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INTERVIEW. La signature du traité commercial, attendue ce samedi 20 décembre, a finalement été reportée à janvier face à la colère des agriculteurs européens et l’opposition de la France et de l’Italie. Dans l’Hexagone, classe politique et syndicats dénoncent quasi-unanimement une concurrence déloyale. Mais, pour l’économiste Charlotte Emlinger, on met sur le dos de ce traité de libre-échange des problèmes structurels domestiques.

Alors qu’un mouvement d’ampleur est né récemment dans l’Hexagone en réaction à la gestion sanitaire de la dermatose nodulaire contagieuse (DNC) qui touche la filière bovine, la colère dirigée contre l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) ne faiblit pas. La France, fer de lance de l’opposition à cet accord commercial, est parvenue à rallier l’Italie à sa cause. Avec leur minorité de blocage, les deux États ont obtenu, en cette fin d’année, le report de la signature du traité négocié depuis 1999. Pour l’économiste Charlotte Emlinger, membre du Cepii, principal centre français de recherche et d’expertise en économie internationale, les craintes soulevées par cet accord sont révélatrices des problèmes que l’Europe ne parvient pas à régler en interne.
Journal spécial des sociétés : Quel regard portez-vous sur le traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur ?
Charlotte Emlinger : On entend souvent dire que c’est un accord qui favorise l’industrie au détriment de l’agriculture. Je pense qu’il faut voir cela de manière plus nuancée. L’accord commercial entre l’Union européenne et le Mercosur vise à réduire les droits de douane entre les deux blocs. Et comme dans tout accord de ce type, il y a des secteurs gagnants et des secteurs perdants. L’agriculture n’est pas monolithique. Il y a des secteurs où l’Union européenne pourra augmenter ses exportations et d’autres où, au contraire, il y aura augmentation des importations. Donc, plus de concurrence.
Dans les secteurs gagnants, il y a les machines-outils, les voitures, mais aussi certains secteurs agricoles. Je pense aux appellations géographiques, aux produits laitiers et surtout au secteur viticole. Avoir de nouveaux débouchés pour cette filière est particulièrement important, dans la mesure où les marchés traditionnels que sont la Chine et les États-Unis sont en train de se fermer.
JSS : Qu’en est-il des perdants ? Les opposants à l’accord estiment qu’il y a danger pour certaines filières agricoles européennes, et tout particulièrement françaises, comme la viande bovine, la volaille, le sucre ou encore l’éthanol…
Sur ce sujet, il faut rappeler que l’ouverture du marché européen aux pays du Mercosur ne s’effectue que sur un quota relativement faible : 99.000 tonnes seulement pour la viande bovine. Ce qui ne représente que 1,2% de la consommation européenne. Les craintes à ce sujet sont à nuancer. On est loin d’ouvrir le marché européen à tous les produits du Mercosur.
Pour les produits vraiment sensibles, un système de quotas est prévu pour empêcher ces importations de déstabiliser le marché. Par ailleurs, des mesures de sauvegarde ont été négociées. En cas de déstabilisation trop importante, l’Union européenne aurait la possibilité de refermer son marché pour protéger les filières sensibles. Il y a a priori un garde-fou.
Je souhaiterais aussi rappeler que beaucoup de produits sont déjà importés depuis le Mercosur sans droits de douane. C’est le cas du soja dont on entend trop souvent dire qu’il va inonder le marché européen alors qu’il n’existe actuellement aucune barrière commerciale pour cette denrée. L’accord de libre-échange ne va absolument rien changer pour ces produits-là.
JSS : Comment analysez-vous la position de la France sur ce traité, qui estime malgré les quotas et les mesures de sauvegarde, que « le compte n’y est pas » ?
C.E : Elle est liée à la pression des secteurs agricoles que sont la viande bovine, la volaille et le sucre, qui craignent la concurrence des pays du Mercosur. À mon sens, cette crainte n’est pas vraiment fondée. Ce qui est vrai cependant, c’est que ces secteurs sont en difficulté. En particulier celui de la viande bovine.
Mais les difficultés de ces filières ne sont pas liées au commerce international. Elles sont plutôt le fait d’une concurrence intra-européenne, du coût du travail, de la distribution de la valeur ajoutée le long de la chaîne de production, d’une multiplication des normes. Et pour y répondre, il faut à mon sens des mesures domestiques.
JSS : Est-ce que ce traité de libre-échange met de côté des considérations écologiques ? Certains observateurs craignent notamment que l’adoption de l’accord UE-Mercosur menace directement le règlement européen qui vise à interdire l’importation de produits issus de la déforestation…
C.E : Ce qu’il faut avoir à l’esprit, c’est que les accords commerciaux, en particulier celui-là, ne traitent pas des questions normatives. Ce n’est pas parce qu’on signe un accord avec les pays du Mercosur qu’on réduit les normes à l’entrée du marché européen. Loin de là. Ce qui est interdit sur le marché européen le restera. Cela ne change rien aux normes.
En revanche, cela ne veut pas dire que le sujet des normes et des contrôles aux frontières est anecdotique. Au contraire. Mais, pour moi, ce sujet est complètement décorrélé des accords de libre-échange. Comme je le disais précédemment, accord UE-Mercosur ou pas, on continuera d’importer du soja de ces pays-là puisqu’il n’y a pas de droits de douane.
Je pense qu’on met sur le dos du Mercosur beaucoup de sujets : la survie de la filière bovine, le contrôle des normes de production d’un point de vue environnemental dans les pays tiers,… Ces problématiques ne sont pas directement liées à l’accord et se poseraient quand même s’il n’y a pas de signature.
Typiquement, l’initiative contre la déforestation importée, qui a été repoussée par deux fois à Bruxelles, montre bien la difficulté de mettre en place ce genre de mesures.
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