Entretien avec Corinne Lepage, associée Huglo Lepage Avocats


mardi 6 février 20189 min
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Avocate depuis 1975 et femme politique engagée dans la protection de l’environnement, Maître Corinne Lepage a créé il y a quarante ans, avec son mari Christian Huglo, le cabinet Huglo Lepage Avocats, le premier à être spécialisé dans le droit de l’environnement. Les deux associés ont récemment décidé de renouveler leur cabinet en intégrant un vaste réseau d’expertises en open innovation. Maître Lepage revient pour le Journal Spécial des Sociétés sur les raisons de ce choix, et plus généralement sur les sujets qui lui tiennent à cœur.

 


Pourriez-vous revenir sur votre parcours, et sur vos divers engagements dans la défense de l’environnement ?


Mon intérêt pour l’environnement remonte aux années 75 avec un sujet de thèse qui traitait du coût social en droit public (question des externalités qui conduit directement à celle des pollutions et nuisances), et surtout à ma rencontre avec Christian Huglo qui avait, dès 1969, lancé les premiers procès d’environnement. Le dossier Amoco-Cadiz, une des grandes batailles judiciaires de Christian Huglo en 1978, dossier pour lequel je l’ai accompagné, puis, tous les dossiers nucléaires (Flamanville, Belleville, La Hague, Cattenom, etc.). De très nombreux dossiers de pollution et d’urbanisme m’ont permis de me spécialiser dans un droit de l’environnement qui était en pleine expansion.


Élue à Cabourg en 1989, adjointe au maire à l’urbanisme et à l’environnement, je me suis confrontée aux problèmes locaux, mais aussi à l’affairisme qui m’a conduite à mener mes premiers combats contre la corruption et à faire condamner finalement le maire de Cabourg au tournant des années 2000. Ministre de l’environnement de Jacques Chirac et d’Alain Juppé entre 1995 et 1997, j’ai lancé de grands chantiers qui sont toujours d’actualité : lutte pour la qualité de l’air (loi Lepage du 31 décembre 1996) suspension de la mise en culture des OGM, axe santé/environnement avec notamment l’introduction du volet santé dans les études d’impact, développement des énergies renouvelables et lutte contre le changement climatique, soutien des éco-industries, première stratégie nationale du développement durable, protection de la biodiversité avec la question du loup et la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées, arrêt de la ligne à très haute tension qui devait défigurer la vallée du Louron, protection de la forêt guyanaise classée en réserve naturelle, etc.


Tous ces sujets sont encore, pour une très large part, dans l’actualité vingt ans plus tard... puis, comme députée européenne entre 2009 et 2014, j’ai occupé les fonctions de Première vice-présidente de la commission santé environnement et étais rapporteur du Parlement européen sur la modification de la réglementation OGM et sur les agro-carburants. J’ai beaucoup travaillé pour réduire la part de l’impact des lobbys sur les grandes agences d’expertise européenne, pour améliorer l’éthique et donc la confiance dans les institutions européennes et en particulier le Parlement européen et travailler sur de très nombreux dossiers comme rapporteur adjoint. Entre 2017 et 2009 comme après 2014, je me suis consacrée pleinement à mon métier d’avocate tout en gardant une expression politique dont la caractéristique est celle d’être libre de défendre l’environnement et l’éthique. J’ai mené deux rapports importants pour le gouvernement, l’un pour Jean-Louis Borloo en 2008 sur la gouvernance écologique (participation, expertise et responsabilité) et un autre en 2015 pour Ségolène Royal sur l’économie du Nouveau Monde. Ce rapport a débouché sur la création du mouvement des entrepreneurs de la nouvelle économie que je copréside aujourd’hui avec Myriam Maestroni.


Pour quelles raisons avez-vous jugé nécessaire de renouveler votre cabinet Huglo Lepage Avocats créé il y a maintenant quarante ans ?


Deux grandes séries de raisons expliquent ce choix. Tout d’abord, une divergence de fond de Christian Huglo et de moi-même avec nos anciens associés. Ceux-ci ont en effet fait le choix d’accepter des dossiers dont nous considérions qu’ils étaient incompatibles avec une vision à long terme de défense de l’environnement. Je pense en particulier aux boues rouges déversées dans la Méditerranée ou à l’exploitation de la montagne d’or en Guyane. Depuis quarante ans, Christian Huglo et moi-même avons défendu de très nombreuses entreprises en dehors des associations et des collectivités publiques. Mais, nous l’avons toujours fait dans l’état d’esprit d’aider à la progression vers un développement durable, et de faire de l’environnement au sens large du terme un atout plus qu’une contrainte. Cela exclut de défendre des dossiers dont l’objectif est incompatible avec cette vision de long terme.


En second lieu, je souhaitais concevoir le cabinet au sein d’un écosystème, comme un élément de cet écosystème, car je pense que notre métier change considérablement et que si nous ne nous adaptons pas, notre valeur ajoutée ne va cesser de se réduire.


 


Quel est l’objectif de ce réseau d’expertise en open innovation ? Comment va-t-il s’organiser ?


Nous sommes un cabinet d’avocats au sens le plus classique du terme, c’est-à-dire très rigoureux, sur la déontologie, et composé d’associés, de collaborateurs, de consultants et de juristes. Mais, nous sommes au sein de réseaux tout simplement parce que le monde est ouvert, les questions environnementales ne sont plus nationales. C’est la raison pour laquelle nous allons signer un partenariat avec Clienth Earth qui regroupe plus d’une centaine de juristes défenseurs de l’environnement avec une représentation à Londres, Bruxelles, Varsovie, New York et Pékin. Nous allons ouvrir en février un cabinet secondaire à Marseille et d’autres vont suivre en France et sans doute à l’étranger. Mais nous sommes également membres de réseaux économiques comme le MENE précité, ou le cluster monté par la compagnie énergies et territoires pour développer les énergies renouvelables locales. Enfin, présidente de l’association Justice Pesticides qui est une association internationale (mon conseil d’administration compte des membres nord et sud-américains, asiates et européens) dont l’objet social est de mettre à disposition une plate-forme d’accès facile permettant de connaître toutes les décisions rendues dans le monde dans le domaine des pesticides et les études sur lesquelles ces décisions se sont fondées, je ne puis faire abstraction de cette donne.


 


Les valeurs éthiques sont à la base de votre cabinet. Pouvez-vous exposer plus en détail certaines d’entre elles ?


Nous affichons sur notre site, en sus bien entendu des obligations déontologiques qui s’appliquent à tout avocat, une charte éthique qui explique les valeurs sur lesquelles nous nous fondons. Nous sommes convaincus que nous avons tous une responsabilité dans l’avenir de l’humanité et qu’en tant qu’avocats, spécialistes du droit de l’environnement, nous devons plus que d’autres participer à cette défense de nos ressources, à la lutte contre le changement climatique, à la transition énergétique et écologique. Nous le faisons aux côtés des associations qui rencontrent de plus en plus de difficultés, car les obstacles sont mis très sciemment sur leur route. Nous le faisons aux côtés de toutes les entreprises qui sont engagées dans cette transition énergétique écologique et toutes celles qui pourraient l’être et pour lesquelles nous avons un travail particulier à accomplir qui est celui de les convaincre que leurs marchés de demain et même d’aujourd’hui sont menacés si les questions climatiques, énergétiques et sanitaires ne sont pas traitées convenablement.


J’ajoute à cela qu’administrateur de Transparency international depuis des années, la question de la lutte contre la corruption et les conflits d’intérêts est pour moi un sujet essentiel. Du reste, corruption et pollutions sont étroitement liées. Ces sujets sont un fil conducteur pour le cabinet.


On parle aujourd’hui des nouvelles technologies qui bouleversent les habitudes des professionnels du droit. Comment intégrez-vous cette nouvelle donne au sein de votre cabinet ?


Nous avons la chance, au sein du cabinet, de disposer de jeunes avocats et de jeunes juristes très rompus aux nouvelles technologies et qui peuvent donc être très actifs sur les réseaux sociaux. Personnellement, j’utilise beaucoup mon compte Twitter qui compte plusieurs dizaines de milliers de followers. Au-delà, la conception en réseau et en écosystème du cabinet, qui fait de la mise en relation d’activités différentes une force qui s’inscrit parfaitement dans la transformation que nous vivons. Nous sommes passés aujourd’hui au temps des veilles juridiques que l’on trouve sur Internet gratuitement ou de la rédaction d’actes qui ne posent pas de difficultés particulières. En revanche, la stratégie, le réseau, la connaissance fine de domaines très spécifiques restent indispensables. C’est sur ces secteurs que nous travaillons.


 


Vous avez été ministre de l’Environnement de 1995 à 1997, puis députée européenne de 2009 à 2014. Pensez-vous avoir été suffisamment entendue, à l’époque, par les pouvoirs publics ?


Lorsque j’étais ministre de l’Environnement, la sensibilité en particulier de la majorité à laquelle appartenait le gouvernement n’était pas particulièrement fort en faveur de l’environnement. Il n’en demeure pas moins qu’Alain Juppé et Jacques Chirac ont accepté que soit pris un certain nombre de mesures phares : la loi sur l’air qui n’a en réalité commencé à être appliquée que l’année dernière (ce qui signifie qu’elle avait vingt ans d’avance), le moratoire sur les OGM, l’abandon du projet de ligne THT dans le Val Louron, la première stratégie française de développement durable, l’interdiction de quelques pesticides (même si j’ai perdu l’arbitrage sur l’atrazine), etc., ce n’est pas neutre.


En tant que députée européenne, la situation est très différente et j’estime avoir pu jouer un rôle au Parlement européen pour faire avancer les dossiers de santé environnementale, la lutte contre les lobbys. Malheureusement, les textes que j’avais fait voter en première lecture comme rapporteur n’ont pas été votés dans les mêmes termes après mon départ du Parlement…


 


Votre engagement politique est fort. En quoi votre pratique de la profession d’avocat se situe-t-elle dans la continuité de celui-ci ?


Toute ma vie, avec Christian Huglo, je me suis posé la question de savoir où j’étais la plus utile, en politique ou à faire avancer le droit comme avocate. Mais, quelle que soit ma casquette – et aujourd’hui je n’en ai plus d’élue et c’est un choix volontaire – mes convictions comme mes objectifs restent absolument les mêmes. Certes, comme avocate au contentieux, mon objectif est de gagner mes dossiers, mais ces dossiers m’ont permis précisément de faire avancer le droit qu’il s’agisse des marées noires, des OGM, de la santé environnementale ou encore de la gestion des risques naturels et industriels majeurs.


 


Quels sont, à l’heure actuelle, les engagements/sujets qui vous tiennent à cœur ?


Continuer les combats juridiques autour de la santé environnementale, de la biodiversité et de la transition énergétique, car ce sont des sujets absolument majeurs pour notre avenir. J’y ajoute un grand intérêt pour la justice climatique, sujet sur lequel Christian Huglo sort au mois de mars le premier ouvrage en français sur le sujet. Mais il est un autre combat qui me tient particulièrement à cœur : celui de la Déclaration universelle des droits de l’humanité. Cette déclaration, dont l’initiative revient au président François Hollande dans le cadre de la préparation de la COP 21, fixe les droits et obligations de l’humanité pour assurer sa survie, celle des espèces vivant sur terre et des ressources et pour permettre une équité transgénérationnelle. Je suis très fière que le barreau français par l’intermédiaire des barreaux de Strasbourg et de Paris pour commencer, puis de la Conférence des bâtonniers, puis du Conseil national des barreaux puis de l’UJA ait voté cette déclaration. Il a été suivi par le barreau européen (CCBE) et par dix-neuf barreaux étrangers notamment africains et européens. Des villes, à commencer par Strasbourg et Paris, mais aussi Modène en Italie, des régions, des ONG, des entreprises soutiennent la Déclaration qui devient ainsi un instrument juridique porté par la société civile. Cela ne signifie pas que les États ne s’y intéressent pas et l’un d’entre eux a déjà signé la Déclaration. Ainsi, le 23 janvier à Lyon, tout le réseau des écoles de commerce lyonnaises a signé la déclaration rejoignant ainsi l’université de Modène et précédant celle d’Aix-Marseille qui le fera le 21 février. Je consacre beaucoup de temps et d’énergie à la diffusion de la Déclaration, car je pense que c’est un élément indispensable pour notre avenir à tous.


 


Propos recueillis par Maria-Angélica Bailly


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