Au Grenelle du droit, l’IA dépeinte comme le futur de la filière juridique

La plénière « Professionnels du droit et IA : anticiper, adapter, agir ensemble » a réuni des figures clés comme Julie Couturier, présidente du CNB ou encore Haffide Boulakras, directeur adjoint de l’ENM, pour évoquer les défis qui s’imposent autour de cet outil incontournable pour la filière.


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Romain Tardinomercredi 29 octobre9 min
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L’IA, perçue comme un outil aussi prometteur que sensible, tiendra une place centrale, à condition, a rappelé la présidente du CNB, que son utilisation soit judicieusement encadrée ©DR

L’intelligence artificielle semble bel et bien en passe de transformer en profondeur le quotidien des professionnels du droit. C’est la conclusion qui s’est imposée, lundi 27 octobre 2025, lors de la sixième édition du Grenelle du droit, organisée à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne par l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE) et le Cercle Montesquieu. Devant un amphithéâtre rassemblant étudiants et juristes de tous horizons, les intervenants de la première plénière – intitulée « Professionnels du droit et IA : anticiper, adapter, agir ensemble » – ont livré un constat unanime : la révolution technologique est déjà en marche.

Parmi eux figuraient plusieurs figures majeures du monde juridique, telles que Julie Couturier, présidente du Conseil national des barreaux (CNB), Victor Geneste, président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce (CNGTC), Étienne Pataut, vice-doyen de l’École de droit de la Sorbonne, Nathalie Dubois, vice-présidente de l’AFJE et directrice juridique du groupe Fnac Darty ou encore Haffide Boulakras, directeur adjoint de l’École nationale de la magistrature (ENM). Ce dernier a d’ailleurs rappelé d’emblée l’évolution rapide des mentalités : « Le sujet de l’IA dans notre filière est évoqué depuis une dizaine d’années et, à l’époque, les conférences concluaient qu’il ne fallait pas y aller. Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir s’il faut y aller, mais comment y aller. »

Un futur où l’intelligence artificielle, perçue comme un outil aussi prometteur que sensible, tiendra une place centrale, à condition, a rappelé la présidente du CNB, que son utilisation soit judicieusement encadrée.

« L’IA, une opportunité majeure pour nos professions »

Dans cette optique, Julie Couturier a annoncé la publication de deux guides destinés aux avocats : l’un pour accompagner les bonnes pratiques et prévenir les risques liés à cette technologie, l’autre, issu d’auditions d’acteurs du marché, proposant une grille d’analyse pour choisir des outils d’IA selon des critères essentiels tels que la souveraineté et la sécurité des données, les fonctionnalités et la conformité éthique.

Des aspects sur lesquels la présidente du CNB ne souhaite pas transiger : « Tout est impacté par l’IA, que ce soit la formation, la déontologie en matière de secret professionnel, de confidentialité ou bien l’exercice du droit. Nous avons des mises en garde à formuler quant à la nature des informations transmises à la machine : quelles données sommes-nous en capacité d’y intégrer et quelles précautions devons-nous prendre au regard de nos obligations déontologiques ? »

À lire aussi : Congrès des greffiers des tribunaux de commerce : « L’intelligence artificielle peut nous permettre de détecter des schémas de fraude que l’œil humain ne verrait pas »

Et d’ajouter : « Ce matin, je crois que nous dirons tous la même chose : il faut trouver l’équilibre entre ce champ des possibles extraordinairement vaste, qui fait de l’IA une opportunité majeure pour nos professions, et la nécessité d’un encadrement et d’une souveraineté. Nous devons promouvoir une intelligence artificielle éthique, européenne et souveraine. C’est le fil rouge de nos actions. »

Une prudence partagée par Victor Geneste, qui a reconnu les apports considérables de l’IA, notamment dans la lutte contre la fraude et la corruption : « L’œil humain a ses limites. Il est possible d’avoir de vrais statuts et de vrais dirigeants, mais d’être pourtant sur de la fraude. Si l’on n’alimente pas l’IA avec des schémas de fraude, elle ne sera pas aussi efficace qu’on le souhaiterait ».

Pour autant, le président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce a estimé que, si la mise en place de règles et d’un cadre clair sur l’usage de l’IA est indispensable pour « ne pas rester sur le quai », ces règles ne doivent pas être excessivement contraignantes. « Trop de rigueur risquerait de nous empêcher d’avancer. C’est le curseur à trouver », a-t-il conclu, rejoignant ainsi l’idée d’équilibre évoquée par la présidente du CNB.

Le rapport sur l’intelligence artificielle dirigé par Haffide Boulakras, à la demande du garde des Sceaux Gérald Darmanin, à l’issue d’une mission stratégique de trois mois sur son implémentation dans le système judiciaire, devrait justement fixer ces garde-fous.

Un cadre souverain pour l’intelligence artificielle

Haffide Boulakras s’est dit convaincu qu’« une bascule majeure est en train de transformer l’activité du droit ». D’où, selon lui, la nécessité absolue de veiller à ce que les données issues de dossiers sensibles ne puissent être divulguées.

Dans cette perspective, le Règlement européen sur l’intelligence artificielle (AI Act), entré en vigueur le 1er août 2024, introduit un cadre réglementaire commun au sein de l’Union européenne destiné à encadrer les risques liés à l’IA. Ses dispositions, applicables progressivement sur une période de six à trente-six mois, devraient, a reconnu le directeur adjoint de l’ENM, fixer des limites claires : « L’AI Act va nous imposer de l’explicabilité et de la traçabilité. Il y a aussi la loi française SREN, visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique, moins connue mais tout aussi fondamentale, car toutes les données de justice que l’on partage – qui sont des données de procédure – doivent être absolument hébergées dans un univers souverain ». Haffide Boulakras a confirmé l’engagement du gouvernement sur cette voie : « Le ministère avance, 15 recrutements ont été fait sur le sujet, dont un directeur. J’en suis fier » a-t-il relévé.

En revanche, Cyril Murie, responsable du service conseil interne de la Chambre nationale des commissaires de justice (CNCJ), s’est montré plus réservé sur la question de la confidentialité. Selon lui, la naïveté n’est pas de mise. Et de prévenir : « Je ne crois pas un instant, même si je décoche la case, que les données ne soient pas collectées, surtout si vous travaillez entièrement sur Google Drive. Il va falloir parvenir à être totalement souverains, car le volume d’informations et de données échangées par mail chez les commissaires de justice est colossal. »

« Il est nécessaire d’emmener tout le monde dans l’appréhension de l’IA »

Avec l’arrivée annoncée d’une utilisation massive de l’intelligence artificielle, un autre défi se dessine, selon Haffide Boulakras : celui de l’appropriation de la technologie par l’ensemble des acteurs du droit. Le directeur adjoint de l’École nationale de la magistrature a mis en garde contre le risque de « Shadow AI », autrement dit, l’usage discret d’outils d’intelligence artificielle pour gagner du temps dans ses tâches en les simplifiant, en dehors de tout cadre sécurisé. « Il faut éviter de le faire, notamment quand on a dans ses mains des données sensibles de procédure », a-t-il averti, rappelant que la confidentialité repose aussi sur l’adoption collective et encadrée des outils numériques.

Un constat partagé par Bertrand Savouré, président du Conseil supérieur du notariat (CSN), également présent à la conférence de cette sixième édition du Grenelle du droit. Lui aussi a plaidé pour une appropriation globale de l’IA par la profession, dans le prolongement d’une réflexion menée au sein du CSN sur la stratégie numérique à long terme. Pour lui, tout commence par la formation : « Parce que celle-ci précède la maîtrise et la compréhension de ce qu’est l’IA, elle nous permet de mieux l’appréhender. »

Mais au-delà de la formation, le président du CSN a alerté sur le possible risque d’une fracture numérique entre les professionnels du droit. « Il est nécessaire d’emmener tout le monde dans l’appréhension de l’IA et dans l’élévation du niveau en matière de numérique », a-t-il insisté, estimant que cette inclusion est indispensable pour éviter un fonctionnement « à deux vitesses ».

Et de rappeler que « depuis 2023-2024, nous subissons tous des attaques cyber, c’est devenu monnaie courante. Pour comprendre ce qui se passe et mieux lutter, il faut que tout le monde s’y mette : s’il y a une faille quelque part, elle nuit à tout le monde. Avec l’IA, c’est pareil : il faut que tout le monde entre dans le sujet. »

Former des étudiants, mais à quelle fin ?

Pour embarquer toute la profession dans le virage de l’intelligence artificielle, le Conseil supérieur du notariat a justement misé sur la formation. Bertrand Savouré, son président, a détaillé « un programme nouveau dans la formation initiale des notaires à l’Institut national des formations notariales, axé sur le numérique et l’intelligence artificielle, déployé pour la première fois depuis la rentrée ». Côté formation continue, « un module sera accessible à tous dès le mois de décembre », a-t-il ajouté, avant de préciser qu’une plateforme souveraine baptisée académie.notaire.fr servira désormais de support aux formations régaliennes de la profession.

Même engagement du côté des greffiers. Victor Geneste a rappelé que plusieurs formations avaient été mises en place pour faire monter les professionnels en compétence, « non pas seulement pour savoir comment prompter ou contrôler l’outil, mais pour assister le tribunal et le juge, lui laisser son impérium de justice, tout en facilitant son travail parfois fastidieux dans des dossiers de milliers de pages ». Cyril Murie a conclu sur un constat partagé : « il faut des compétences pour que les étudiants puissent être recrutés. »

Une préoccupation que partage Étienne Pataut. Conscient que « le droit se transforme », il a insisté sur la nécessité d’intégrer dès la première année « ce droit du numérique » dans les programmes. L’université a d’ailleurs créé deux masters dédiés, mais l’adaptation reste complexe : « L’IA ne crée pas une nouvelle branche du droit comme le droit de la consommation dans les années 1970. Elle change la manière de faire du droit », explique-t-il. Pour les enseignants, cela implique d’apprendre eux-mêmes à manier ces outils et à repenser les méthodes pédagogiques. « Demander un mémoire de recherche à des étudiants qui peuvent le produire en un quart d’heure avec l’IA n’a plus de sens », a-t-il concédé. C’est dans cette optique qu’a été adoptée une « charte de l’IA à l’école de droit de La Sorbonne », visant à sensibiliser les étudiants aux usages éthiques, aux risques d’erreurs ou encore à l’impact écologique de la technologie.

Mais cette montée en compétence s’accompagne aussi d’une inquiétude. Comme l’a souligné avec une pointe d’ironie Haffide Boulakras, « l’IA remplace parfois les étudiants dans certains cabinets, au nom de la productivité ». Une situation paradoxale qui, selon lui, menace l’apprentissage même du métier : « Comment acquérir de l’expérience si les juniors disparaissent ? » Une interrogation que partage Victor Geneste, même s’il s’est voulu rassurant : « L’IA ne remplacera pas les juniors, surtout pour nous, les greffiers. Ce n’est pas elle qui fera la tâche humaine. » Tous s’accordent toutefois sur un point : encore faut-il que les humains sachent la maîtriser. Et pour Bertrand Savouré, la réussite de cette transformation dépendra aussi du soutien gouvernemental : « Tout ce que nous faisons sur la souveraineté n’a pas de sens si nous ne sommes pas accompagnés par l’État. Il y a des changements de textes à mettre en œuvre, et il est essentiel que nous soyons correctement soutenus. Je pense que c’est le cas, mais nous n’avançons pas tous à la même vitesse. »

En guise de conclusion, Nathalie Dubois a proposé d’aller plus loin encore, en suggérant la création d’un « observatoire interprofessionnel du droit et de l’IA ».

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