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La filière juridique continue de se priver du talent de professionnels en situation de handicap. Un constat dressé ce lundi au Grenelle du Droit, alors que le monde juridique s’interrogeait une nouvelle fois sur son avenir et son attractivité. Malgré des progrès notables ces dernières années, les freins à l’inclusion dans les cabinets et au sein des directions sont encore nombreux. Au détriment de la compétitivité de la filière, veulent faire comprendre les premiers concernés.

Un atelier en « petit comité », sourit le truculent avocat d’affaires, Stéphane Baller, délégué général de l’association « Droit comme un H », qui s’engage pour favoriser l’accès aux carrières juridiques des personnes en situation de handicap. Dans une des salles du campus de l’université Panthéon-Sorbonne à Paris, une poignée de participants seulement sont réunis pour l’atelier « Handicap et métiers du droit » au Grenelle organisé par l’association française des juristes d’entreprise (AFJE), ce lundi 27 octobre.
À son auditoire, Stéphane Baller – écharpe orange vif, lunettes rondes, sourire franc – veut « présenter des recettes pour plus d’inclusion dans les professions du droit ». Rien n’entame l’optimisme de ce fiscaliste à l’aise dans son rôle de passeur entre entreprise et handicap. Pas même, le constat dressé une nouvelle fois par le Défenseur des droits en février dernier.
L’institution rappelle que l’emploi est le premier domaine dans lequel s’exercent les discriminations fondées sur le handicap. En 2023, sur les 1407 réclamations adressées au Défenseur, plus d’un tiers concernent l’emploi : 16 % l’emploi privé et 21 % l’emploi public. Parmi ces réclamations, et c’est une constante, 20 % en moyenne concernent l’accès à l’emploi et 80 % concernent l’évolution de carrière et le maintien dans l’emploi. La filière Droit n’échappe pas à ce constat.
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Preuve, peut-être, de sa difficulté à s’emparer du sujet, aucune donnée fiable n’existe à ce jour pour mesurer l’inclusion des personnes porteuses de handicap dans la filière. « Les notaires apparaissent tout particulièrement à la traîne sur ces questions, quand les magistrats semblent, eux, mobilisés », décrypte cependant Stéphane Baller.
Sans surprise, la discrimination liée au handicap s’installe dès la fac de droit. « Après mon bac, je visais le meilleur », témoigne Virginie Delalande, première avocate sourde profonde de naissance en France, auteur de l’ouvrage Kiffe ton handicap. « On m’avait recommandé de faire une petite université de province. J’ai fait ma rebelle et je suis allée à Assas ». L’avocate décrit alors « ses années de galère » qu’elle surmonte grâce à la solidarité étudiante. Elle se retrouve ainsi dans un amphi de 1000 étudiants sans autre aménagement possible qu’un « accès illimité à la photocopieuse ».
« Je suis allée voir mes professeurs un par un : aucun d’eux n’a accepté de me donner accès à ses cours. Au nom du principe d’égalité avec les autres étudiants, parfois d’un douteux droit à la propriété. On m’a même accusé de vouloir faire du trafic de notes de cours », se rappelle l’avocate. Julien Guinard, assistant de justice au tribunal judiciaire de Paris, malentendant, s’est heurté au même refus pendant ses études : « pour des questions d’égalité avec les autres, mais l’égalité en handicap, on ne connaît pas », témoigne-t-il.
Quand, au prix d’efforts considérables – de « subterfuges » disent les concernés -, ces étudiants viennent à bout de leur cursus universitaire, reste la question de l’embauche. « Des progrès ont été faits, notamment sur l’étape du tri des CV », assure Marc Nevant, président de la commission diversité et inclusion de la compagnie nationale des conseils en propriété intellectuelle (CNCPI). Mais, « cela reste difficile sur le volet inclusion pour garder des talents », reconnaît-il. Et d’ajouter : « On ne peut pas dicter les politiques RH des cabinets. Donc, on fait de la sensibilisation ».
Si certains groupes ou cabinets peuvent faire valoir une politique d’inclusion ambitieuse, celle-ci semble fréquemment prendre pour point de départ des approches très « personnelles et familiales » de la question. Comme au sein du groupe Renault, où l’accueil de talents en situation de handicap au sein de la direction juridique est parti du vécu de sa directrice.
Autre porte d’entrée dans la carrière juridique : celle qu’on enfonce soi-même. Avec cette incontournable question : révéler ou non son handicap à son employeur. « On a plutôt honte de ce handicap et on n’a pas envie de le montrer parce qu’on veut pouvoir valoir la même chose que les autres », témoigne Julien Guinard, qui passe bientôt l’oral de l’ENM. Ce magistrat en devenir a fait le choix d’assumer ouvertement son handicap sur son CV : « Cela fait un pré-tri dans les entreprises. Je n’ai de toute façon aucune envie de collaborer avec celles que cela dissuade ».
« Avant, je n’en parlais pas », confie pour sa part la jeune avocate Léonie Comte, dont le handicap s’est déclaré tardivement. Depuis qu’elle a fait le choix de s’ouvrir, la professionnelle estime qu’elle a moins d’offres qu’avant. Elle décrit un changement radical d’ambiance en entretien d’embauche au moment de l’annonce : « Je sens un malaise, les cabinets ne savent pas par quel bout le prendre.
Une enquête de 2020 publiée par l’association Droit comme un H, pour le premier Observatoire du Handicap dans la profession d’avocat, révélait ainsi que près de trois quarts des cabinets « n’ont pas de processus adapté pour identifier ou gérer les candidatures des talents en situation de handicap ».
Résultat : les personnes handicapées s’invisibilisent. En cette fin d’année, l’association « Droit comme un H » n’a recueilli qu’une trentaine de dossiers pour son programme de mentorat alors qu’elle dispose d’une centaine d’offres, parmi lesquelles des stages longs en entreprises : « Le marché est très concurrentiel en ce moment. Les candidats craignent d’être désavantagés à cause de leur handicap. Alors ils ne se manifestent pas », explique l’association.
« Ce vivier manque aussi pour les grandes directions juridiques en région où nous sommes présents et où nous constatons qu’il est plus difficile de trouver des candidats », souligne Jean-Philippe Gille, président de l’AFJE, présent à cet atelier.
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Pour mieux sourcer et accueillir ces professionnels, quelques pistes d’amélioration se dessinent : « Se rapprocher des missions handicap des universités pour débaucher des talents, ne pas penser exclusivement professionnels du droit, mais élargir pour compléter les données », recommande Virginie Delalande. Dans les entreprises, sensibiliser les managers, car « l’impulsion doit venir d’eux », estime l’avocate.
L’inclusion est un enjeu indispensable pour l’attractivité de la filière juridique, tient à rappeler Stéphane Baller : « les professionnels du droit doivent aujourd’hui innover, s’adapter, faire preuve de résilience, développer la symétrie des attentions, manager… Autant de qualités que de jeunes talents porteurs de handicap ont dû et su développer pour « compenser » et gérer le handicap », décrivait-il dans une interview en octobre dernier. « Handicap rime avec performance, ambition et leadership : on surcompense ! », martèle Virginie Delalande. L’avocate a été chargée du discours de clôture du Grenelle cette année. Comme un signal envoyé à toute la profession.
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