« Il ne suffit plus de maîtriser le droit des contrats et le droit des sociétés pour être un nouveau juriste »

INTERVIEW. Plus qu’un « sachant », le juriste d’aujourd’hui doit également agir comme un business partner et comprendre tout l’écosystème d’une entreprise. Yvan Fellous, directeur de l’Ecole supérieure des métiers du droit, et Frédéric Boissart, juriste et membre du comité pédagogique de l’école, s’accordent également pour dire que les juristes doivent « savoir se vendre et vendre un projet ».


vendredi 19 décembre6 min
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©iStock-Worawee Meepian

Journal Spécial des Sociétés : Créateur de l’Ecole supérieure des métiers du droit (ESMD), vous avez organisé le 26 novembre dernier la seconde édition du Forum des métiers du Droit pour faire connaître les différents métiers du domaine juridique qui « ne se limitent pas qu’à la profession d’avocat ou de juge », dont celui de juriste. Est-il si méconnu ?

Yvan Fellous : Le droit, au départ, c’était : la faculté et les métiers de base du droit. Quand vous demandiez, il y a encore à peine cinq ans ou six ans, à des étudiants qui s’inscrivaient en droit ce qu’ils voulaient être, ils répondaient avocat, juge, notaire, commissaire de police, accessoirement commissaire de justice. Ceux qui voulaient être juristes se dirigeaient vers des études de droit courtes à durée limitée qu’on appelait au début « La capacité en droit » [accessible à tous sans exigence de diplôme, elle permet d’acquérir les bases nécessaires à la compréhension de l’univers juridique, ndlr].

Ces étudiants pouvaient passer le Diplôme d’études universitaires générales en droit (DEUG) [intégré depuis 2006 à la licence de droit, ndlr], mais ils n’allaient pas au bout des concours et des maîtrises.

Et puis est arrivée la crise sanitaire, et avec elle l’obligation de nouvelles normes juridiques qui obligent maintenant l’ensemble des acteurs juridiques, et non juridiques, à maîtriser de nouvelles connaissances, utiliser des procédures et process nécessitant des formations pour les juristes qu’ils ne possédaient pas.

Quand j’ai créé l’ESMD, post Covid, toutes ces formations obligatoires ont commencé à éclore pour les juristes afin qu’ils soient aux normes avec les nouvelles réglementations. Mais surtout sont apparues à vitesse grand V les lois anticorruptions, avec la création du parquet national financier.

JSS : L’ESMD propose plusieurs cursus et formations « alignés avec les besoins du marché juridique ». Quels sont ces nouveaux besoins et qu’est-ce que cela induit pour les juristes ?

Frédéric Boissard : Être juriste aujourd’hui sans s’intéresser de près ou de loin à l’intelligence artificielle, la compliance, ne permettra pas d’être un juriste au goût du jour. Le monde dans lequel nous vivons évolue, il ne suffit plus aujourd’hui de maîtriser le droit des contrats et le droit des sociétés pour être un nouveau juriste. Et, au-delà même des connaissances juridiques, c’est tout l’environnement de l’entreprise qu’il faut comprendre : la comptabilité, la conformité, l’économie, etc.

C’est aussi dans cet esprit que nos étudiants sont formés.

Nous faisons également en sorte qu’au sein des matières juridiques, les étudiants comprennent les enjeux pour une entreprise du RGPD, de l’éthique, des lois anticorruptions… L’idée est vraiment qu’ils deviennent des juristes avec tout le background juridique nécessaire aujourd’hui pour évoluer, protéger les entreprises et tout ce qui a trait à de gestion des risques.

C’est aussi pour cela que nos enseignants sont tous des professionnels de terrain, et dispensent des cours très concrets loin de la théorie, avec des cas pratiques, des mises en situation issues de nos expériences professionnelles.

Y. F. : En effet, à l’exception du professeur d’anglais, tous les enseignants sont des professionnels du droit, de la comptabilité, du fiscal, du social, des ressources entreprises et des ressources humaines qui apportent ainsi leur expertise.

JSS : Avec ces nouveaux besoins du maché, comment ont évolué les compétences du juriste ?

F. B. : Le juriste n’est pas qu’un sachant, c’est aussi un communicant. Une consœur enseigne à ce titre l’aisance orale et l’élocution au sein de l’ESMD.

Y. F. : Sur ce point, j’ai pris l’initiative de faire intervenir une professeure et metteure en scène de théâtre qui a monté des pièces à succès, avec l’idée de donner obligation à nos étudiants de savoir communiquer, se vendre et vendre un projet. Car lorsque l’on passe un oral, devant un employeur, un client, on se vend. Or nos enseignants juristes, avocats, conseillers juridique, professionnels de la conformité, aussi brillants soient-ils, n’ont pas le don d’avoir la présentation qu’on attend comme un metteur en scène attend d’un acteur qui, par définition, est celui qui doit se vendre le mieux.

Quand j’ai parlé du projet à cette metteuse en scène, celle-ci a été interpellée car en tant que non juriste et n’ayant pas de connaissance dans ce domaine, elle s’est demandé ce qu’elle pourrait bien faire à l’ESMD. Je lui ai tout simplement dit de faire ce qu’elle appliquait avec ses acteurs et de préparer nos étudiants et se vendre.

Nous avons débuté l’expérience l’année dernière qui s’est avérée être un vrai succès, au point que les étudiants ont redemandé des cours ! C’est là qu’on a compris qu’il fallait ouvrir sur autre chose et ne pas rester cantonné à des matières strictement juridiques.

F. B. : En outre, le juriste doit avoir une vision 365 du monde de l’entreprise et ne pas être, comme pouvait l’être le père il y a une vingtaine d’années, enfermé dans sa tour de cristal, ce que l’on reprochait souvent au juriste. J’aurais tendance à dire que le juriste doit se mettre dans une démarche de business partner qui gère des projets ou intervient dans des gros projets.

Il doit également comprendre les bases de l’informatique, de la sécurité de l’information, de la protection des données personnelles ainsi que l’IA qui sont les enjeux d’aujourd’hui et de demain.

Y. F. : D’autant que l’IA, on le voit, prend une tout autre place qu’il y a quelques années.

Il y a eu une évolution énorme entre l’IA qu’on a connue l’année dernière et celle de cette année, c’est pourquoi les juristes doivent maîtriser l’IA et ses outils plutôt que de la subir.

JSS : Justement quels sont les effets de l’IA sur la pratique du droit aujourd’hui ?

F. B : Qui dit installation de l’IA dit respect du RGPD. On ne peut pas aujourd’hui traiter l’IA sans s’intéresser à ces sujets de protection des données personnelles, ce qui amène aussi à éventuellement mettre en place des garde-fous en entreprise via des chartes, afin d’éviter que des collaborateurs, en utilisant des outils d’IA, aillent renseigner des informations confidentielles par exemple.

Dans les pratiques encadrées, il faut donc se protéger en installant des IA conformes au RGPD notamment, acculturer les collaborateurs pour que l’IA soit utilisée à bon escient et éviter de faire fuiter des informations, et enfin, et c’est valable pour les juristes et pour n’importe quel métier. Il faut apprendre à utiliser l’IA comme un compagnon. Je fais souvent l’analogie entre l’arrivée de l’IA et d’Internet. On a appris à l’utiliser pour en tirer profit, c’est pareil pour l’IA. C’est ne pas tout prendre pour argent comptant et garder le recul nécessaire pour utiliser l’IA plutôt comme une aide pour grandir que la substituer.

JSS : Malgré toutes les évolutions et nouvelles compétences dont les juristes doivent se doter, avez-vous constaté un engouement ou davantage de demandes dans ces formations ?

Y. F. : La demande est là, oui, mais j’ai été surpris par le côté très traditionnel de nos futurs juristes. Ils sont intéressés par ces nouveaux masters, mais tous veulent entrer dans la conformité. Ce sont d’ailleurs les étudiants qui ont choisi le parcours mastère juridique compliance qui ont été reçus avec les meilleures notes.

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