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Entre improvisation et innovation, les décisions prises le soir du 13 novembre et les jours suivants ont transformé les pratiques des experts légistes et judiciaires. Aujourd’hui, ils tendent à améliorer encore les protocoles à appliquer dans le cadre des attentats et des accidents. Parmi les enseignements majeurs, la décorrélation des opérations médico-légales et d’identification, pour rendre les corps aux familles le plus rapidement possible.

Le 13 novembre dernier, dix ans après les attentats de Paris, la Compagnie des experts de justice en criminalistique (CEJC) a donné la parole à trois experts judiciaires et médico-légaux intervenus lors des opérations post attentat. Nom de la conférence : « Les attentats du 13 novembre 2015 : quels enjeux criminalistiques et évolutions induites ? ».
Le directeur de l’Institut médico-légal (IML) de Paris, Bertrand Ludes, a d’entrée de jeu donné le ton : « Il s’agit d’un événement d’une grande ampleur, que la France n’avait pas connu depuis la Seconde Guerre mondiale ».
De fait, les différents acteurs (forces de l’ordre, parquet, médecins légistes, etc.) ont dû s’adapter à chaque instant, le soir des attentats et les jours suivants. « Le modus operandi en médecine légale évoluait d’heure en heure, de demi-journée en demi-journée », précise en guise d’exemple le directeur. Et d’ajouter : « Beaucoup de choses ont mis du temps à se mettre en place, mais nous avons appris de nos erreurs. »
Mais l’un des principaux défis de cet événements a été la gestion des 130 corps des victimes. Une première décision du procureur d’alors, François Molins, est prise : emmener tous les défunts à l’IML pour que l’ensemble des opérations soit mené sur un lieu unique.
Cette décision, de prime abord, « n’allait pas de soi », de l’avis de Benjamin Chambre, premier vice-procureur adjoint à la cheffe de la division de lutte contre le terrorisme au parquet de Paris, mais qui s’est avérée finalement « indispensable », « car en centralisant tous les protagonistes au même endroit, cela a évité les dispersions. Tout s’est fait sous le même protocole », détaille-t-il.
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L’accueil des familles en errance qui se rendaient spontanément à l’IML a également constitué une difficulté. « L’institut était le lieu de deux missions : une mission médico-légale et une mission d’accueil d’une population très importante », explique le directeur de l’IML. Or, « il était clair qu’on ne pouvait pas accueillir sur le même site les opérations et les familles qui cherchaient les défunts, il a donc été décidé l’ouverture d’une cellule d’accueil des familles de victimes à l’Ecole militaire de Paris », poursuit-il.
Toutefois, ce lieu d’accueil, « qu’on appelle aujourd’hui Centre d’accueil des familles, a été ouvert un peu tard », reconnaît Tania Delabarde, experte en anthropologie.
Un retard qui a marqué les familles, lesquelles se sont exprimées sur le sujet lors du procès d’assises, débuté en septembre 2021. « On a vu que l’accueil des familles avait laissé un traumatisme important », souligne le premier vice-procureur. Depuis cette soirée, le Centre d’accueil des familles « est déclenché sitôt qu’une catastrophe se produit », pointe la légiste.
Une autre évolution notable concerne la prise en charge des corps. Jusqu’alors, le parquet formulait des demandes d’investigations médico-légales pour rechercher les causes de décès, une opération classique qui a été modifiée depuis avec la mise en place d’un protocole directement issu des apprentissages du 13 novembre 2015.
L’un des enseignements majeurs a en effet été de décorréler les opérations de médecine légale des opérations d’identification, qui ont désormais la priorité. Un découpage « essentiel » pour Bertrand Ludes, et « un changement de paradigme total » qui permet de retirer la pression sur les médecins légistes, estime Tania Delabarde, mais aussi de rendre plus rapidement les corps aux familles.
Le protocole prévoit ainsi la mise en place immédiate des chaînes d’identification, et « dès qu’un corps en sort, l’examen médico-légal peut être fait », complète le directeur de l’IML.
De plus, avec un délai de sept jours fixés par François Molins pour traiter toutes les opérations, « il n’était pas question que les autopsies viennent ralentir les chaînes d’identification, cela s’est mis en place dans un second temps ».
D’autant qu’en termes d’identification, « les attentats du 13 novembre représentent vraiment ce qu’on peut imaginer de plus difficile », pointe par ailleurs la spécialiste en identification et examen des corps fragmentés.
La particularité de ces attentats, contrairement à ceux de janvier 2015, c’est d’abord le nombre important de victimes provenant de différents sites. « Nous n’avions aucune liste de « passagers » comme pour un crash aérien », explique Tania Delabarde. Le fait que les auteurs n’étaient pas connus et l’usage de gilets explosifs ont également grandement compliqué l’identification, du fait notamment d’une fragmentation des corps. « Nous avons eu plus de 200 fragments à gérer avec les légistes, et il nous fallait savoir quelles étaient les personnes à l’intérieur de ces fragments, ainsi que leur nombre », illustre l’anthropologue.
Une quarantaine de corps ont également présenté des problèmes d’identification, car « au départ, elles se sont faites sur un système de reconnaissance visuelle, et on a vu toute la problématique que cela posait », poursuit-elle. Le protocole IVC (identification des victimes de catastrophes) d’Interpol, appliqué pour la toute première fois en France pour autre chose qu’une catastrophe aérienne ou le tunnel du Mont Blanc en 1999, met d’ailleurs en garde contre ces reconnaissances.
Sans compter que les papiers d’identité trouvés sur les corps ne correspondaient pas toujours. Des personnes avaient en effet posé leur propre veste sur des corps, et certains étaient méconnaissables à cause des armes utilisées. Bref, « tous les éléments étaient réunis pour qu’une très grande confusion intervienne sur ces questions d’identification », tranche Benjamin Chambre.
D’où la mise en place du protocole IVC qui, « dans un chaos comme celui-ci, était tout à fait adapté ». « Devant des corps parfois sans visage, il était très important de pouvoir certifier et travailler sur la base de l’ADN, des empreintes papillaires et l’odontologie, afin de donner une identité certaine et redonner le bon corps à la bonne famille », reprend la légiste.
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Cette rigueur, appliquée lors des attentats de Nice en 2016, n’a pas toujours été comprise des familles qui avaient veillé un ou des proches décédés ce soir-là à leurs côtés, et pouvaient affirmer leur identité. « Mais cela a permis de n’avoir aucune erreur », détaille de son côté le procureur.
À la lumière de ces difficultés, a notamment été décidé en commission de retour d’expérience le placement sous X de toutes les victimes d’attentats, même si elles sont porteuses d’une identité.
Autre enseignement apporté par ces attentats et remonté lors des différents retours d’expérience entre professionnels : le cas des urgences absolues.
« Nous avions une victime en urgence absolue reconnue comme étant une autre victime décédée chez nous, et cela nous a fait prendre conscience qu’une personne dans cette situation ne peut pas décliner son identité, et qu’il faut non seulement travailler sur les personnes décédées, mais aussi sur ces personnes que l’on doit identifier », relate la légiste.
« Nos collègues belges ont appris de notre expérience sur les urgences absolues et ont pu l’appliquer quelques temps après lors des attentats à l’aéroport de Bruxelles (survenus en mars 2016, ndlr) », complète Bertrand Ludes. Ils ont aussi découvert l’importance d’avoir un référent victime et un service d’enquête qui se développe en miroir.
Les trois intervenants s’accordent également pour dire que ces attentats du 13 novembre ne sont pas seulement un apprentissage pour les actes terroristes, mais également pour le droit commun.
Le protocole IVC a par exemple été appliqué lors d’un incendie survenu en 2018 sur demande du directeur de l’IML qui avait contacté le parquet de Paris. « L’intensité de l’incendie était telle que les corps étaient réduits à des tailles d’enfants. Il nous était impossible de deviner les identités », explique Benjamin Chambre.
« Le 13 novembre a remis en lumière la nécessité de redonner une identité à chacun et pas seulement dans un contexte d’attentat, mais aussi pour les morts du quotidien », ajoute Tania Delabarde. Depuis ces événements, l’IML a par ailleurs cessé les présentations de corps à visée d’identification. « On a vu à quel point cela pouvait être problématique et traumatisant. »
« Parmi le chaos, on a retenu une chose aussi, c’est qu’il faut qu’on se connaisse », appuie Tania Delabarde qui rappelle l’importance pour l’équipe médico-légale de connaître son référent au niveau du parquet, pour l’unité d’identification de catastrophe de savoir où s’installer, comment gérer les astreintes des médecins etc. « Autant de choses qu’on ne pourrait pas bien gérer le jour de la catastrophe », souligne la légiste.
C’est pourquoi des entraînements hors catastrophe ont été décidés, notamment des exercices d’identification des victimes sur le nouveau site d’appui de l’IML développé à la suite des attentats de Paris, « car lorsqu’il arrive une catastrophe, il faut gérer ces corps, mais aussi les morts du quotidien, c’est une mission dans une autre ».
Le directeur de l’institut relève pour sa part l’importance de connaître également les collègues non franciliens, prenant l’exemple de protocoles appliqués à Nice en 2016 qui n’existent pas à Paris et qui ont « empoisonné l’instruction et l’audience ».
« Cette connaissance mutuelle des uns et des autres permettra de construire des protocoles compris et construits par tous », résume Mikael Petit, expert judiciaire intervenant à distance.
Dans cette idée, le parquet de Paris a notamment protocolisé avec tous les commissariats de Paris les actes à réaliser au moment de la découverte d’un corps, et fait désigner des référents.
Enfin, une évolution du suivi et de la prise en charge psychologique des différents intervenants, que sont les magistrats, forces de sécurité et médecins légistes, a été réalisée. « C’est devenu depuis quelques années, au sein d’Interpol, quelque chose d’extrêmement important. On sent au niveau international cette nécessité de suivre les experts confrontés à des tueries de masse », développe Tania Delabarde.
Et si des psychologues ont été mis à disposition aussi bien à l’IML qu’au parquet de Paris au moment des attentats et le sont toujours, confirment Bertrand Ludes et Benjamin Chambre, l’équipe travaillant à l’ante mortem, « confrontée à la douleur des familles accueillies pour collecter les informations pouvant servir à l’identification, pouvait être oubliée des debriefs psychologiques », abonde Mikael Petit. Il constate qu’« un effort conséquent sur le risque psychologique des équipes IVC est réalisé depuis 5-6 ans », notamment pour les équipes travaillant à l’ante mortem. « Car même si l’équipe est loin du lieu de la catastrophe, elle prend toute la difficulté des familles en plein visage, c’est donc important de la suivre aussi. »
Même retour d’expérience pour les équipes de nettoyage, et notamment celles chargées de nettoyer la scène de crime après l’attentat à la préfecture de police en 2019, « particulièrement éprouvante ». « On n’avait pas pensé à elles pour le suivi psychologique, évoque le premier vice-procureur. Maintenant, on essaie d’avoir tous ces éléments en tête. »
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