L’accueil dans les commissariats et les gendarmeries, encore trop inégalitaire


mercredi 5 mars9 min
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Une enquête récente révèle une prise en charge très hétérogène et discriminante malgré un certain nombre de progrès. Le Défenseur des droits, qui pointe des « défaillances persistantes », recommande de renforcer la formation des agents.

Ce sont les résultats contrastés d’une étude sur l’accueil du public au sein des commissariats de police et des brigades de gendarmerie que le Défenseur des droits a publiés, lundi 4 mars.

Menée pendant deux ans par un groupe de chercheurs en sociologie et science politique, cette enquête met en exergue des « défaillances persistantes » et une professionnalisation de l’accueil du public « qui demeure insuffisante », malgré un certain nombre de progrès accomplis, résume Claire Hédon.

En 2023, 75 % des répondants déclaraient s’être rendus au moins une fois dans un commissariat de police au cours de leur vie, et 64 % dans une brigade de gendarmerie, pour des dépôts de plainte et des mains courantes dans la majorité des cas, mais aussi pour des raisons administratives et des demandes de renseignement dans une part non négligeable.

Un accueil nettement professionnalisé…

Pourtant, l’étude le démontre, la qualité de l’accueil au sein de ces services a fait l’objet « d’une professionnalisation » depuis les années 2000. Une avancée qui se traduit notamment par l’adoption de chartes d’accueil - la « Charte Marianne » en 2004, puis, en 2016, celle « de l’accueil du public et des victimes » -, la numérisation partielle des dépôts de plaintes, la mise en place de « référents » (police-population, violences intrafamiliales ou encore LGBTQI+) et le déploiement de brigades spécialisées, à l’instar des brigades de protection des familles.

L’investissement « le plus spectaculaire », observent les chercheurs, résiderait dans la prise en charge des victimes de violences sexistes et sexuelles et de violences intrafamiliales via la présence d’agents « experts de mécanismes VIF », la création de la plateforme numérique de signalement des atteintes aux personnes et d’accompagnement des victimes (« PNAV »), et des formations initiales et continues spécifiques pour les policiers et gendarmes organisées par la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences.

Et cela porte ses fruits. Ainsi, dans un commissariat de région parisienne (la ville n’est pas spécifiée) présenté comme un « commissariat modèle », les plaintes qui concernent des violences de genre sont particulièrement prises au sérieux : « distribution de violentomètres à l’accueil, affiches de prévention des violences conjugales et des violences envers les enfants, et Tableau d’accueil-confidentialité à l’entrée », énumèrent les rédacteurs de l’enquête.

Les efforts portent aussi sur la sollicitation, par les services de police et de gendarmerie, d’intervenants sociaux et de psychologues. Par exemple, le commissariat d’une ville de l’Est de la France (là encore anonymisée), dispose depuis 2021 d’un pôle psychosocial composé de deux assistantes sociales et d’une psychologue « vers lesquelles sont systématiquement orientées les victimes de VIF ». Objectif : analyser la vulnérabilité de la victime et le niveau de dangerosité de sa situation, afin de mieux la diriger vers les structures et professionnels adaptés.

A noter également que l’accueil des publics, évalué localement de façon « plus ou moins sophistiquée » par les chefs de service, fait l’objet de contrôles conduits par le département de l’audit interne de l’IGPN (Inspection générale de la police nationale). Depuis les années 2000, cette unité réalise une centaine de contrôles inopinés par an au sein des commissariats, et met notamment l’accent sur la prise en charge des violences conjugales depuis quelques années. Un dispositif semblable est déployé par l’IGGN (Inspection générale de la gendarmerie nationale).

… mais des disparités selon les territoires et les services

Alors, où est-ce que cela coince ? S’il y a bel et bien du mieux dans certains lieux d’accueil, l’accès aux commissariats et gendarmeries s’avère d’inégale qualité selon les territoires et les structures concernés, relèvent les chercheurs.

Les services doivent en effet souvent « composer avec des ressources matérielles et humaines limitées, une charge de travail importante qui pèse sur les effectifs, des locaux inadaptés », est-il rapporté. Sans surprise, « entre un grand commissariat neuf d’un important centre urbain, bien doté en effectifs et en moyens, et une petite brigade de gendarmerie en milieu rural, en passant par les Outre-mer, la réponse apportée à une même situation peut varier fortement ».

L’étude évoque en outre la réduction « drastique » des postes de police et de gendarmerie sur le territoire, depuis la révision générale des politiques publiques de 2007. De fait, bien que le service public policier soit « l’un des très rares à avoir maintenu un accueil physique et humain ou même par téléphone 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 », en pratique, les moyens humains alloués à l’accueil de nuit ou du dimanche sont « bien moins importants ».

Mais les chercheurs mettent aussi le doigt sur un autre aspect : la dévalorisation de la mission d’accueil du public par les agents eux-mêmes. Preuve en est : le plus souvent, cette dernière est assurée par des fonctionnaires « du bas de l’échelle hiérarchique », gardiens de la paix policiers adjoints sous la supervision de gradés, voire agents administratifs. « Dans certaines localités, [c]es postes constituent même un « placard », une affectation-sanction, tandis que dans d’autres, ces tâches sont confiées directement aux jeunes gardiens de la paix en sortie d’école ».

Une relégation d’autant plus marquée que la formation des policiers et des gendarmes laisse de moins en moins de place au volet « accueil ». En témoigne par exemple la forte diminution du nombre d’heures de simulation, note l’étude, qui ajoute que le programme de formation « véhicule une conception des compétences professionnelles liées à l’accueil des publics comme ne nécessitant pas d’apprentissages pratiques spécifiques parce qu’elles relèveraient du « bon sens » naturel du fonctionnaire ». Pourtant, pointe-t-elle, « l’accueil des publics suppose des compétences spécifiques dont l’acquisition se heurte au temps limité consacré aux formations policières ainsi qu’à la prégnance de stéréotypes en circulation dans les univers policiers ».

Désajustement entre réponse judiciaire et demande sociale

Malgré tout, l’accueil généraliste « se traduit, la plupart du temps, par des rapports distanciés et apaisés avec les forces de l’ordre, parfois marqués par des critiques mais de faible intensité », analysent les chercheurs. Les agents qui enregistrent les plaintes seraient même jugés « plutôt positivement » par les répondants, bien que le Défenseur des droits ait reçu plus de 250 réclamations en 2023 (contre une centaine en 2013) concernant des refus de prises de plaintes.

L’insatisfaction se situerait en réalité plutôt du côté des suites - ou, le plus souvent, de l’absence de suite - de la plainte, mais aussi du manque de professionnalisme : « Une attente trop longue, un contact jugé désagréable, un refus de service, un défaut d’information, des locaux dégradés ou encore un manque de confidentialité. »

L’étude traduit surtout un « désajustement » entre, d’un côté, une focalisation des agents sur l’intervention et la réponse judiciaire, et, de l’autre, « une demande sociale qui excède bien souvent cette dernière » : « En effet, et contrairement à l’idée selon laquelle les policiers ne seraient pas là pour ‘faire du social’, une part importante des attentes formulées par les publics se situe hors judiciarisation au sens strict ».

Plus précisément, le plus important, pour le public, « réside dans la qualité du contact, l’écoute, la compréhension du problème, le respect, la rapidité d’intervention et la faculté de rassurer face à une situation traumatisante, mais aussi l’information sur les suites de l’affaire ».

A l’accueil téléphonique du 17, « bon nombre des requérants » précisent d’eux-mêmes qu’ils n’appellent pas pour une urgence mais pour des renseignements sur une démarche administrative ou une procédure en cours.

Pas tous logés à la même enseigne selon le profil

Si l’accueil réservé au public n’est donc pas toujours en adéquation avec les attentes de ce dernier, au-delà, l’étude révèle de nettes différences de traitement en fonction des profils reçus au sein des gendarmeries et des commissariats, de façon voulue comme de façon subie.

Ainsi, dans les commissariats, « certains requérants parviennent, en raison de leur statut social ou de leur profession, à éviter l’attente, à contourner les agents de première ligne et en s’adressant directement à la hiérarchie policière pour assurer un traitement rapide de leurs requêtes. Pour ces « clients VIP », il s’agit avant tout d’influencer discrètement l’action des forces de l’ordre ».

Autre exemple dans le même sens, « les proximités entre les requérants aisés et la police se tissent également à travers des mobilisations sécuritaires », comme celles des collectifs de « Voisins vigilants » dans les « beaux quartiers ». « Cependant, les relations peuvent également être marquées par des tensions, notamment lorsque les requérants aisés manifestent du mépris de classe envers les policiers par le biais de jugements portés sur les convenances de politesse et sur la maîtrise de l’écrit », constatent les chercheurs.

A l’inverse, certains publics précaires et marginalisés vont généralement rencontrer des obstacles dans leur parcours. C’est notamment le cas des mineurs étrangers non accompagnés, qui cherchent auprès de la police l’application des règles de la protection de l’enfance, par exemple un placement en foyer pour la nuit, « mais qui se heurtent à de nombreux manquements : refus de solliciter un traducteur ou de contacter les foyers de la protection de l’enfance ainsi que le procureur et, plus généralement, attitudes hostiles des policiers ». Sur 506 présentations d’un mineur dans différents commissariats parisiens entre janvier 2021 et août 2024, 109 se sont soldées par un refus de prise en charge.

« À l’opposé de la figure légitime de la victime, ces publics se sentent perçus avant tout comme des suspects par les forces de l’ordre », remarquent les chercheurs, qui s’appuient sur d’autres constats. En matière de violences faites aux femmes et aux enfants au sein des communautés Roms, par exemple, « la police n’interviendrait que rarement, quand bien même des plaintes ou des signalements auraient été déposés ».

Idem pour les femmes étrangères en situation irrégulière victimes de violences conjugales, dont le titre de séjour peut dépendre du statut du conjoint violent, facilement placées en rétention ou expulsées. « Plus encore, plusieurs acteurs associatifs s’accordent à souligner que les refus de prise de plaintes ou le déclassement des plaintes en mains courantes sont particulièrement fréquents dans les centres de rétention administrative », peut-on lire dans l’étude parue début mars.

Pour les femmes victimes de violences, cela pèche toujours

Plus largement, les chercheurs relèvent des « obstacles persistants » dans l’accueil et la prise en charge des femmes victimes de violences sexistes et sexuelles quelle que soit leur origine. Ils signalent : « Bien que cette thématique soit une priorité gouvernementale et ait fait l’objet d’une attention hiérarchique et de progrès notables, les ressources et les moyens alloués pour une prise en charge adaptée restent limités. »

Résultat, « le manque de formation conduit à la persistance de stéréotypes sexistes, tandis que le manque de moyens et de ressources humaines, pour traiter aussi bien les plaintes que le stock des procédures, incite les agents à hiérarchiser et à mettre en concurrence les victimes, selon un degré perçu de mise en danger, avec le risque de commettre de dramatiques erreurs d’appréciation ».

Par ailleurs, généralement absorbés par « la finalité de l’action policière », soit la qualification d’une infraction, les agents peuvent sous-estimer certains types de violences - comme l’emprise, relation de domination et d’instrumentalisation d’une personne - « au profit des seuls faits laissant des traces visibles, mesurables et attestables par des certificats médicaux », est-il affirmé.

Pour toutes ces raisons, les femmes mettraient parfois en place des « stratégies afin de se conformer à l’image de la ‘bonne victime’ », pour mieux anticiper les réactions et les attentes de ces derniers. Par exemple, en se présentant très tôt auprès du commissariat ou en constituant leur dossier pour accélérer la procédure. Certaines chercheraient également à se protéger en adoptant des précautions destinées à éviter « des blagues, des commentaires déplacés, des remarques sexistes et des accusations de se comporter de manière ‘agressive’ ».

D’autres en viennent « à éviter de solliciter les forces de l’ordre, ou à les contourner, par exemple en écrivant au procureur de la République ou en déposant leur plainte sur la plateforme en ligne », souligne l’étude. Fin 2021, lancé par l'activiste et influenceuse féministe Anna Toumazoff, le hashtag « #DoublePeine », qui dénonçait le mauvais accueil dans les commissariats des victimes d’agressions sexuelles, avait recueilli plusieurs centaines de témoignages.

Pour la Défenseure des droits, « des efforts supplémentaires sont nécessaires » pour garantir un accès « équitable et de qualité ». Claire Hédon recommande donc de renforcer la formation initiale et continue des agents à la prise en charge des publics, notamment les plus vulnérables, et à valoriser cette mission. Elle préconise en outre la mise en place des moyens matériels et humains, et le développement de dispositifs d'évaluation et de suivi pour une meilleure homogénéité sur l'ensemble du territoire.

Bérengère Margaritelli

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