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JPA international fait le point sur la rentrée fiscale et sociale


mercredi 9 février 202220 min
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09/02/2022 16:30:10 1 1 2822 10 0 31609 2681 2762 NFTs et marché de l’Art : droit, pratique et avenir

À l’automne dernier, Gérard Sousi, président de l’Institut Art & Droit, et Blanche Sousi, professeure émérite de l’université Jean Moulin Lyon 3, ont convié une nouvelle fois les juristes à une journée de réflexion sur les NFTs. Curiosité actuelle, sujet d’interrogation, d’exploration : comment appréhender l’œuvre d’art NFT ? Artistes, mécènes, galeristes, professeurs, avocats ont exprimé leurs observations pratiques. Nous ne nous arrêtons pas ici sur le début de la conférence reprenant la présentation des tokens déjà traitée (cf JSS n° 44 du 16 juin 2021).

 




Blanche Sousi explique que les tokens naissent, vivent, évoluent, circulent. Les jetons numériques se distinguent en fongibles et non fongibles. Les premiers existent en exemplaires multiples, absolument semblables, ce qui les rend interchangeables (bitcoin, ethereum, stablecoin). En droit classique, ils s’apparentent à des choses de genre. Les seconds, uniques, identifiés, ne peuvent pas se remplacer. En droit civil, ce sont des corps certains. Sans doute le droit va-t-il s’adapter et calquer dans l’univers virtuel ce qu’il connaît déjà dans le réel. Les jetons numériques, fongibles ou non, constituent, en droit français, dans le Code monétaire et financier (CMF), des actifs numériques. Le droit européen, pour sa part, parle de crypto-actifs. Certains servent de moyen de paiement (bitcoin, ethereum) au même titre qu’un virement ou une autorisation de prélèvement, sans être des monnaies pour autant. Cependant, de véritables monnaies numériques (euro) naîtront sans doute prochainement.

 

 

La fiscalité des NFTs

Ivana Zivanovic, avocate counsel au cabinet CMS Francis Lefebvre, est spécialisée en fiscalité internationale des personnes physiques et du marché de l’art. Comme beaucoup d’acteurs du marché de l’art, l’avocate constate que 2021 a été l’année des NFTs et de leur utilisation effective, notamment dans les grandes maisons de vente. Chacun se demande désormais quelle est la place des NFTs, et celle plus largement de l’art numérique, dans le marché contemporain. Est-ce un amusement d’initié, un hobby de geek, un divertissement temporaire ? Les artistes traditionnels, les collectionneurs vont-ils suivre cette mode ?

Et fiscalement, comment l’imposer ? Les NFTs aujourd’hui ne font pas l’objet d’une régulation spécifique sur ce point. Souvent qualifiés « d’ovnis juridiques », ils ne répondent à aucune qualification qui permette à l’administration fiscale de les caractériser et donc de les taxer. « Généralement, selon Ivana Zivanovic les fiscalistes fonctionnent de deux manières. Soit un régime existe déjà et le fonctionnement se fait par analogie. Soit il faut essayer de créer un régime ad hoc»

La fiscalité a suivi plusieurs étapes. Il y a une dizaine d’années, elle se fondait sur le Code général des impôts (CGI) pour déterminer l’imposition des gains tirés de la cession d’actifs numériques. L’article 34 indique qu’un tiers qui réalise des gains à titre habituel en raison d’actifs numériques est soumis à l’impôt sur le revenu dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux (BIC), précise l’avocate. Un tiers qui réalise des gains de cession à titre occasionnel, est sous le coup de l’article 92 du CGI. Il sera soumis à l’impôt sur le revenu pour des bénéfices non commerciaux. Toutefois, la jurisprudence a partiellement invalidé cette approche. Le Conseil d’État indique le 26 avril 2018 que c’est seulement dans le cadre d’une activité d’achat-revente qu’une personne physique qui réalise des gains à titre vraiment habituel se trouve dans la catégorie des BIC. Sinon, la personne est imposée comme si elle vendait un bien meuble. Les gains réalisés sur les ventes de biens meubles sont des plus-values imposables au taux global de 36,2 %. La loi de finances est venue appuyer légèrement l’administration et le Conseil d’État. Elle a créé l’article 150 VH bis du Code général des impôts qui énonce que les plus-values réalisées par des personnes physiques résidentes de France lors de cession à titre onéreux d’actifs numériques sont imposables à titre de revenu, et sujettes à prélèvement forfaitaire unique, c’est-à-dire concrètement une flat tax de 30 %. Les 30 % se décomposent en 12,8 % d’impôts sur le revenu et 17,2 % de prélèvements sociaux. Le fait générateur n’est pas l’opération d’échange entre actifs numériques, sauf pour les personnes physiques qui pratiquent cette activité de manière habituelle et restent donc imposables dans la catégorie des BIC à l’impôt sur le revenu. La législation a finalement rejoint la définition du Code monétaire et financier ainsi que la loi PACTE du 22 mai 2019. « Mais les NFTs rentrent-ils dans le cadre des actifs numériques, ou bien faut-il les considérer fiscalement comme des œuvres d’art ? » demande Ivana Zivanovic. « Pour l’heure, la question demeure sans réponse. »

Le député Pierre Person (Paris, 6e circonscription), à l’occasion de la loi de finances 2022, a déposé une série d’amendements dont un sur les NFTs. Son but était justement de clarifier leur régime fiscal et donc de leur associer une définition juridique. Le parlementaire souligne deux évidences. Premièrement, le phénomène des NFTs occupe maintenant une place économique et financière indéniable. La société Sorare, par exemple, est à l’origine d’une importante levée de fonds (0,5 milliard d’euros) de la French Tech. Or, cette levée de fonds repose sur les NFTs. Deuxièmement, l’incertitude du traitement fiscal des NFTs rend anxiogène leur détention et bride l’attractivité de la France dans ce domaine. Il convient donc d’y remédier. L’amendement avait pour objet de donner une définition aux NFTs qui les exclut expressément du régime général des plus-values de cession des actifs numériques. Il créait un autre régime ad hoc applicable aux seuls NFTs. Il ajoutait un article 150 VH ter, à la suite du 150 VH bis du CGI. La proposition du député prévoyait l’imposition du NFT en fonction de son sous-jacent (pas nécessairement de l’art). L’imposition était adaptée à la nature du bien tokenisé. Concrètement, pour un NFT lié à une œuvre d’art, sa vente impliquait de se tourner vers le sous-jacent et d’imposer en fonction, c’est-à-dire imposer à la taxe forfaitaire de la cession d’une œuvre d’art. L’idée n’a pas été retenue et l’amendement a malheureusement été retiré. Dès lors, la responsabilité incombe au fiscaliste de qualifier juridiquement le NFT et de lui appliquer le régime fiscal associé. Ivana Zivanovic entrevoit trois possibilités :

le NFT est un actif numérique ;

le NFT n’est pas un actif numérique, mais un bien meuble incorporel ;

le NFT est une œuvre d’art.

Si le NFT est considéré comme un actif numérique, c’est soit un crypto, soit un jeton numérique. Le crypto est un moyen d’échange, donc fongible et contraire au NFT. Quant au jeton, dans les textes, le critère de fongibilité n’apparaît pas. Cependant, pour assimiler le NFT au jeton numérique prévu par l’article L. 552-2 du CMF, il faudrait que le NFT représente un droit. Si on considère le NFT comme un actif numérique, les gains de cession seront assujettis à la flat tax de 30 %. C’est le cas du résident en France qui réalise des opérations à titre occasionnel. Si, en revanche, il pratique des opérations à titre habituel, il intègre la catégorie imposée aux BIC. Pour un collectionneur taxé à 30 %, le fait générateur se produit lorsqu’il convertit son NFT en monnaie FIAT (émise par une banque centrale, euros, dollar, livre sterling). Pour toute autre opération d’échange, entre deux NFTs ou entre un NFT et un autre actif numérique, il n’y a pas d’imposition. Le collectionneur qui agit de manière occasionnelle est taxé à 30 %, mais s’il est requalifié en professionnel, il doit s’acquitter de l’impôt sur le revenu au barème progressif de 45 % ainsi que des prélèvements sociaux, soit au total environ 60 % au taux marginal.

Si le NFT n’est pas qualifié d’actif numérique, alors le Conseil d’État le verrait comme un bitcoin, comme un bien meuble incorporel. Le taux est de 36,2 % selon le régime de cession des biens meubles incorporels défini à l’article 150 UA du Code général des impôts. Le taux global de 36,2 % s’applique après abattement de 5 % pour une durée de détention au-delà de la deuxième année. Tout gain inférieur à 5 000 euros n’est pas imposable. Dans l’hypothèse où le NFT n’est pas un actif numérique, les échanges ne bénéficient pas du principe de neutralité. À chaque échange, l’impôt tombe puisque le fait générateur est la mutation de propriété. Ici aussi, la requalification amène à la catégorie générale des bénéfices industriels et commerciaux qui peut aller jusqu’à 60 % en termes d’impôt sur le revenu.

Si le NFT est une œuvre d’art d’un point de vue fiscal, le lien entre les NFTs et l’art existe. Les NFTs, sorte de certificat d’authenticité, rendent un fichier unique. Qui dit unique dit rare, et, fiscalement, cela signifie avoir de la valeur, et par conséquent être imposable. Les NFTs n’épousent pas les caractéristiques de l’œuvre de l’esprit des articles 111?et suivants du Code de la propriété intellectuelle, mais sur le plan fiscal, peut-être pourraient-ils trouver une définition d’œuvre d’art. Celle qui existe en droit fiscal appartient au domaine de la TVA. En effet, la directive 2006/112?codifiée à l’article?98A de l’annexe 3?du CGI donne une définition de l’œuvre d’art. Pour l’administration fiscale, une œuvre d’art doit répondre aux critères posés par cet article : il doit s’agir d’une création originale (unicité) ; exécutée de la main de l’artiste (l’art numérique est exclu du CGI). Si, malgré tout, on considère le NFT comme œuvre d’art, il pourrait bénéficier lors de sa cession d’un régime très avantageux, celui de la taxe forfaitaire à 6,5 %.

 

 

Les NFTs et les artistes

Aujourd’hui, la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP) gère les droits de 200 000 auteurs. Le sujet des NFTs retient l’attention de son directeur juridique, Thierry Maillard. En effet, leur application la plus évidente tient à la vente d’œuvres numériques, or bien d’autres utilisations se profilent à l’horizon. Le NFT n’est pas l’œuvre, mais plutôt, comme déjà dit précédemment, son certificat d’unicité. Avant le jeton, la vente se concrétisait par l’intermédiaire d’un support, comme un DVD (parfois signé), une clé USB, etc. Ces échanges s’opèrent depuis longtemps. Mais ce que le NFT apporte, c’est la capacité d’une dématérialisation complète. Il ne faut pas y voir la naissance d’un courant artistique, plutôt celle d’un outil qui permet de rendre unique des œuvres numériques. Une autre application envisageable est la duplication numérique d’une œuvre matérielle. Dans ce cas, l’auteur crée à la fois l’œuvre matérielle et son jumeau dématérialisé. Cet usage pourrait se systématiser. Les deux supports d’une même œuvre autoriseraient plusieurs ventes et finalement, chacun suivrait sa propre destinée. Il y aurait également un intérêt pour les œuvres éphémères et pour la conservation des performances actuellement enregistrées sur média vidéo ou photographique. En général, le tirage photographique témoigne a posteriori d’un travail sur un site. Désormais, un artiste de street art peut intervenir sur un mur et prendre des clichés de sa réalisation qui deviennent alors des preuves numériques originales de sa création appelée à disparaître. La vente du double numérique d’une œuvre matérielle préexistante s’opère déjà au British Museum et au musée de l’Ermitage. D’autres pratiques ne sont pas liées à la vente de l’œuvre, comme par exemple des jetons de soutien à l’artiste. En effet, un artiste peut lier le public avec son travail, détaille le directeur juridique. Il va par exemple diviser une pièce en 50 jetons numériques à 100 euros chacun. Cela permet aux volontaires d’acheter un des jetons pour exprimer leur adhésion et d’en conserver une preuve, une sorte de titre. Autre logique qui ne relève pas de la vente, le NFT peut être attaché à un service sous la forme d’un coupon. Il donne droit à une visite de l’atelier de l’artiste ou alors à un tour personnalisé en-dehors des horaires d’ouverture du musée dans lequel se trouve sa production. Le NFT pourrait servir parfois de certificat dématérialisé d’une œuvre matérielle. Il suffirait de la doter d’un identifiant type QR Code à cette fin. Cette forme de certificat numérique permettrait de vendre par un simple transfert de jeton numérique. La méthode serait intéressante pour l’ADAGP, pour le droit de suite, et pour les services fiscaux. Reste à savoir quelle place le marché lui réserverait.

Les NFTs donnent des satisfactions en vase clos purement numérique. Cependant, le passage d’univers matériel à immatériel présente des écueils. Ainsi, un escroc pourrait transférer des certificats authentiques tout en vendant des faux. Cela existait déjà dans le circuit traditionnel, bien sûr, néanmoins, avec le numérique, la chose devient plus complexe. Est-ce qu’on est sûr que le QR Code ne va pas être placé sur un faux ? Est-ce qu’on ne risque pas à un moment de perdre la trace de l’original alors qu’on a l’impression que toute la chaîne est parfaitement sécurisée ?

En résumé, des applications variées émergent. Elles sont essentiellement portées par des sociétés de la high tech et depuis peu par des professionnels du marché de l’art. Du côté des artistes, personne ne remarque un engouement particulier. Ceux qui sont intéressés ont déjà une orientation vers la création numérique. Ils font de la réalité augmentée ou virtuelle…

Aux applications inédites, il convient d’associer des points de vigilance, relève le DJ de l’ADAGP. Les opportunités économiques, les créneaux de vente inconnus réclament de la prudence. Nous vivons actuellement une phase encore expérimentale. La technologie blockchain assure un lien présenté comme indestructible entre le programmeur du jeton et le jeton lui-même. En revanche, entre l’auteur d’une œuvre portée par un jeton et le jeton, rien de tel. La technologie est décentralisée sans contrôle hiérarchique et sans possibilité d’intervention a posteriori. Les faux existent depuis toujours sur le marché de l’art. Le système matériel classique laisse un pouvoir d’intervention, même s’il est compliqué à actionner. Mais concernant la blockchain, personne ne peut supprimer un NFT, quand bien même il accréditerait un faux. Par ailleurs, l’obligation de connaître le client est imposée par le digital service act. Son identification apporte une sécurité. « Comment la préserver avec le NFT ? ».

Commercialement, la blockchain expose comme un progrès (n’est-ce pas une avarice ?) de supprimer les intermédiaires. Néanmoins, pour les NFTs, les plateformes réinjectent de l’intermédiation. En effet, elles occupent un rôle d’agrégateur qui décrit l’objet vendu. Leurs conditions générales tiennent une place essentielle et il semble qu’elles ne cèdent aucun droit à l’acheteur. Enfin, émettre un NFT s’avère être une procédure technique. Aujourd’hui les artistes sont obligés de passer par des sous-traitants pour cette étape. La réalité des frais n’est pas toujours bien maîtrisée, pas plus que les caractéristiques intrinsèques à la technologie. Les NFTs d’art s’exposent par exemple à un risque de centralisation. Aujourd’hui, OpenSea en capte 98 %. Ne faut-il pas éviter que les artistes deviennent dépendants des plateformes, sachant que le lien entre le créateur et le jeton demeure fragile  ?






 « Perdre la clé secrète qui permet d’accéder au wallet d’un NFT, c’est tout perdre » résume Thierry Maillard. Ainsi, dans les modèles qui envisagent de substituer le NFT au droit, avec des mécanismes définis par la loi, mais intégrés à la blockchain, en cas de clé perdue, impossible de se tourner vers quiconque. Le NFT devient irrécupérable ! L’ADAGP, lorsqu’elle gère les droits, pour un auteur vivant, s’assure de son identité ainsi que d’autres éléments. En cas de décès de l’auteur, elle vérifie les ayants droit et la nature de leurs droits. Le NFT a des incidences dans le champ du droit d’auteur. Un auteur crée conjointement une œuvre sur un support matériel et une œuvre de l’esprit immatérielle. Ab initio, il a la propriété de l’objet matériel tant qu’il ne l’a pas vendu, doublée de celle incorporelle sur l’œuvre de l’esprit. L’œuvre de l’esprit, immatérielle, touche le domaine des droits de reproduction et de représentation qui permettent à l’auteur, même s’il a vendu son tableau, d’autoriser des reproductions. Le support matériel, de son côté, se voit appliquer le droit de suite. Sa logique veut qu’une fois que l’auteur l’a vendu, il continue à percevoir un pourcentage sur le montant de toutes les reventes ultérieures dudit support qui accompagnent la vie de l’œuvre. Dans la mesure où le NFT se comporte comme un certificat d’unicité de l’œuvre, il donne à l’œuvre numérique immatérielle toutes les caractéristiques d’un support matériel. Observer la logique du droit de suite ne pose donc aucune difficulté. Concernant les droits de reproduction et de représentation, l’œuvre n’est pas dans le NFT. La tendance est de fournir à l’acquéreur du NFT, qui malgré tout apprécie de recevoir quelque chose de tangible, le fichier image de l’œuvre assorti d’une licence d’utilisation. Rappelons qu’en France, depuis 1910, le droit reconnaît l’indépendance de la propriété intellectuelle sur l’œuvre de l’esprit et de celle matérielle sur l’objet qui la supporte. Dans le cas des licences associées aux NFTs, l’autorisation d’affichage dans le cadre de la sphère privée est acceptable. En revanche, l’affichage sur, par exemple, des services en ligne (Métavers Facebook), relève du droit d’auteur. Il faut évidemment empêcher que l’auteur qui ne comprend pas ce qu’on lui propose ne cède ce type d’autorisation sans en être conscient. Idem pour la réalisation de tirage. Tous ces biais justifient un encadrement. S’agissant du droit de suite, deux questions se posent : peut-il s’appliquer aux œuvres dotées d’un NFT ? Peut-il être codé dans un smart contract ? À propos de l’applicabilité du droit de suite aux œuvres dotées d’un NFT, une des conditions est l’occurrence d’une revente. Jusqu’à présent, aucune ne s’est produite. Ce marché jeune est toujours sur des premières ventes. Le problème du droit de suite ne s’est donc pas encore présenté. Il faut normalement l’intervention d’un professionnel du marché de l’art en tant que vendeur, acheteur ou intermédiaire. Aujourd’hui, beaucoup de ventes aux enchères se passent sur des plateformes numériques qui, a priori, n’ont pas le même statut. Pour le droit de suite, le Code de la propriété intellectuelle précise qu’il doit s’agir d’œuvres originales. Une œuvre numérique originale créée par un artiste peut être assortie d’un NFT qui l’identifie et garantit son unicité. Si plusieurs NFTs sont liés à la même œuvre, l’article R. 122.3 du Code de la propriété intellectuelle fournit la solution. Il indique qu’on doit considérer, dès lors que des œuvres sont exécutées en nombre restreint sous la responsabilité de l’auteur, que ce sont des œuvres d’art originales soumises au droit de suite, c’est-à-dire : « les créations plastiques sur support audiovisuel, sur support numérique dans la limite de deux?exemplaires ». Ce texte prévu pour les œuvres numériques de manière générale, sapplique parfaitement aux NFTs. De prime abord, le droit de suite est intégrable dans un smart contract. La technologie permet d’automatiser le processus sans faire appel à un professionnel du marché et sans déclaration. Cela semble simple, mais il faut incorporer bien d’autres conditions dans le smart contract. D’abord, le droit de suite est exigible à partir du seuil de 750 euros, en France. De plus, s’appliquent des taux dégressifs en France et en Europe (de 4 à 0,25 %). Enfin, un plafond de 12 500 euros commun à tous les pays européens existe. D’autres éléments sont à prendre en compte : il y a une exclusion du droit de suite de la revente sous 10 000 euros dans les trois ans de la première session… Nombre d’autres paramètres de mise en œuvre peuvent jouer. Par exemple, le droit de suite s’applique aux photographies dans la limite de 30 exemplaires, tous formats confondus. Donc si l’on a déjà développé 30 exemplaires argentiques et que 30 NFTs supplémentaires sont émis, la gratuité du droit de suite est-elle valable ? Autre réflexion, si l’on a un jumeau numérique d’un tableau, est-ce une photographie originale, à traiter comme une photo, ou bien est-ce autre chose ? Tous ses raffinements restent des plus complexes à automatiser, d’autant qu’il faut tenir compte de 90 versions issues aujourd’hui de 90 législations nationales diverses, alors que les capacités de codage d’un smart contract semble limitées. Les principes, les taux, les seuils, les plafonds, les durées, tout est variable. À cela s’ajoute encore la répartition au décès de l’artiste. Le droit de suite entièrement automatisé via des NFTs doit surmonter toutes ces difficultés pour devenir un outil intéressant. L’auteur peut malgré tout prévoir une rémunération dans un smart contract qui ressemble au droit de suite et même à un taux éventuellement plus élevé.

Les NFTs s’appuient sur une technologie fiable qui permet d’apporter une réponse aux problèmes de duplication des œuvres numériques, mais son encadrement juridique demeure lacunaire. La réflexion doit notamment porter sur la sécurisation du lien entre le NFT et l’artiste, la structure des pratiques et le besoin de tiers de confiance.



Le point de vue des galeries d’art

Gaëlle de Saint-Pierre est responsable des affaires juridiques et fiscales du Comité professionnel des galeries d’art. Selon elle, le NFT est un outil porteur mais contraignant, entouré d’inconnu, et source d’insécurité juridique. Les galeries d’art s’interrogent. Est-ce que les dispositions du droit de suite sont d’ordre public ou est-ce que l’artiste peut faire tout et n’importe quoi dans un smart contract ? Les galeries d’art représentent seulement 10 % des artistes. Parfois productrices d’œuvres à leurs côtés, elles participent à la commercialisation, puis à la diffusion publique. Gaëlle de Saint-Pierre estime que les NFTs peuvent poser des problèmes à chaque stade de ces trois missions. Les galeries d’art se différencient des marketplaces. D’une part, elles ont un espace d’exposition réel, et d’autre part, elles sont spécialisées dans les relations avec les artistes, contrairement aux plateformes, dont les conditions générales de vente très commerciales ne respectent pas forcément, les droits d’auteur. Jusqu’à maintenant, rares sont les galeries d’art qui s’associent à une marketplace pour promouvoir leurs artistes.

Pendant la crise du Covid, les ventes aux enchères en ligne ont bien fonctionné, ce qui n’a pas été le cas des ventes des galeries d’art. Premièrement, elles ont manqué d’outils, et par ailleurs, acheter une œuvre en galerie ou en ligne sont deux démarches bien distinctes. Les frais liés à l’outil ne sont pas anodins. Un artiste peut tokeniser une production pour une somme dérisoire, mais l’utilisation de la technologie blockchain coûte cher. On trouve ainsi des tarifs à 100 euros pour émettre simplement une facture, ce qui restreint les possibilités de vente aux pièces d’un prix en proportion. Au niveau de la fiscalité, selon le choix fait sur la définition du NFT (qualification d’œuvres d’art ou d’actif numérique), la TVA change et le régime de TVA applicable aux galeristes également. La TVA applicable à une œuvre d’art vendue directement par un artiste est de 5 %. En découle un régime de TVA sur la marge forfaitaire ou réelle mis en place pour les galeries. Ce régime restera-t-il valable ?

Autre sujet : beaucoup de galeries d’art sont sensibilisées à l’impact écologique. Or, il semble clair que le NFT n’entre pas du tout dans une démarche responsable ou vertueuse. Le comité des galeries d’art a mis en place une charte des bonnes pratiques écologiques, environnementales. Le NFT ne s’intègre pas dans ces évolutions. Le comité des galeries d’art regroupe plus de 300 galeries aujourd’hui en France. Les structures internationales y sont peu présentes. Certaines ont fait le choix d’éviter les NFTs pour l’instant car ces derniers sont insuffisamment protecteurs des droits d’auteur. Autre élément très important, les galeries participent à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. à ce titre, elles sont soumises à des obligations de vigilance envers leur clientèle. Elles doivent identifier les clients et les objets vendus. Un processus interne conforme est mis en place et des contrôles des services des douanes sont pratiqués. Et il se trouve que les actifs numériques n’ont pas été anticipés par Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins). Ses lignes directrices ne les mentionnent pas dans le cadre de transactions. En revanche, le groupe d’actions financières (GAFI) les a prévus. Il encadre les obligations des prestataires d’actifs virtuels et impose un seuil de 1 000 euros. Ce seuil est aujourd’hui de 10 000 euros pour les œuvres d’art. Comment orchestrer ces différences ? Le GAFI a une approche fonctionnelle de l’actif virtuel, il considère la manière dont il est utilisé dans la transaction. Évidemment, le règlement MiCA qui sera d’application directe rentre dans la démarche du GAFI pour apporter des règles et un encadrement plus strict. Les galeries attendent avec impatience la sécurisation juridique autour des actifs virtuels. Concernant les acquéreurs successifs, la galerie d’art pourrait constituer un tiers de confiance dans les tractations. Actuellement, les ventes de NFTs n’ont pas une image de sécurité ni sur le contenu, ni sur les modalités, ni sur la vie de l’œuvre. Donc les galeries pourraient utilement intervenir et engager leur responsabilité professionnelle qui court sur un délai de 20 ans après une cession. Concernant les acquéreurs successifs, un élément important tient à la notion de contrat d’adhésion. Quand un acquéreur souhaite acheter une œuvre, s’agit-il d’un contrat d’adhésion susceptible de négociations ? La discussion est un élément essentiel pour les galeries d’art. Un client qui ne marchande pas un achat est vu comme extrêmement suspect par Tracfin. « Sur le terrain, aucun client n’acquiert une œuvre d’art sans négocier » témoigne Gaëlle de Saint-Pierre.

À propos des acquéreurs successifs, les dispositifs du mécénat (article 238 bis AB du CGI) donne la possibilité aux entreprises de déduire fiscalement un achat d’œuvres d’artistes vivants sur cinq ans. Est-ce que ce dispositif pourrait être appliqué dans le cadre d’un NFT ? La réponse dépend de la qualification de l’œuvre d’art en elle-même au travers du Code général des impôts et de l’article 98A, annexe 3 au CGI. Concernant les institutions culturelles, quel rôle auront-elles en réalité dans l’exposition des NFTs ? On parle de ventes des institutions, mais qu’en est-il des achats ? Les centres d’art auront-ils des possibilités budgétaires sur ce sujet ? Quelle accessibilité aux créations tokenisées pour le public ? Comment les institutions culturelles vont-elles s’emparer de cet outil pour trouver des réponses au niveau de l’authenticité des œuvres, de leur traçabilité, voire de leur restitution ?

Actuellement, les professionnels du marché de l’art s’impliquent peu dans les NFTs. Les galeries sont « NFT sceptiques ». Elles attendent que le sujet se décante, explique la responsable juridique, que la réglementation arrive pour se lancer pleinement dans l’aventure. La blockchain prône vraiment la décentralisation et la transparence. Est-ce que les crypto-actifs associés à ce besoin de transparence vont être pérennisés ?

 

 

Les ventes volontaires

Le Conseil des ventes volontaires (CVV) a constaté la multiplication des échanges portant sur les NFTs dans le milieu de l’art. Cyril Barthalois, secrétaire général de l’Académie des Beaux-Arts, indique que parallèlement, le directeur juridique du CVV, Pierre Taugourdeau, a été sollicité par plusieurs maisons de vente voyant apparaître ces transactions pour savoir si elles- mêmes avaient le droit de commercialiser et de proposer aux enchères publiques volontaires, des NFTs. La réponse est évidente, puisque les ventes aux enchères publiques sont régies par le Code de commerce. Il précise clairement dans son article 320 ?alinéa 1 que seuls les biens corporels peuvent faire l’objet de vente aux enchères publiques. Autrement dit, les commissaires-priseurs établis en France n’ont pas aujourd’hui la possibilité de procéder aux enchères publiques de NFTs. Le Conseil a rapidement pointé que plusieurs sujets de droit accompagnaient cette question : régime fiscal ; localisation de transaction ; droit de suite sujet ; etc. Le Conseil des ventes doit-il en conséquence proposer au législateur de modifier la réglementation ? C’est naturellement une question de compétitivité et d’attractivité pour les opérateurs français. S’il est déjà possible pour certaines maisons de proposer des ventes classiques d’objets physiques à l’étranger en déplaçant lesdits objets ou lesdits meubles, il est encore plus facile de réaliser des ventes de NFTs. La question est de savoir dans quelle mesure et surtout dans quel cadre juridique.

Le président de l’Institut Art & Droit Gérard Sousi a conclu la conférence : pour lui, « les juristes sont vraiment à l’avant-garde en cette matière. Ils formulent des hypothèses de solutions. Et après les inévitables litiges viendront la jurisprudence et enfin la loi. Les juristes sont en amont, c’est leur force, leur métier, leur passion. Le débat multidisciplinaire mené a permis d’entendre le professeur, le praticien, et le technicien. Peut-être y manque-t-il encore le regard du sociologue ou celui du psychanalyste. Car pourquoi acheter des milliers de dollars une œuvre que tout le monde peut voir en reproduction ? Il y a sans doute là une dimension d’ego : je suis le premier à avoir des NFTs d’art. Je suis le seul à avoir un droit d’accès à la représentation d’un original »…

C2M

 

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