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INTERVIEW. Le major de police Yvan Assioma n’a pas oublié la nuit d’horreur et de crise du 13 novembre 2015. Dix ans après les attentats de Paris, il a souhaité rendre hommage aux policiers de terrain, « oubliés des récits officiels », qui sont intervenus en premier sur les lieux. Dans son livre Nous avons l’honneur de vous rendre compte…, paru en octobre 2025, il leur donne une voix. L’occasion de revenir sur ce travail de mémoire, mais aussi d’aborder l’évolution de la police et de ses institutions depuis ces événements.

Journal Spécial des Sociétés : Votre livre Nous avons l’honneur de vous rendre compte… retrace, à travers une trentaine de témoignages, l’histoire des premiers policiers arrivés sur les lieux des attentats du 13 novembre 2015. Quelle était votre intention en leur donnant la parole ?
Yvan Assioma : Ce qui m’a animé, c’était de raconter ce que ces policiers du quotidien – ceux de la police secours, des brigades de quartier – ont vécu et accompli cette nuit-là. Ils ont été les premiers à intervenir. Je voulais que la France mesure le courage, l’engagement et l’abnégation dont ils ont fait preuve, souvent au péril de leur propre sécurité, avec une seule idée en tête : accomplir leur mission, protéger et secourir.
Certains ont essuyé des tirs des terroristes, comme mes collègues de la BAC 94 aux abords du Bataclan, ou encore cette policière du 2ᵉ arrondissement, prise pour cible à la Kalachnikov. D’autres étaient déjà sur place au Stade de France au moment des explosions. Malgré le manque de moyens de protection ou d’armes adaptées, tous ont fait face.
En lisant leurs rapports dans les jours qui ont suivi les attaques, j’ai été bouleversé par la force qu’ils ont dû déployer pour affronter l’horreur. C’est cette force, ce sens du devoir et de l’humain, que j’ai voulu transmettre à travers ce livre. Mais aussi raconter les séquelles invisibles laissées par cette nuit-là.
JSS : Comment avez-vous choisi les trente témoignages parmi tous ceux recueillis ?
Y.A. : Cela a été un long travail de recherche de près d’un an et demi. Je me suis d’abord replongé dans les archives et ai relu plusieurs centaines de rapports de police. Dans un équipage, il arrive souvent que chaque policier rédige son propre rapport, donc certains se répétaient. J’ai extrait de chaque intervention ce qui apportait un élément ou un regard singulier.
Ensuite, il a fallu retrouver les policiers pour échanger directement avec eux. Je voulais aussi que tous les sites soient représentés : le Stade de France, les six terrasses parisiennes, le Bataclan… Certains ont refusé, par pudeur, par timidité, ou parce que c’était encore trop douloureux pour eux, même dix ans après. D’autres ont accepté avec plaisir la démarche, en me disant : « Enfin quelqu’un qui s’intéresse à nous. »
JSS : Vous soutenez le fait que ces policiers du quotidien ont été invisibilisés au profit des forces spécialisées…
Y.A. : Effectivement, ils ont été oubliés de l’espace public. Les projecteurs se sont naturellement braqués sur l’intervention de la BRI, qui a mis fin au périple meurtrier au Bataclan, et sur celle du RAID, cinq jours plus tard à Saint-Denis, pour neutraliser Abdelhamid Abaaoud. C’est compréhensible : ces unités ont joué un rôle décisif. Mais, involontairement, cela a totalement éclipsé l’action des centaines de policiers « ordinaires » qui sont aussi intervenus ce soir-là.
Certains m’ont confié, même dix ans après, avoir eu l’impression d’être passés sous silence à tel point qu’ils en venaient à douter de ce qu’ils avaient vécu.
Yvan Assioma, major de police
Sur le terrain, beaucoup nous ont fait part de leur frustration. Ils disaient : « On ne parle que de la BRI et du RAID, et c’est normal, ils sont très bons… mais nous aussi, on a été confrontés au pire. » Certains m’ont confié, même dix ans après, avoir eu l’impression d’être passés sous silence à tel point qu’ils en venaient à douter de ce qu’ils avaient vécu : « On n’en parlait tellement pas que je me demandais si c’était bien arrivé. »
Alors que leurs interventions ont été extraordinaires dans tous les sens du terme, d’une intensité extrême. Tous ont dû aller au-delà de leurs limites, physiques, morales et mentales.
JSS : Qu’est-ce qui vous a le plus surpris ou ému en recueillant ces témoignages ?
Y.A. : C’est une question difficile, parce qu’en réalité, presque tous m’ont profondément ému. Chaque policier garde un souvenir très personnel de cette nuit-là, et au moment de me le confier, beaucoup avaient encore les larmes aux yeux.
Je pense par exemple à Isabelle, une jeune policière dont le premier jour de service à Paris coïncide avec l’attentat de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Dix mois plus tard, elle se retrouve au Bataclan. C’est dire à quel point le début de sa carrière a été marqué par la violence du terrorisme. Il y a aussi Stéphanie, qui a essuyé une rafale de Kalachnikov à cinquante centimètres d’elle. Elle était convaincue qu’elle allait mourir. Ces récits-là, on ne les oublie pas.
Et puis il y a Igor, un parcours saisissant : il était pompier en 1995, lors de l’attentat du RER Saint-Michel, et vingt ans plus tard, il intervient comme policier aux abords du Bataclan. Ce soir-là, il m’a raconté qu’il avait pris une photo avec ses collègues. Il était persuadé qu’il allait mourir et voulait garder une dernière image d’eux.
Tous ces témoignages sont traversés par les mêmes émotions : la peur, la solidarité, mais aussi cette idée qu’ils auraient voulu en faire encore plus. C’est cette humanité, ces contradictions, qui rendent leurs récits si forts et bouleversants.
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JSS : Quels souvenirs leur reste-t-il de cette funeste nuit 10 ans après ?
Y.A. : Beaucoup gardent des souvenirs très précis, parfois inattendus. Certains me disaient : « Je ne me rappelle plus vraiment des images, mais je me souviens de l’odeur. » C’est souvent par des détails sensoriels que la mémoire refait surface. Et même dix ans après, ces souvenirs restent chargés d’émotion.
Tous, sans exception, ont parlé des victimes. Avec énormément de pudeur, d’humilité. C’est un point commun : ils ont tous été profondément marqués par cette souffrance. Beaucoup ont cru qu’ils allaient mourir, et cette peur, cette tension extrême, a laissé des traces. Certains ont développé du bruxisme, des troubles du sommeil, de l’hypervigilance… des signes d’un stress post-traumatique qui a parfois duré des années.
Mais au-delà de ces séquelles, la plupart m’ont dit que cette nuit avait renforcé leur engagement. Malgré la douleur, beaucoup se sont dit : « Oui, j’ai choisi le bon métier. »
JSS : Vous-même avez vécu cette nuit tragique depuis vos bureaux, en suivant minute par minute l’évolution des évènements. Pouvez-vous nous raconter votre propre nuit du 13 novembre ?
Y.A. : J’en parle dans les premières pages du livre. Au début, j’avais dû mal à y croire mais très vite, les appels se sont enchaînés : d’abord pour les explosions au Stade de France, puis pour des tirs à la kalachnikov sur plusieurs terrasses parisiennes, et enfin pour l’attaque du Bataclan.
J’ai demandé à mes responsables de direction de prévenir tous ceux qui le pouvaient de venir au bureau. En quelques dizaines de minutes, toute l’équipe parisienne, une quarantaine de personnes, s’est réunie. On a mis en place une sorte de cellule de crise.
Les appels affluaient : nos collègues sur le terrain nous décrivaient, presque minute par minute, ce qu’ils voyaient. Il fallait trier les informations, essayer de comprendre ce qui se passait, parce qu’au début personne n’avait une vue d’ensemble. On avait aussi beaucoup d’appels de familles de policiers inquiètes. Ce soir-là, derrière chaque uniforme, il y avait aussi des familles qui vivaient l’angoisse de ne pas avoir de nouvelles de leurs proches.
Enfin, on recevait aussi des appels de collègues de province, qui cherchaient à savoir comment allaient leurs camarades à Paris. Cette peur a traversé toute la nuit.
JSS : Quelle image, quel son ou quel message de cette nuit vous reste encore aujourd’hui ?
Y.A : Ce qui me revient avant tout, c’est le décompte des morts qui ne cessait d’augmenter. C’est quelque chose qui m’a profondément marqué. À chaque appel, le nombre de victimes s’alourdissait. On se regardait en se demandant : « quand est-ce que ça va s’arrêter ? ». C’était inimaginable, presque irréel.
JSS : Qu’est-ce que les policiers présents sur les lieux vous ont raconté cette nuit-là ?
Y.A. : Je ne veux pas entrer dans les détails, mais leurs récits étaient bouleversants. L’un d’eux m’a appelé en me disant : « Même les pompiers à côté de moi sont en train de vomir. » C’est dire la violence de la scène.
Ils n’avaient presque aucun matériel de secours disponible. Certains de mes collègues ont dû déchirer leurs vêtements ou leurs K-Way pour improviser des garrots. D’autres ont utilisé leur ceinture. Même les pompiers, pourtant équipés, en sont venus à faire de même, car les moyens de soin manquaient partout : pompiers, policiers, médecins… Faire face à autant de victimes en si peu de temps, c’était insoutenable.
JSS : Comment s’est passé le retour au travail pour les policiers qui avaient vécu ces scènes ?
Y.A. : Ça a été très difficile. Ce sont des jours qui ont été marqués par un stress immense. Pourtant, malgré la fatigue, la plupart des collègues n’avaient qu’une envie : retourner sur le terrain. Même ceux qui avaient travaillé toute la nuit voulaient être présents dès le lendemain par solidarité.
Les jours suivants ont aussi été marqués par une hypervigilance. Les patrouilles sortaient très armées. Il y avait des alertes en permanence, une sorte de panique collective : les gens appelaient la police pour signaler des « terroristes » partout. Les collègues devaient gérer cette tension, tout en essayant de garder leur sang-froid.
Et puis, dans leur vie personnelle, c’était compliqué aussi. Aucun n’avait envie de rester seul. Beaucoup évitaient les lieux publics : les centres commerciaux, les terrasses de café, les restaurants… Quand ils sortaient, ils restaient sur leurs gardes, observant tout autour d’eux. Cette méfiance a mis du temps à retomber.
JSS : Avec le recul, pensez-vous que les forces de l’ordre étaient prêtes à affronter un tel événement ?
Y.A. : À l’époque, clairement, les policiers n’étaient pas équipés ni préparés comme ils le sont aujourd’hui. Cet événement tragique a servi de déclencheur : on a revu à la hausse le matériel, la formation et même le cadre juridique. Avant le 13 novembre 2015, un policier ne pouvait ouvrir le feu qu’en cas de légitime défense. Aujourd’hui, grâce à la loi sur la sécurité intérieure de 2017 (article L.435-1 du Code de la sécurité intérieure), nous pouvons intervenir pour mettre fin à une attaque en cours. C’est une évolution majeure.
Par ailleurs, les policiers peuvent être armés 24 heures sur 24, même hors service, ce qui n’était pas le cas avant. On a renforcé la sécurité dans les trains, avec la présence de policiers armés à bord.
Sur le plan de la formation aussi, il y a eu un vrai tournant. On parle désormais de stages « TDM », pour tueries de masse. Tous les policiers, y compris ceux de police-secours – le service d’intervention rapide qui répond aux appels d’urgence du 17 – peuvent suivre ces formations.
JSS : Avez-vous constaté d’autres évolutions ? Que ce soit dans les mentalités, les méthodes ou l’organisation des services de poilice ?
Y.A. : Oui, il y a eu une vraie volonté de moderniser et renforcer les moyens de la police. Bien sûr, tout n’est pas parfait, il reste beaucoup à faire, mais une refonte globale s’est engagée après les attentats. Le rapport de la commission d’enquête sur les attentats, mené par le magistrat Georges Fenech, a d’ailleurs très bien décrit ces changements : modernisation du renseignement, de la police judiciaire, et réorganisation de l’ensemble du dispositif.
On a aussi revu les procédures d’intervention, notamment à Paris, avec ce qu’on appelle les procédures EVENGRAVE (événements graves), qui fixent les conduites à tenir dans les situations d’urgence. L’objectif est d’assurer une réaction plus rapide et coordonnée. Même la répartition des forces d’intervention a été repensée. Il y a dix ans, Paris dépendait uniquement de la BRI, la petite couronne du RAID, et la province du GIGN. Désormais, cette logique territoriale a été remplacée par une doctrine d’intervention selon la proximité géographique : c’est l’unité la plus proche qui intervient, peu importe son corps d’origine. Cela permet une réponse beaucoup plus rapide.
C’est aussi pour cette raison que la BRI est restée au cœur de Paris, dans ses anciens locaux du 3ᵉ arrondissement 36, quai des Orfèvres, malgré le déménagement du siège de la direction de la police judiciaire de la préfecture de Police (DPJ-PP). Être au centre permet d’intervenir immédiatement, sans perte de temps liée à la distance.
« J’ai découvert qu’il y avait encore des policiers oubliés, que ce soit par les médias ou même par l’administration, et donc non récompensés. »
Yvan Assioma, major de police et auteur de Nous avons l’honneur de vous rendre compte…
JSS : Sur le plan judiciaire, selon vous, la justice a-t-elle été à la hauteur des enjeux ?
Y.A. : Pour le 13 novembre, oui, je pense que la justice a été à la hauteur. Le dernier terroriste, Salah Abdeslam, a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité incompressible, c’est-à-dire sans possibilité d’aménagement de peine. Pour une fois, la sanction a été à la mesure de la gravité des faits.
JSS : Avez-vous suivi de près les dispositifs d’accompagnement psychologique, aussi bien pour les victimes que pour les policiers. Si oui, en quoi consistaient-ils concrètement ?
Y.A. : D’abord, il faut souligner qu’il n’y a aucune obligation de suivre un suivi psychologique, mais l’administration propose systématiquement un accompagnement aux policiers concernés. Pour ceux qui sont intervenus lors des attentats de 2015, le Service de soutien psychologique opérationnel (CSPO) était mis à disposition. La plupart ont participé à au moins une première séance de groupe, puis chacun était libre de poursuivre ou non. Certains ont commencé une thérapie immédiatement, d’autres plusieurs années après.
À mon époque, lorsque je suis entré dans la police, ça n’existait pas. Face à un événement traumatisant, le soutien se limitait souvent à un café offert par le chef de brigade et quelques mots d’encouragement. Aujourd’hui, le soutien psychologique est démocratisé et largement disponible, quelle que soit la gravité de l’intervention. Même pour des situations moins extrêmes – une interpellation compliquée, un collègue blessé ou un échange violent – le CSPO peut être proposé.
Dans certains cas, si un agent montre des fragilités importantes, une visite médicale obligatoire peut être prescrite, mais dans le cadre d’interventions ou de suivi particulier. Le principe reste que le soutien psychologique est disponible, jamais imposé.
JSS : Enfin, dix ans après les faits, pensez-vous qu’il reste encore des lignes à faire bouger pour mieux prévenir ou affronter ce type d’attentats à l’avenir ?
Y.A. : Sur la prévention, il n’y a malheureusement qu’une solution : le travail des services de renseignement ou alors il faut tout contrôler ou filmer partout, ce serait de la police à la nord-coréenne. La clé reste donc la veille et l’anticipation par le renseignement. Même si, personnellement, nous n’avons accès qu’à très peu d’informations internes, on voit régulièrement dans les journaux que des attentats sont déjoués.
JSS : Pensez-vous qu’il reste encore des zones de silence autour de ce que les policiers ont vécu ?
Y.A. : Il faut d’abord comprendre que les policiers sont très attachés au devoir de réserve. Ils n’ont pas pour habitude de parler de ce qu’ils font, surtout lorsqu’il s’agit d’interventions traumatisantes.
Cela dit, malgré ce travail, j’ai découvert qu’il y avait encore des policiers oubliés, que ce soit par les médias ou même par l’administration, et donc non récompensés. À l’époque, certaines unités spécialisées, comme la SDSS à Paris – la sous-direction des services spécialisés rattachée à la DSPAP (Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne) – ne fonctionnaient pas comme aujourd’hui.
Les agents n’étaient pas toujours tenus de rédiger individuellement leurs rapports. Dans une patrouille, parfois seul le chef de brigade ou de service faisait le rapport officiel. Résultat : certains policiers, bien qu’intervenant directement sur le terrain, n’ont donc pas été recensés, et donc n’ont ni reconnus ni récompensés.
Un policier de la Bac de nuit du 92, qui avait secouru de nombreuses victimes à l’arrière du Bataclan, m’a contacté via les réseaux sociaux dix ans après les attentats. Il n’avait jamais reçu de distinction, car il n’avait pas lui-même rédigé de rapport. Il m’a raconté son amertume. Ces situations existent encore, même si elles restent à la marge. Au final, la majorité des agents a fini par être reconnue pour leur action mais je trouve dommageable qu’il reste quelques policiers qui sont encore aujourd’hui un peu oubliés.
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