde était bienveillant, que ce soient les participants ou les coachs, qui nous ont bien encouragés et poussés durant le hackathon et jusqu’à la finale. D’ailleurs, nous sommes encore suivis par un coach, qui nous a proposé ce mois-ci un atelier pour réfléchir à l’avenir du projet.

Il y a un véritable accompagnement. Ce n’est pas juste un projet étudiant, il peut devenir un projet professionnel et beaucoup poursuivent l’aventure après le concours. Nous espérons en faire partie nous aussi !

L. L. : C’est une aventure qui nous a demandé du temps mais que je recommande fortement ! Je ne peux qu’encourager les élèves avocats à y participer. Ça nous a poussé dans nos limites, nos retranchements et compétences en plus de créer une cohésion d’équipe dans ce projet.

Nous avons développé des compétences qui, même si AJ’ILE ne voit pas le jour, pourront s’avérer utiles pour notre métier, notamment si l’on monte notre propre cabinet. Savoir communiquer, réaliser un business plan, être multitâche en gestion de projet est un bagage précieux.

Le concours était vraiment très intéressant, que ce soit cette année ou la précédente. Des sujets qui reviennent assez régulièrement, notamment sur la procédure pénale, les irrégularités, les actes de procédure. Il y a des sujets identifiés comme vraiment chronophages par la profession, et j’ai l’impression que les jeunes avocats ont des idées pour les faire changer. Ils ont vraiment cette énergie et cette mentalité de faire bouger les choses : on sait qu’il y a encore beaucoup de choses à bousculer dans la profession, c’est une certitude.

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