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Le droit à l’oubli instauré en 2016, puis la loi Lemoine de 2022, ont largement facilité l’accès au prêt et à l’assurance emprunteur pour les anciens malades du cancer, notamment du cancer du sein, le plus fréquent en France. Mais malgré ces avancées, des obstacles demeurent, entre complexité des démarches, « double peine » et inégalités genrées. En ce mois de sensibilisation au cancer du sein, le JSS fait le point.
Au sein de la permanence AIDEA de la Ligue contre le cancer, le téléphone sonne du lundi au vendredi. Ce service gratuit, anonyme et entièrement dédié aux questions d’assurabilité accompagne les personnes qui peinent à accéder à un prêt après un cancer. Les appelants, qui sont des femmes à hauteur de 76%, témoignent de difficultés persistantes. Malgré le droit à l’oubli et la loi Lemoine, censés améliorer l’accès à l’assurance emprunteur incontournable pour emprunter, les règles restent complexes et les difficultés rencontrées nourrissent souvent un sentiment de « double peine » après la maladie.
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Avant 2016, obtenir une assurance emprunteur relevait du parcours du combattant pour toute personne ayant eu un cancer. Considérés comme présentant un risque aggravé de santé, ces profils étaient souvent confrontés à des refus, des surprimes ou des exclusions de garantie. La donne a changé avec l’adoption de la loi du 26 janvier 2016, instaurant un « droit à l’oubli ». Désormais, toute personne guérie d’un cancer depuis plus de dix ans (cinq ans dans le cas d’un diagnostic avant 21 ans) peut ne plus déclarer cette maladie aux assureurs.
L’étude ELOCAN (Effects of the right to be forgotten in accessing Loan-related insurance after Cancer), publiée en juin 2025, montre que le droit à l’oubli aide à réduire les difficultés rencontrées dans l’obtention de prêt pour des anciens malades du cancer. Conduite par des sociologues et des épidémiologistes, l’étude compare la situation de personnes anciennement atteintes de cancers pédiatriques à celle de personnes ayant eu un cancer du sein, le plus fréquent en France. L’étude conclut que les effets bénéfiques du droit à l’oubli se révèlent moins prononcés pour ces dernières. « Le cancer du sein arrive jeune mais il arrive bien plus tard que les cancers pédiatriques : après un cancer de l’enfant, tous les trentenaires et les quadragénaires vont pouvoir, sans aucun problème, bénéficier du droit à l’oubli. Tandis que les femmes qui ont un cancer du sein, vont devoir attendre 10 ans ou 7 ans dans certains cas », explique Agnès Dumas sociologue, chargée de recherche à l’INSERM et co-autrice de l’étude.
L’étude a été menée avant que les effets de la loi Lemoine de 2022 ne puissent être mesurés. « Une des perspectives évoquées dans l’étude, c’est de dire que la loi Lemoine va sans doute changer beaucoup de choses pour les personnes qui ont été traitées à l’âge adulte », souligne la chercheuse. Promulguée le 28 février 2022, la loi a modifié le droit à l’oubli en le réduisant à 5 ans après la fin du protocole thérapeutique, sans distinction d’âge ni de type de cancer. Cette mesure qui améliore l’équité entre les différents types de cancers a également permis la suppression du questionnaire de santé pour les prêts immobiliers et les prêts mixtes si le montant cumulé du crédit ne dépasse pas 200 000 euros par assuré et que le remboursement du prêt est prévu avant les 60 ans du candidat.
Cumulées, les lois de 2016 et de 2022 marquent des avancées considérables dans l’accès à l’assurance emprunteur. Mais la loi, sa mise en œuvre comme sa compréhension, restent complexes, et des difficultés persistent. « C’est quand même assez compliqué, admet Agnès Dumas. Certaines personnes peuvent faire des demandes de crédits en pensant qu’elles pourraient bénéficier du droit à l’oubli, ou même ne sachant pas qu’il existe ». Du côté des anciens patients, les délais sont parfois appréhendés de façon approximative et ne correspondent pas toujours aux dispositions légales. Encore faut-il être en mesure de déterminer à partir de quand ceux-ci commencent à courir. « Là non plus, ça n’est pas toujours évident : l’hormonothérapie, par exemple, est-ce que ça compte ou pas ? Non, ça ne compte pas, mais il faut le savoir. » Le délai débute à partir de la fin du protocole thérapeutique, donc des actes qui recouvrent le traitement actif du cancer : la chimiothérapie, la radiothérapie ou les chirurgies.
Les situations sont diverses et les questions multiples : après un refus de la part d’une assurance, a-t-on des chances de se heurter à d’autres refus ? Les questionnaires de santé peuvent-ils être partagés entre assureurs ? Peut-on s’assurer si on est encore en cours de traitement ? Quelles sont les garanties alternatives ? Peut-on changer d’assurance et se réassurer en cours de prêt ? Amel Semlali, juriste et responsable de projet au sein de la permanence AIDEA répond quotidiennement à ces questions. Elle analyse aussi les contrats envoyés par les personnes qu’elle accompagne. L’exclusion de garanties prévue par certains contrats sur les pathologies existantes ou antérieures à la conclusion du contrat représente selon elle, un autre problème : « Imaginons que j’ai eu un cancer du sein, que j’ai terminé les traitements, que je suis éligible à la suppression du questionnaire de santé et que mon contrat prévoit ce type d’exclusion : si j’ai une rechute, l’assureur peut très bien dire qu’il ne prend pas en charge cette pathologie », explique Amel Semlali à titre d’exemple.
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Autre point de difficulté : en vertu du droit à l’oubli, les anciens malades du cancer ne sont plus tenus de faire mention de leur cancer une fois le délai de 5 ans écoulé… mais il est aussi possible pour eux de le mentionner. Céline Lis Raoux, instigatrice du droit à l’oubli se rappelle du combat mené pour sortir de la Convention AERAS [S’Assurer et Emprunter avec un Risque Aggravé de Santé]. « Tout le mouvement a été de sortir d’AERAS puisqu’au bout de 5 ans, le risque de santé aggravée, vous ne l’avez plus », explique-t-elle. Mais pour la fondatrice de l’association RoseUp, il est encore trop souvent difficile pour les anciens malades d’intégrer qu’ils sont dans leur bon droit en ne mentionnant pas leur cancer une fois le délai de cinq ans atteint. « C’est difficile intellectuellement, les gens ont toujours l’impression qu’ils sont coupables de quelque chose. Et souvent, les gens ont tendance à dire à l’assureur qu’ils ont été malades, ils ont l’impression que s’ils ne le disent pas, ça va leur retomber dessus. Moi je pense qu’il ne faut pas le dire ».
Il y a peu Amel Semlali a échangé avec une femme qui avait eu un cancer du sein : « Elle m’a raconté qu’elle n’était plus malade, elle avait terminé ses traitements, elle se sentait mieux, elle avait repris le travail et le sport mais que depuis qu’elle cherchait une assurance, elle avait l’impression d’être toujours malade. Ça l’empêche d’avancer et de pouvoir passer à autre chose ». Chez les anciens malades et chez les professionnels du secteur, la notion de « double peine » revient souvent. Le fait d’être systématiquement renvoyé à la maladie dans le cadre de démarches faites pour l’avenir peut être particulièrement douloureux. La problématique est revenue de nombreuses fois lors d’entretiens qualitatifs menés dans le cadre de l’étude ELOCAN. « Le déni d’accès à l’assurance ou les problèmes d’accès à l’assurance ramènent ces personnes à une qualité de malades. Quand la maladie frappe, elle frappe dur : elle bouleverse la trajectoire professionnelle, les relations familiales, amicales. Et plusieurs années après, les séquelles administratives et économiques de la maladie vont venir limiter ou empêcher les projets immobiliers et professionnels », déplore Agnès Dumas.
En termes économiques, les femmes rencontrent plus de difficultés que les hommes. Au global, la maladie et les arrêts de travail voire les incapacités permanentes de travailler qu’elle engendre, appauvrissent : « Cela touche plus fortement les personnes qui ont des professions manuelles », explique la sociologue. « Si on reprend la globalité des malades qui ont un cancer, il y a une plus grande proportion de femmes jeunes qui vont avoir un cancer, et donc on peut émettre l’hypothèse que ces conséquences économiques et financières vont peser davantage sur les femmes », détaille la sociologue. Les personnes avec des contrats précaires ou des faibles revenus sont également plus exposées à ce risque. « On sait que les femmes, puisqu’elles s’occupent plus souvent des enfants, qu’elles ont plus souvent dans des familles monoparentales, ont davantage de mi-temps… Tout ça s’accumule », explique Agnès Dumas.
Au-delà des avancées législatives, de bonnes pratiques commencent à émerger et certains assureurs ont lancé des initiatives pour assurer les femmes ayant eu le cancer du sein. Certaines de ces initiatives ont été étendues aux cancers du testicule et de la prostate et d’autre proposent même une assurance incluant ces trois pathologies, applicable dès le diagnostic, sous réserve que le pronostic vital ne soit pas engagé. « Aujourd’hui, les assureurs sont de plus en plus ouverts et enclins à assurer certaines pathologies, il y a de réelles avancées », commente Amel Semlali de la Ligue contre le cancer.
Sur les pistes d’amélioration, outre un « vrai travail d’information » à mener auprès des patients, Céline Lis Raoux évoque la situation des personnes atteintes de cancers métastatiques, qui selon elle pourrait être améliorée : « Aujourd’hui, il y a des gens qui vivent avec des cancers métastatiques toute leur vie, qui peuvent vivre et travailler et qui meurent d’autres choses. Il me semble qu’il y a des progrès à faire pour ces gens-là, dans le cadre d’AERAS ». Pour elle, réduire le délai du droit à l’oubli de manière générale ne serait pas pertinent. « Je crois qu’intellectuellement, ce ne serait pas légitime : quand vous êtes en traitement, vous avez objectivement un risque de santé aggravé, on ne peut pas le nier », explique Céline Lis Raoux.
Depuis la mise en place du droit à l’oubli en France, huit autres pays européens ont adopté ou mis en œuvre une législation qui s’en inspire. Plusieurs associations de patients appellent à l’extension du droit à l’oubli à tous les pays européens. Adoptée il y a deux ans, la directive 2023/2225 marque un premier pas en ce sens et prévoit qu’au-delà de 15 ans, les prestataires de services financiers ne peuvent plus tenir compte des antécédents de cancer.
Permanence AIDEA : n° vert 0 800 940 939
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