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Vendredi
17 novembre, le centre événementiel de Courbevoie faisait salle comble, en
accueillant la 35e édition de la Rentrée de la Conférence du Barreau des
Hauts-de-Seine. Comme chaque année, l’événement a rassemblé la majorité des
avocats du Barreau, et de nombreux invités.
Créée en 1986, cette
cérémonie emblématique donne aux avocats de la conférence l'occasion de faire
la démonstration de leurs talents oratoires, cela, dans le cadre de la mise en
scène théâtrale d'une plaidoirie, autour d'un invité de marque. Mais avant de
faire vibrer leurs argumentaires, les lauréats ont été précédés par la
Bâtonnière de l'Ordre des Avocats du Barreau, Isabelle Clanet dit Lamanit, et
le Vice-Batônnier Fabien Arakelian. Ils ont ouvert une rentrée « dédiée à la paix » avant de laisser
la place à une introduction musicale, offerte par Lévon Minassian. Accompagné
par Serge Arribas au piano, le français d'origine arménienne a usé des charmes
de son duduk (un hautbois arménien), imprégnant l'auditoire de sa musique
profonde.
Au-delà de l’hommage aux
disparus et d'un regard rétrospectif sur les événements majeurs de l'année
écoulée, cette première partie était l'occasion de mettre à l'honneur certains
invités. Cette année, ce sont des confrères de barreaux ukrainiens, arméniens,
roumains, moldaves, tunisiens, haïtiens et sénégalais, qui étaient conviés. La
bâtonnière et le vice-bâtonnier évoquent un voyage réalisé en Ukraine au mois
de mars, en confraternité avec le Barreau de Kiev, avec qui un jumelage a été
signé, ou encore l'épuration ethnique perpétrée dans le Haut-Karabakh, en se
tournant vers le bâtonnier du barreau d'Arménie, lui aussi présent. Enfin,
après avoir évoqué l'actualité israélo-palestinienne, le vice-bâtonnier
rappelle l'engagement des avocats à se tenir aux côtés de toutes les victimes,
pour le respect du droit. La bâtonnière conclut son intervention en rappelant
les avocats fusillés au Mont Valérien en 1941, et en saluant le travail de
l'avocate iranienne Nasrin Sotoudeh, arrêtée à nouveau le 29 octobre dernier,
et qui vient d'être libérée.
D'autres grands principes du
métier d'avocat vont être réaffirmés. À commencer par le secret professionnel,
« indivisible », rappelle Fabien Arakelian, et qui couvre
« l'ensemble des échanges relevant de l'activité et de la profession
d'avocat », donc le contentieux et le conseil. Et si le barreau altoséquanais
« se félicite de la censure prononcée par le Conseil constitutionnel
concernant la captation de son et d'images d'appareils électroniques en tout
lieu », il « continuera de dénoncer avec force la possibilité
laissée aux enquêteurs de procéder à la localisation en temps réel de clients
présents dans le cabinet de leur avocat ». En effet, souligne-t-il, le
secret professionnel est un devoir mais aussi « un droit essentiel du
procès équitable ».
Parmi les faits marquants de
l'année écoulée, Fabien Arakelian évoque ensuite le retour du Barreau des
Hauts-de-Seine au sein de la Conférence des Bâtonniers, les conséquences des
violences urbaines de fin juin sur l'activité des avocats, les ayant amenés à
plaider « souvent très tard dans la nuit ». Un épisode sur
lequel le vice-bâtonnier s'appuie pour illustrer une autre notion, celle de
« bonne foi du palais », principe d'un espace immatériel de confiance
entre les professionnels de la Justice. La bâtonnière reprend la parole, sur le
sujet de l'égalité hommes-femmes, soulignant que si les femmes représentent 59%
des membres du barreau, elles ne sont que 37% des associés des grands cabinets,
et un peu moins d'un tiers des membres des comités de direction. Dans le champ
des grandes valeurs rassemblant l'Ordre des avocats, Fabien Arakelian cite
aussi le thème de la dignité dans les lieux de privation de liberté, et
souligne l'importance d'user du « droit de visite » de ces
lieux. L'occasion de parler de l'obtention auprès du tribunal administratif,
d'injonctions visant à améliorer les conditions carcérales, ainsi que la
signature d'une convention de partenariat avec l'administration pénitentiaire.
Après que La bâtonnière ait
insisté sur l'importance de la relation entre magistrats et avocats, le
vice-bâtonnier attire l'attention sur le sujet de la CRPC, la Comparution sur
Reconnaissance Préalable de Culpabilité, procédure qui permet de juger
rapidement l'auteur d'une infraction qui reconnaît sa culpabilité. En effet, explique-t-il,
ce type de procédure – introduite en 2004 puis étendue à tous les délits en
2011 – soulève la question de l'exercice effectif des droits de la défense. La
bâtonnière évoque enfin un travail intense en collaboration avec la Cour
d'appel de Versailles, notamment dans le cadre de la concertation nationale sur
la réforme des décrets Magendie, destinée à simplifier la procédure d'appel.
Elle en profite pour revendiquer la reconnaissance d'un droit à l'erreur et à
la rectification. Elle pointe aussi ironiquement, à l'adresse du premier
président et du procureur général de la Cour d'appel, un nombre de groupes de
travail parfois excessif, amenant parfois à « dépaver et repaver la cour ».
Les heureux élus secrétaires
en 2022, Mûre Maestrati et Matthieu Ristord, avaient donc pour tâche de se
confronter autour de l'accusation d'un invité de choix : le célèbre
pianiste-chroniqueur-animateur André Manoukian. Dans le rôle de l'avocate
générale, Mûre Maestrati n'a pas ménagé sa peine, pour égratigner avec humour
la biographie du jazzman lyonnais.
Ouvrant sa plaidoirie par une
belle référence à la voix envoûtante de Nina Simone sur « Feeling
good », elle convoque également un des récits d'Homère. À propos d'un
certain Ulysse, obligé de s'attacher « au
mât de son bateau, pour ne pas mourir déchiqueté par des sirènes avides de
sang, aux voix si douces ». Il est alors question de notions
immatérielles, porteuses de lourds chefs d'accusation : « emprise
sonore », « manipulation auditive », « dérive
sectaire », telles sont les maux dont le pianiste est accusé. Et plus loin
même, d'« abus de faiblesse », tel qu'il est défini à l'article
223-15-2 du Code pénal.
Pour le ministère public d'un
soir, la musique, cet « outil de
manipulation des masses », permettrait à André Manoukian de mettre
sous son emprise les membres d'une véritable secte, nommés « manoukanards » ou « dédéphiles », selon les services.
Parmi les clés de son sens mélodique devenu arme de séduction massive, il y
aurait un sens de l'empathie particulièrement développé, que le musicien
attribue à ses origines arméniennes. Or, sans doute loin d'anticiper ce procès
fictif, l'artiste s'était laissé aller à évoquer cette qualité, qu'il attribue
à l'histoire du peuple arménien, dans son autobiographie publiée en 2008. Une
pièce à conviction majeure !
Mûre Maestrati détaille
ensuite la spirale par laquelle l'accusé, ayant pris goût à la musique auprès
de son père, va découvrir le pouvoir d'attraction qu'elle possède. Après un
essai infructueux dans les études de médecine, il exerce quelque temps le
métier de vendeur d'orgues électroniques. Là, il éprouve ses techniques. En
mêlant quelques histoires à ses improvisations, il met au point une forme
d'improvisation hybride, orale et musicale, au contact de la clientèle, afin d’« entrer dans leur tête ».
C'est dans le souci de
parfaire ses méthodes de manipulation que le pianiste aurait alors décidé de
poursuivre ses études au sein de la Berklee School à Boston. Pas anodin, semble
alors murmurer Mûre Maestrati, en son for intérieur. L’avocate générale parle
ensuite de la participation de l’accusé à l’émission « Nouvelle
star » à partir de 2003, pour compléter le portrait non seulement de son
talent, mais aussi et surtout de l'intention d'en faire un usage manipulatoire.
Avec des chiffres d'audimat ne jouant sans doute pas en faveur du prévenu, le
programme aurait ainsi permis de fédérer une vaste communauté d'adeptes, et
donc de victimes potentielles. Ce qui débouchera logiquement sur une
réquisition proportionnelle à leur nombre, et surtout pleine d'humour. Mais
aussi, au cas où, sur une remise de clé usb sur laquelle Maître Maestrati
pousserait la chansonnette.
Cette série de coups
spectaculaires encaissée avec le sourire, le pianiste a alors pu s'en remettre
à sa défense, incarnée avec brio par Matthieu Ristord. Ce dernier va miser sur
une ingénieuse piste : celle de faire passer son client pour un laborieux
malhabile, afin de gommer le portrait de fourbe manipulateur dépeint par
l'accusation. L'avocat met ainsi l'accent sur son peu de succès auprès de la
gent féminine, en s'appuyant notamment sur des témoignages insistants sur sa
"gentillesse", invitant à bien distinguer la séduction exercée par
son art, et sa personne. Ou encore en évoquant les difficultés que pourraient
connaître ses futurs codétenus, à cohabiter avec un être ne sachant communiquer
sans instruments de musique. Et pour parachever une autre vision de l'artiste,
répondant notamment aux prétendues « phrases cryptiques » dénoncées
par l'avocate générale, il met l'accent sur le manque de discernement de son client.
Pour la défense, il est évident que son client ne comprend pas ses propres
répliques, comme celle sur « son fossile du big bang », et
qu'elles illustrent son manque de discernement ! Conduit à développer son
jardin intérieur pour compenser ses échecs, le musicien se serait lancé à la
conquête de la planète jazz, et sa folie fait de lui une victime : ce sont
plutôt ses producteurs qu'il faudrait accuser d'abus, selon l'avocat ! Il
ponctue alors sa plaidoirie par une sorte d'éloge de la folie, avec une belle
conviction.
La parole est enfin cédée à
l'accusé. André Manoukian revient sur la vérité de son chemin musical, évoque
les hasards heureux de son parcours, et aborde avec humour la notion de muse.
Puis, accompagné de son piano, il raconte une histoire mettant en scène
Jean-Sébastien Bach. Il expose les points communs entre musiciens et avocats,
en matière d'improvisation, avant de conclure cette belle soirée de quelques
commentaires sur la variété des gammes, entre Occident et Orient.
Étienne
Anthelme
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