Article précédent

À
l’automne dernier, Gérard Sousi, président de l’Institut Art & Droit, et
Blanche Sousi, professeure émérite de l’université Jean Moulin Lyon 3, ont
convié une nouvelle fois les juristes à une journée de réflexion sur les NFTs.
Curiosité actuelle, sujet d’interrogation, d’exploration : comment appréhender
l’œuvre d’art NFT ? Artistes, mécènes, galeristes, professeurs, avocats
ont exprimé leurs observations pratiques. Nous ne nous arrêtons pas ici sur le
début de la conférence reprenant la présentation des tokens déjà traitée (cf JSS
n° 44 du 16 juin 2021).
Blanche Sousi explique
que les tokens naissent, vivent, évoluent, circulent. Les jetons numériques se
distinguent en fongibles et non fongibles. Les premiers existent en exemplaires
multiples, absolument semblables, ce qui les rend interchangeables (bitcoin,
ethereum, stablecoin). En droit classique, ils s’apparentent à des choses de
genre. Les seconds, uniques, identifiés, ne peuvent pas se remplacer. En droit
civil, ce sont des corps certains. Sans doute le droit va-t-il s’adapter et
calquer dans l’univers virtuel ce qu’il connaît déjà dans le réel. Les jetons
numériques, fongibles ou non, constituent, en droit français, dans le Code
monétaire et financier (CMF), des actifs numériques. Le droit européen, pour sa
part, parle de crypto-actifs. Certains servent de moyen de paiement (bitcoin,
ethereum) au même titre qu’un virement ou une autorisation de prélèvement, sans
être des monnaies pour autant. Cependant, de véritables monnaies numériques
(euro) naîtront sans doute prochainement.
La fiscalité des NFTs
Ivana Zivanovic, avocate counsel au cabinet CMS Francis
Lefebvre, est spécialisée en fiscalité internationale des personnes physiques
et du marché de l’art. Comme beaucoup d’acteurs du marché de l’art, l’avocate
constate que 2021 a été l’année des NFTs et de leur utilisation effective,
notamment dans les grandes maisons de vente. Chacun se demande désormais quelle
est la place des NFTs, et celle plus largement de l’art numérique, dans le
marché contemporain. Est-ce un amusement d’initié, un hobby de geek, un
divertissement temporaire ? Les artistes traditionnels, les
collectionneurs vont-ils suivre cette mode ?
Et fiscalement, comment l’imposer ? Les NFTs aujourd’hui ne font pas l’objet d’une régulation spécifique sur ce point. Souvent qualifiés « d’ovnis juridiques », ils ne répondent à aucune qualification qui permette à l’administration fiscale de les caractériser et donc de les taxer. « Généralement, selon Ivana Zivanovic les fiscalistes fonctionnent de deux manières. Soit un régime existe déjà et le fonctionnement se fait par analogie. Soit il faut essayer de créer un régime ad hoc. »
La fiscalité a suivi plusieurs étapes. Il y a une
dizaine d’années, elle se fondait sur le Code général des impôts (CGI) pour
déterminer l’imposition des gains tirés de la cession d’actifs numériques.
L’article 34 indique qu’un tiers qui réalise des gains à titre habituel en
raison d’actifs numériques est soumis à l’impôt sur le revenu dans la catégorie
des bénéfices industriels et commerciaux (BIC), précise l’avocate. Un tiers qui
réalise des gains de cession à titre occasionnel, est sous le coup de
l’article 92 du CGI. Il sera soumis à l’impôt sur le revenu pour des bénéfices
non commerciaux. Toutefois, la jurisprudence a partiellement invalidé cette
approche. Le Conseil d’État indique le 26 avril 2018 que c’est seulement dans
le cadre d’une activité d’achat-revente qu’une personne physique qui réalise
des gains à titre vraiment habituel se trouve dans la catégorie des BIC. Sinon,
la personne est imposée comme si elle vendait un bien meuble. Les gains
réalisés sur les ventes de biens meubles sont des plus-values imposables au
taux global de 36,2 %. La loi de
finances est venue appuyer légèrement l’administration et le Conseil d’État.
Elle a créé l’article 150 VH bis du Code général des impôts qui énonce que les
plus-values réalisées par des personnes physiques résidentes de France lors de
cession à titre onéreux d’actifs numériques sont imposables à titre de revenu,
et sujettes à prélèvement forfaitaire unique, c’est-à-dire concrètement une
flat tax de 30 %. Les 30 % se décomposent en 12,8 % d’impôts sur
le revenu et 17,2 % de
prélèvements sociaux. Le fait générateur n’est pas l’opération d’échange entre
actifs numériques, sauf pour les personnes physiques qui pratiquent cette
activité de manière habituelle et restent donc imposables dans la catégorie des
BIC à l’impôt sur le revenu. La législation a finalement rejoint la définition
du Code monétaire et financier ainsi que la loi PACTE du 22 mai 2019. « Mais les NFTs rentrent-ils dans le cadre des
actifs numériques, ou bien faut-il les considérer fiscalement comme des œuvres
d’art ? » demande Ivana Zivanovic. « Pour
l’heure, la question demeure sans réponse. »
Le député Pierre Person (Paris, 6e circonscription), à l’occasion de la loi de finances
2022, a déposé une série d’amendements dont un sur les NFTs. Son but était
justement de clarifier leur régime fiscal et
donc de leur associer une définition juridique. Le parlementaire souligne deux
évidences. Premièrement, le phénomène des NFTs occupe maintenant une place économique et financière
indéniable. La
société Sorare, par exemple, est à l’origine d’une importante levée de fonds
(0,5 milliard d’euros) de la French Tech. Or, cette levée de fonds repose sur
les NFTs. Deuxièmement, l’incertitude du traitement fiscal des NFTs rend
anxiogène leur détention et bride l’attractivité de la France dans ce domaine.
Il convient donc d’y remédier. L’amendement avait pour objet de donner une
définition aux NFTs qui les exclut expressément du régime général des
plus-values de cession des actifs numériques. Il créait un autre régime ad hoc applicable aux seuls NFTs. Il ajoutait un
article 150 VH ter, à la suite du 150 VH bis du CGI. La proposition du député
prévoyait l’imposition du NFT en fonction de son sous-jacent (pas
nécessairement de l’art). L’imposition était adaptée à la
nature du bien tokenisé. Concrètement, pour un NFT lié à une œuvre d’art, sa
vente impliquait de se tourner vers le sous-jacent et d’imposer en fonction,
c’est-à-dire imposer à la taxe forfaitaire de la cession d’une œuvre d’art.
L’idée n’a pas été retenue et l’amendement a malheureusement été retiré. Dès
lors, la responsabilité incombe au fiscaliste de qualifier juridiquement le NFT
et de lui appliquer le régime fiscal associé. Ivana Zivanovic entrevoit
trois possibilités :
• le NFT est un
actif numérique ;
• le NFT n’est pas
un actif numérique, mais un bien meuble incorporel ;
• le NFT est une
œuvre d’art.
Si le NFT est considéré comme un actif numérique, c’est soit un crypto, soit un jeton numérique. Le crypto est un moyen d’échange, donc fongible et contraire au NFT. Quant au jeton, dans les textes, le critère de fongibilité n’apparaît pas. Cependant, pour assimiler le NFT au jeton numérique prévu par l’article L. 552-2 du CMF, il faudrait que le NFT représente un droit. Si on considère le NFT comme un actif numérique, les gains de cession seront assujettis à la flat tax de 30 %. C’est le cas du résident en France qui réalise des opérations à titre occasionnel. Si, en revanche, il pratique des opérations à titre habituel, il intègre la catégorie imposée aux BIC. Pour un collectionneur taxé à 30 %, le fait générateur se produit lorsqu’il convertit son NFT en monnaie FIAT (émise par une banque centrale, euros, dollar, livre sterling). Pour toute autre opération d’échange, entre deux NFTs ou entre un NFT et un autre actif numérique, il n’y a pas d’imposition. Le collectionneur qui agit de manière occasionnelle est taxé à 30 %, mais s’il est requalifié en professionnel, il doit s’acquitter de l’impôt sur le revenu au barème progressif de 45 % ainsi que des prélèvements sociaux, soit au total environ 60 % au taux marginal.
Si le NFT n’est pas qualifié d’actif numérique, alors le
Conseil d’État le verrait comme un bitcoin, comme un bien meuble incorporel. Le
taux est de 36,2 % selon le
régime de cession des biens meubles incorporels défini à l’article 150 UA du
Code général des impôts. Le taux global de 36,2 % s’applique
après abattement de 5 % pour une
durée de détention au-delà de la deuxième année. Tout gain inférieur à 5 000 euros n’est pas imposable. Dans l’hypothèse où le NFT n’est
pas un actif numérique, les échanges ne bénéficient pas du principe de
neutralité. À chaque
échange, l’impôt tombe puisque le fait générateur est la mutation de propriété.
Ici aussi, la requalification amène à la catégorie générale des bénéfices
industriels et commerciaux qui peut aller jusqu’à 60 % en termes
d’impôt sur le revenu.
Si le NFT est une œuvre d’art d’un point de vue fiscal,
le lien entre les NFTs et l’art existe. Les NFTs, sorte de certificat
d’authenticité, rendent un fichier unique. Qui dit unique dit rare, et,
fiscalement, cela signifie avoir de la valeur, et par conséquent être
imposable. Les NFTs n’épousent pas les caractéristiques de l’œuvre de l’esprit
des articles 111?et suivants du Code de la propriété intellectuelle, mais sur
le plan fiscal, peut-être pourraient-ils trouver une définition d’œuvre d’art.
Celle qui existe en droit fiscal appartient au domaine de la TVA. En effet, la
directive 2006/112?codifiée à l’article?98A de l’annexe 3?du CGI donne une
définition de l’œuvre d’art. Pour l’administration fiscale, une œuvre d’art
doit répondre aux critères posés par cet article : il doit s’agir d’une
création originale (unicité) ; exécutée de la main de l’artiste (l’art
numérique est exclu du CGI). Si, malgré tout, on considère le NFT comme œuvre
d’art, il pourrait bénéficier lors de sa cession d’un régime très avantageux,
celui de la taxe forfaitaire à 6,5 %.
Les NFTs et les artistes
Aujourd’hui, la Société des auteurs
dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP) gère les droits de 200 000 auteurs.
Le sujet des NFTs retient l’attention de son directeur
juridique, Thierry Maillard. En effet, leur application la plus évidente tient
à la vente d’œuvres numériques, or bien d’autres utilisations se profilent à
l’horizon. Le NFT n’est pas l’œuvre, mais plutôt, comme déjà dit précédemment,
son certificat d’unicité. Avant le jeton, la vente se concrétisait par
l’intermédiaire d’un support, comme un DVD (parfois signé), une clé USB, etc.
Ces échanges s’opèrent depuis longtemps. Mais ce que le NFT apporte, c’est la
capacité d’une dématérialisation complète. Il ne faut pas y voir la naissance
d’un courant artistique, plutôt celle d’un outil qui permet de rendre unique
des œuvres numériques. Une autre application envisageable est la duplication
numérique d’une œuvre matérielle. Dans ce cas, l’auteur crée à la fois l’œuvre
matérielle et son jumeau dématérialisé. Cet usage pourrait se systématiser. Les
deux supports d’une même œuvre autoriseraient plusieurs ventes et finalement,
chacun suivrait sa propre destinée. Il y aurait également un intérêt pour les
œuvres éphémères et pour la conservation des performances actuellement
enregistrées sur média vidéo ou photographique. En général, le tirage
photographique témoigne a posteriori d’un travail sur un site. Désormais, un
artiste de street art peut intervenir sur un mur et prendre des clichés de sa
réalisation qui deviennent alors des preuves numériques originales de sa
création appelée à disparaître. La vente du double numérique d’une œuvre
matérielle préexistante s’opère déjà au British Museum et au musée de l’Ermitage.
D’autres pratiques ne sont pas liées à la vente de l’œuvre, comme par exemple
des jetons de soutien à l’artiste. En effet, un artiste peut lier le public
avec son travail, détaille le directeur juridique. Il va par exemple diviser
une pièce en 50 jetons numériques à 100 euros chacun. Cela permet aux
volontaires d’acheter un des jetons pour exprimer leur adhésion et d’en
conserver une preuve, une sorte de titre. Autre logique qui ne relève pas de la
vente, le NFT peut être attaché à un service sous la forme d’un coupon. Il
donne droit à une visite de l’atelier de l’artiste ou alors à un tour
personnalisé en-dehors des horaires d’ouverture du musée dans lequel se trouve
sa production. Le NFT pourrait servir parfois de certificat dématérialisé d’une
œuvre matérielle. Il suffirait de la doter d’un identifiant type QR Code à
cette fin. Cette forme de certificat numérique permettrait de vendre par un
simple transfert de jeton numérique. La méthode serait intéressante pour
l’ADAGP, pour le droit de suite, et pour les services fiscaux. Reste à savoir
quelle place le marché lui réserverait.
Les NFTs donnent des satisfactions en vase clos purement numérique. Cependant, le passage d’univers matériel à immatériel présente des écueils. Ainsi, un escroc pourrait transférer des certificats authentiques tout en vendant des faux. Cela existait déjà dans le circuit traditionnel, bien sûr, néanmoins, avec le numérique, la chose devient plus complexe. Est-ce qu’on est sûr que le QR Code ne va pas être placé sur un faux ? Est-ce qu’on ne risque pas à un moment de perdre la trace de l’original alors qu’on a l’impression que toute la chaîne est parfaitement sécurisée ?
En résumé, des applications variées émergent. Elles sont essentiellement portées par des sociétés de la high tech et depuis peu par des professionnels du marché de l’art. Du côté des artistes, personne ne remarque un engouement particulier. Ceux qui sont intéressés ont déjà une orientation vers la création numérique. Ils font de la réalité augmentée ou virtuelle…
Aux applications inédites, il convient
d’associer des points de vigilance, relève le DJ de l’ADAGP. Les opportunités
économiques, les créneaux de vente inconnus réclament de la prudence. Nous
vivons actuellement une phase encore expérimentale. La technologie blockchain
assure un lien présenté comme indestructible entre le programmeur du jeton et
le jeton lui-même. En revanche, entre l’auteur d’une œuvre portée par un jeton
et le jeton, rien de tel. La technologie est décentralisée sans contrôle
hiérarchique et sans possibilité d’intervention a posteriori. Les faux existent
depuis toujours sur le marché de l’art. Le système matériel classique laisse un
pouvoir d’intervention, même s’il est compliqué à actionner. Mais concernant la
blockchain, personne ne peut supprimer un NFT, quand bien même il accréditerait
un faux. Par ailleurs, l’obligation de connaître le client est imposée par le
digital service act. Son identification apporte une sécurité. « Comment la préserver avec le NFT ? ».
Commercialement, la blockchain expose
comme un progrès (n’est-ce pas une avarice ?) de supprimer les
intermédiaires. Néanmoins, pour les NFTs, les plateformes réinjectent de
l’intermédiation. En effet, elles occupent un rôle d’agrégateur qui décrit
l’objet vendu. Leurs conditions générales tiennent une place essentielle et il
semble qu’elles ne cèdent aucun droit à l’acheteur. Enfin, émettre un NFT
s’avère être une procédure technique.
Aujourd’hui les artistes sont obligés de passer par des sous-traitants pour
cette étape. La réalité des frais n’est pas toujours bien maîtrisée, pas plus que les
caractéristiques intrinsèques à la technologie. Les NFTs d’art s’exposent par
exemple à un risque de centralisation. Aujourd’hui, OpenSea en capte 98 %. Ne faut-il pas éviter que les
artistes deviennent dépendants des plateformes, sachant que le lien entre le
créateur et le jeton demeure fragile ?
« Perdre la clé secrète qui permet
d’accéder au wallet d’un NFT, c’est tout perdre » résume Thierry Maillard. Ainsi,
dans les modèles qui envisagent de substituer le NFT au droit, avec des
mécanismes définis par la loi, mais intégrés à la blockchain, en cas de clé
perdue, impossible de se tourner vers quiconque. Le NFT devient irrécupérable ! L’ADAGP, lorsqu’elle gère les
droits, pour un auteur vivant, s’assure de son identité ainsi que d’autres
éléments. En cas de décès de l’auteur, elle vérifie les ayants droit et la
nature de leurs droits. Le NFT a des incidences dans le champ du droit
d’auteur. Un auteur crée conjointement une œuvre sur un support matériel et une
œuvre de l’esprit immatérielle. Ab initio, il a la propriété de l’objet
matériel tant qu’il ne l’a pas vendu, doublée de celle incorporelle sur l’œuvre
de l’esprit. L’œuvre de l’esprit, immatérielle, touche le domaine des droits de
reproduction et de représentation qui permettent à l’auteur, même s’il a vendu
son tableau, d’autoriser des reproductions. Le support matériel, de son côté,
se voit appliquer le droit de suite. Sa logique veut qu’une fois que l’auteur
l’a vendu, il continue à percevoir un pourcentage sur le montant de toutes les
reventes ultérieures dudit support qui accompagnent la vie de l’œuvre. Dans la
mesure où le NFT se comporte comme un certificat d’unicité de l’œuvre, il donne
à l’œuvre numérique immatérielle toutes les caractéristiques d’un support
matériel. Observer la logique du droit de suite ne pose donc aucune difficulté.
Concernant les droits de reproduction et de représentation, l’œuvre n’est pas
dans le NFT. La tendance est de fournir à l’acquéreur du NFT, qui malgré tout
apprécie de recevoir quelque chose de tangible, le fichier image de l’œuvre
assorti d’une licence d’utilisation. Rappelons qu’en France, depuis 1910, le
droit reconnaît l’indépendance de la propriété intellectuelle sur l’œuvre de
l’esprit et de celle matérielle sur l’objet qui la supporte. Dans le cas des
licences associées aux NFTs, l’autorisation d’affichage dans le cadre de la
sphère privée est acceptable. En revanche, l’affichage sur, par exemple, des
services en ligne (Métavers Facebook), relève du droit d’auteur. Il faut
évidemment empêcher que l’auteur qui ne comprend pas ce qu’on lui propose ne
cède ce type d’autorisation sans en être conscient. Idem pour la réalisation de
tirage. Tous ces biais justifient un encadrement. S’agissant du droit de suite,
deux questions se posent : peut-il s’appliquer aux œuvres dotées d’un NFT ? Peut-il être codé
dans un smart contract ? À propos de l’applicabilité du
droit de suite aux œuvres dotées d’un NFT, une des conditions est l’occurrence
d’une revente. Jusqu’à présent, aucune ne s’est produite. Ce marché jeune est
toujours sur des premières ventes. Le problème du droit de suite ne s’est donc
pas encore présenté. Il faut normalement l’intervention d’un professionnel du
marché de l’art en tant que vendeur, acheteur ou intermédiaire. Aujourd’hui,
beaucoup de ventes aux enchères se passent sur des plateformes numériques qui,
a priori, n’ont pas le même statut. Pour le droit de suite, le Code de la
propriété intellectuelle précise qu’il doit s’agir d’œuvres originales. Une
œuvre numérique originale créée par un artiste peut être assortie d’un NFT qui
l’identifie et garantit son unicité. Si plusieurs NFTs sont liés à la même
œuvre, l’article R. 122.3 du
Code de la propriété intellectuelle fournit la solution. Il indique qu’on doit
considérer, dès lors que des œuvres sont exécutées en nombre restreint sous la
responsabilité de l’auteur, que ce sont des œuvres d’art originales soumises au
droit de suite, c’est-à-dire : « les créations plastiques sur support audiovisuel, sur
support numérique dans la limite de deux?exemplaires ».
Ce texte prévu pour les œuvres numériques de manière générale, s’applique parfaitement aux NFTs. De prime abord, le droit
de suite est
intégrable dans un smart contract. La technologie permet d’automatiser
le processus sans faire appel à un professionnel du marché et sans déclaration.
Cela semble simple, mais il faut incorporer bien d’autres conditions dans le smart
contract. D’abord, le droit de suite est exigible à partir du seuil de 750 euros, en France. De plus,
s’appliquent des taux dégressifs en France et en Europe (de 4 à 0,25 %). Enfin, un plafond de 12 500 euros commun à tous les pays
européens existe. D’autres éléments sont à prendre en compte : il y a une
exclusion du droit de suite de la revente sous 10 000 euros dans les trois
ans de la première session… Nombre d’autres paramètres de mise en œuvre peuvent
jouer. Par exemple, le droit de suite s’applique aux photographies dans la
limite de 30 exemplaires, tous formats confondus. Donc si l’on a déjà développé
30 exemplaires argentiques et que 30 NFTs supplémentaires sont émis, la
gratuité du droit de suite est-elle valable ? Autre réflexion, si l’on a
un jumeau numérique d’un tableau, est-ce une photographie originale, à traiter comme
une photo, ou bien est-ce autre chose ? Tous ses raffinements restent des
plus complexes à automatiser, d’autant qu’il faut tenir compte de 90 versions
issues aujourd’hui de 90 législations nationales diverses, alors que les
capacités de codage d’un smart contract semble limitées. Les principes,
les taux, les seuils, les plafonds, les durées, tout est variable. À cela s’ajoute encore la
répartition au décès de l’artiste. Le droit de suite entièrement automatisé via
des NFTs doit surmonter toutes ces difficultés pour devenir un outil
intéressant. L’auteur peut malgré tout prévoir une rémunération dans un smart
contract qui ressemble au droit de suite et même à un taux éventuellement plus élevé.
Les NFTs s’appuient sur une
technologie fiable qui permet d’apporter une réponse aux problèmes de
duplication des œuvres numériques, mais son encadrement juridique demeure
lacunaire. La réflexion doit notamment porter sur la sécurisation du lien entre
le NFT et l’artiste, la structure des pratiques et le besoin de tiers de
confiance.
Le point de vue des galeries d’art
Gaëlle de Saint-Pierre est responsable
des affaires juridiques et fiscales du Comité professionnel des galeries d’art.
Selon elle, le NFT est un outil porteur mais contraignant, entouré d’inconnu,
et source d’insécurité juridique. Les galeries d’art s’interrogent. Est-ce que
les dispositions du droit de suite sont d’ordre public ou est-ce que l’artiste
peut faire tout et n’importe quoi dans un smart
contract ? Les galeries d’art représentent seulement 10 % des artistes. Parfois
productrices d’œuvres à leurs côtés, elles participent à la commercialisation,
puis à la diffusion publique. Gaëlle de Saint-Pierre estime que les NFTs
peuvent poser des problèmes à chaque stade de ces trois missions. Les galeries
d’art se différencient des marketplaces. D’une part, elles ont un espace
d’exposition réel, et d’autre part, elles sont spécialisées dans les relations
avec les artistes, contrairement aux plateformes, dont les conditions générales
de vente très commerciales ne respectent pas forcément, les droits d’auteur.
Jusqu’à maintenant, rares sont les galeries d’art qui s’associent à une
marketplace pour promouvoir leurs artistes.
Pendant la crise du Covid, les ventes
aux enchères en ligne ont bien fonctionné, ce qui n’a pas été le cas des ventes
des galeries d’art. Premièrement, elles ont manqué d’outils, et par ailleurs,
acheter une œuvre en galerie ou en ligne sont deux démarches bien distinctes.
Les frais liés à l’outil ne sont pas anodins. Un artiste peut tokeniser une
production pour une somme dérisoire, mais l’utilisation de la technologie
blockchain coûte cher. On trouve ainsi des tarifs à 100 euros pour émettre
simplement une facture, ce qui restreint les possibilités de vente aux pièces
d’un prix en proportion. Au niveau de la fiscalité, selon le choix fait sur la
définition du NFT (qualification d’œuvres d’art ou d’actif numérique), la TVA
change et le régime de TVA applicable aux galeristes également. La TVA applicable
à une œuvre d’art vendue directement par un artiste est de 5 %. En découle un régime de TVA
sur la marge forfaitaire ou réelle mis en place pour les galeries. Ce régime
restera-t-il valable ?
Autre sujet : beaucoup de galeries
d’art sont sensibilisées à l’impact écologique. Or, il semble clair que le NFT
n’entre pas du tout dans une démarche responsable ou vertueuse. Le comité des
galeries d’art a mis en place une charte des bonnes pratiques écologiques,
environnementales. Le NFT ne s’intègre pas dans ces évolutions. Le comité des
galeries d’art regroupe plus de 300 galeries aujourd’hui en France. Les
structures internationales y sont peu présentes. Certaines ont fait le choix
d’éviter les NFTs pour l’instant car ces derniers sont insuffisamment protecteurs
des droits d’auteur. Autre élément très important, les galeries participent à
la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. à ce titre, elles sont soumises à des
obligations de vigilance envers leur clientèle. Elles doivent identifier les
clients et les objets vendus. Un processus interne conforme est mis en place et
des contrôles des services des douanes sont pratiqués. Et il se trouve que les
actifs numériques n’ont pas été anticipés par Tracfin (Traitement du renseignement
et action contre les circuits financiers clandestins). Ses lignes directrices
ne les mentionnent pas dans le cadre de transactions. En revanche, le groupe
d’actions financières (GAFI) les a prévus. Il encadre les obligations des
prestataires d’actifs virtuels et impose un seuil de 1 000 euros. Ce seuil est
aujourd’hui de 10 000 euros pour les œuvres d’art. Comment orchestrer ces
différences ? Le GAFI a une approche fonctionnelle de l’actif virtuel, il
considère la manière dont il est utilisé dans la transaction. Évidemment, le
règlement MiCA qui sera d’application directe rentre dans la démarche du GAFI
pour apporter des règles et un encadrement plus strict. Les galeries attendent
avec impatience la sécurisation juridique autour des actifs virtuels.
Concernant les acquéreurs successifs, la galerie d’art pourrait constituer un
tiers de confiance dans les tractations. Actuellement, les ventes de NFTs n’ont
pas une image de sécurité ni sur le contenu, ni sur les modalités, ni sur la
vie de l’œuvre. Donc les galeries pourraient utilement intervenir et engager
leur responsabilité professionnelle qui court sur un délai de 20 ans après une
cession. Concernant les acquéreurs successifs, un élément important tient à la
notion de contrat d’adhésion. Quand un acquéreur souhaite acheter une œuvre,
s’agit-il d’un contrat d’adhésion susceptible de négociations ? La
discussion est un élément essentiel pour les galeries d’art. Un client qui ne
marchande pas un achat est vu comme extrêmement suspect par Tracfin. « Sur le terrain, aucun client n’acquiert une
œuvre d’art sans négocier » témoigne Gaëlle
de Saint-Pierre.
À propos des acquéreurs
successifs, les dispositifs du mécénat (article 238 bis AB du CGI) donne la
possibilité aux entreprises de déduire fiscalement un achat d’œuvres d’artistes
vivants sur cinq ans. Est-ce que ce dispositif pourrait être appliqué dans le
cadre d’un NFT ? La réponse dépend de la qualification de l’œuvre d’art en
elle-même au travers du Code général des impôts et de l’article 98A, annexe 3 au
CGI. Concernant les institutions culturelles, quel rôle auront-elles en réalité
dans l’exposition des NFTs ? On parle de ventes des institutions, mais
qu’en est-il des achats ? Les centres d’art auront-ils des possibilités
budgétaires sur ce sujet ? Quelle accessibilité aux créations tokenisées
pour le public ? Comment les institutions culturelles vont-elles s’emparer
de cet outil pour trouver des réponses au niveau de l’authenticité des œuvres,
de leur traçabilité, voire de leur restitution ?
Actuellement, les professionnels du
marché de l’art s’impliquent peu dans les NFTs. Les galeries sont « NFT
sceptiques ». Elles attendent que le sujet se décante, explique la
responsable juridique, que la réglementation arrive pour se lancer pleinement dans
l’aventure. La blockchain prône vraiment la décentralisation et la
transparence. Est-ce que les crypto-actifs associés à ce besoin de transparence
vont être pérennisés ?
Les ventes volontaires
Le Conseil des ventes volontaires
(CVV) a constaté la multiplication des échanges portant sur les NFTs dans le
milieu de l’art. Cyril Barthalois, secrétaire général de l’Académie des
Beaux-Arts, indique que parallèlement, le directeur juridique du CVV, Pierre
Taugourdeau, a été sollicité par plusieurs maisons de vente voyant apparaître
ces transactions pour savoir si elles- mêmes avaient le droit de commercialiser et de proposer aux
enchères publiques volontaires, des NFTs. La réponse est évidente, puisque les
ventes aux enchères publiques sont régies par le Code de commerce. Il précise
clairement dans son article 320 ?alinéa 1 que seuls les biens corporels peuvent
faire l’objet de vente aux enchères publiques. Autrement dit, les
commissaires-priseurs établis en France n’ont pas aujourd’hui la possibilité de
procéder aux enchères publiques de NFTs. Le Conseil a rapidement pointé que
plusieurs sujets de droit accompagnaient cette question : régime fiscal ;
localisation de transaction ; droit de suite sujet ; etc. Le Conseil des ventes
doit-il en conséquence proposer au législateur de modifier la réglementation ?
C’est naturellement une question de compétitivité et d’attractivité pour les
opérateurs français. S’il est déjà possible pour certaines maisons de proposer
des ventes classiques d’objets physiques à l’étranger en déplaçant lesdits
objets ou lesdits meubles, il est encore plus facile de réaliser des ventes de
NFTs. La question est de savoir dans quelle mesure et surtout dans quel cadre
juridique.
Le président de l’Institut Art &
Droit Gérard Sousi a conclu la conférence : pour lui, « les juristes sont vraiment à l’avant-garde en cette matière. Ils
formulent des hypothèses de solutions. Et après les inévitables litiges
viendront la jurisprudence et enfin la loi. Les juristes sont en amont, c’est
leur force, leur métier, leur passion. Le débat multidisciplinaire mené a
permis d’entendre le professeur, le praticien, et le technicien. Peut-être y
manque-t-il encore le regard du sociologue ou celui du psychanalyste. Car
pourquoi acheter des milliers de dollars une œuvre que tout le monde peut voir
en reproduction ? Il y a sans doute là une dimension d’ego : je suis le premier
à avoir des NFTs d’art. Je suis le seul à avoir un droit d’accès à la
représentation d’un original »…
C2M
Infos locales, analyses et enquêtes : restez informé(e) sans limite.
Recevez gratuitement un concentré d’actualité chaque semaine.
0 Commentaire
Laisser un commentaire
Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *