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TRIBUNE. Une lecture de L’Ancien Régime et la Révolution de Tocqueville par Yves Benhamou, président de chambre à la cour d’appel de Douai et historien de la justice.
“La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse,
dure à vivre autant qu’exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement mais résolument, certains d’avance de nos défaillances sur un si long chemin.”
Albert Camus
Discours de Suède
10 décembre 1957
J’ai toujours été très admiratif d’Alexis de Tocqueville, homme tout à la fois sensible, raisonneur, passionné, et épris de vérité et de justice. Cet écrivain d’origine aristocratique, né le 29 juillet 1805, peu après le sacre de l’empereur Napoléon 1er, est issue par la branche paternelle d’une famille de la grande noblesse d’épée dans laquelle s’était illustré son ancêtre Clérel qui fut compagnon de Guillaume le Conquérant à la bataille d’Hasting. Sa mère était la petite fille de Chrétien Lamoignon de Malherbes, une grande figure de la magistrature (il exerça la charge de Premier Président de la Cour des aides), et qui fut guillotiné en 1794 après avoir été le défenseur de Louis XVI. Comme le souligne l’un de ses biographes: “Tocqueville grandit […] à l’ombre de la Terreur qui conduisit au supplice six membres de sa famille[1]”. Sa mère échappa quant à elle de justesse à la guillotine durant la période de la Terreur et en demeura traumatisée à vie au point de vivre alors recluse et de trouver refuge dans sa foi chrétienne.
Malgré cette histoire familiale tourmentée, Alexis de Tocqueville n’a jamais été animé par des préjugés de “caste”. Alors que l’ancienne France a disparu, il sait, avec un regard d’une rare lucidité, appréhender les changements déjà à l’oeuvre durant la période pré-révolutionnaire, et dont la Révolution française et l’empire ont été le point d’orgue. Sa pensée, aussi limpide et étincelante que son style, permet de prendre la mesure de cette évolution institutionnelle des sociétés occidentales vers la démocratie et en France vers un Etat de droit centralisé.
A la vérité il y a mille vies dans la vie de Tocqueville ! Il fut écrivain, magistrat, journaliste, député, avocat, ministre des affaires étrangères notamment… Et toujours il porte un regard sur le monde plein d’humanité et soucieux de la dignité des personnes et des libertés individuelles. Rien d’étonnant dès lors au fait que Tocqueville ait placé au coeur de sa vie, son combat pour les droits de l’homme. A preuve: il a plaidé pour l’abolition de l’esclavage, pour la modernisation des prisons[2], et a dénoncé avec une plume acérée le génocide des indiens d’Amérique.
Tocqueville a été un défenseur inlassable de l’Etat de droit. Or, il avait la sereine conviction que dans un Etat de droit l’accès à la justice est essentiel pour garantir l’égalité des citoyens devant la loi. Nul doute que les pages qu’il a écrites sur la justice (aussi bien sur la justice de l’ancienne France que sur la justice de son temps) portent l’empreinte de son passage dans la magistrature et de sa fine connaissance du monde judiciaire. Il est notamment extrêmement soucieux de l’indépendance des membres du corps judiciaire et de leur impartialité. Le 5 avril 1827, Tocqueville avait été nommé juge auditeur au tribunal de Versailles. Preuve de la conception exigeante qu’il avait de son métier de juge: il démissionna de ses fonctions de magistrat le 21 mai 1832 par solidarité avec son meilleur ami Gustave de Beaumont qui avait été révoqué de la magistrature pour avoir témoigné d’une docilité insuffisante à l’égard des maîtres du pouvoir.
Or dans L’Ancien Régime et la Révolution le juge Alexis de Tocqueville animé de ces fortes convictions, forgées notamment durant ces années passées au sein de la magistrature, porte un regard clairvoyant et exigeant sur les juges de l’ancienne France. Il souligne du reste que les juges et plus généralement les gens de justice étaient alors très nombreux tant il est vrai que la justice irriguait l’ensemble du corps social; ainsi il écritde manière évocatrice“le nombre de ceux qui s’occupaient soit à juger soit à exécuter les arrêts des juges était immense [3]”.
Tocqueville a une perception toute en nuances des juges sous la monarchie d’ancien Régime, avec ses ombres et ses lumières. Il récuse toute vision manichéenne, en noir et blanc de ces magistrats. Il montre dans un premier temps et de manière apparemment paradoxale, alors qu’on a si souvent fustigé la justice très perfectible de l’Ancien Régime et ses magistrats, que dans la cadre de ce qu’on appelait alors la justice déléguée (le roi était “fontaine de justice” et déléguait le pouvoir de juger en vendant des offices), les juges titulaires de charges de judicature étaient indépendants, impartiaux et soucieux du respect des libertés. Il souligne ensuite les imperfections du système judiciaire de l’époque en décrivant la dommageable stratégie de contournement des juges ordinaires permettant au pouvoir royal de leur soustraire des affaires sensibles pour les confier à des juridictions d’exception.
• Un éloge apparemment paradoxal des juges titulaires de charges de judicature présentant des garanties d’indépendance, impartiaux et soucieux du respect des libertés.
– Des juges titulaires de charges de judicature présentant de réelles garanties d’indépendance :
On a stigmatisé de manière récurrente – souvent à juste titre – avec des mots acerbes la justice de l’ancienne France complexe et coûteuse ainsi que les magistrats titulaires de charges de judicature. Car dans une monarchie qui à l’époque était de manière chronique à cours d’argent, notamment en raison des lourdes dépenses liées à la guerre, les fonctions qu’on qualifie à présent de régaliennes pouvaient être vendues. C’était le règne pour le moins contestable de la vénalité des offices, et tout particulièrement des charges de judicature. Voilà qui ne peut que heurter notre conception contemporaine de la justice qui est consubstantielle à l’Etat et ne doit jamais être vendue et privatisée et ne peut en aucun cas faire l’objet d’une appropriation clanique.
De plus ces magistrats titulaires d’offices de judicature, et tout particulièrement la magistrature des parlements, disposaient de très vastes prérogatives qui ne résidaient pas uniquement dans la mission de rendre la justice. Dans un régime qui ne connaissait pas la séparation des pouvoirs, les magistrats parlementaires avaient aussi des pouvoirs qui relevaient des périmètres de l’exécutif et du législatif car ils pouvaient rendre des arrêts de règlement et avaient la faculté d’enregistrer ou de refuser d’enregistrer la législation royale et disposaient d’un droit de remontrances. D’une certaine manière ils étaient des colégislateurs.
Sans cesse on s’est insurgé contre ces juges des anciens parlements tentant de supplanter le pouvoir royal et surtout préoccupés d’accroître leurs prérogatives, leur prestige, et leur influence. La Révolution française eut à coeur d’abattre définitivement le système de la vénalités des offices de judicature en soulignant que ces magistrats des parlements étaient plus animés par des sentiments purement corporatistes que par un réel souci d’indépendance et le sens du bien commun.
Or, souhaitant résolument tordre le cou à certaines idées reçues Tocqueville montre qu’un tel système en dépit de ses grandes imperfections, fournissait de véritables garanties d’indépendance à cette magistrature. Il écrit ainsi “la mise en offices des fonctions publiques a eu souvent d’utiles effets quand il s’est agi des tribunaux, parce que la condition première d’une bonne justice est l’indépendance complète du juge[4]”.
Tocqueville montre en des formules lumineuses que le pouvoir royal toujours avide d’argent, en vendant ce droit d’exercer des fonctions régaliennes, et notamment le pouvoir de juger, s’est paradoxalement ainsi privée d’un moyen de pression sur la magistrature:
“Le gouvernement, dans son désir de faire de l’argent de tout, ayant de tout mis en vente la plupart des fonctions publiques, s’était ôté ainsi à lui même la faculté de les donner et de les retirer à son arbitraire. L’une de ses passions avait ainsi grandement nui au succès de l’autre; son avidité avait fait contrepoids à son ambition.[…] Cette constitution bizarre et vicieuse des fonctions publiques tenait lieu d’une sorte de garantie politique contre l’omnipotence du pouvoir central. C’était comme une sorte digue irrégulière et mal construite qui divisait sa force et ralentissait son choc[5]”.
– Des juges titulaires de charges de judicature impartiaux et protégeant les humbles et les libertés.
Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution tout en mettant en évidence les défauts de la justice de l’époque, montre que contrairement à de vivaces préjugés, les juges titulaires d’offices de judicature étaient véritablement impartiaux, garantissaient la protection des humbles et ont contribué à faire des français un peuple libre:
“ Ce qui assurait dans ce temps là aux opprimés un moyen de se faire entendre, était la constitution de la justice. Nous étions devenus un pays de gouvernement absolu par nos institutions politiques et administratives, mais nous étions restés un peuple libre par nos institutions judiciaires. La justice de l’ancien régime était compliquée, embarrassée, lente et coûteuse; c’étaient de grands défauts, sans doute, mais on ne rencontrait jamais chez elle la servilité vis à vis du pouvoir , ce qui n’est qu’une forme de la vénalité, et la pire. Ce vice capital, qui non seulement corrompt le juge mais infecte bientôt tout le peuple, lui était entièrement étranger. Le magistrat était inamovible et ne cherchait pas à avancer, deux choses aussi nécessaires l’une que l’autre à son indépendance [6]”.
Tocqueville souligne ainsi avec un verbe étincelant que les magistrats parlementaires malgré leurs multiples imperfections, ont été de précieux vecteurs de liberté et contribuaient à lutter contre l’arbitraire, car les valeurs, habitudes, et garanties procédurales qu’ils mettaient à l’honneur, se propageaient dans toute la société:
“Les parlements étaient sans doute plus préoccupés d’eux même que de la chose publique; mais il faut reconnaître que dans la défense de leur propre indépendance et de leur honneur, ils se montraient toujours intrépides, et qu’ils communiquaient leur âme à tout ce qui les approchait. […]
Les habitudes judiciaires étaient devenues sur bien des points des habitudes nationales. On avait également pris aux tribunaux l’idée que toute affaire est sujette à débats et toute décision à appel, l’usage de la publicité, le goût des formes, choses ennemies de la servitude: c’est la seule partie de l’éducation d’un peuple libre que l’ancien régime nous ait donné.[…]Toutes ces habitudes, toutes ces formes étaient autant de barrières à l’arbitraire du prince [7]”.
Le pouvoir royal ne pouvant influer sur ces magistrats titulaires de charges de judicature qui bien souvent ont témoigné de leur grand souci d’indépendance, n’a pas hésité à mettre en oeuvre des mécanismes permettant de contourner les juges ordinaires et de leur soustraire des affaires sensibles.
• Une dommageable stratégie de contournement des “juges ordinaires” permettant au pouvoir royal de leur soustraire les affaires sensibles pour les confier à des juridictions d’exception:
Avec constance voire férocité la monarchie de l’ancienne France a lutté contre les magistrats titulaires d’offices de judicature, et tout particulièrement contre les juges des parlements, pour tenter de les déposséder de contentieux qu’elle considérait comme sensibles.
Tocqueville démonte ainsi subtilement cette stratégie visant à déposséder les “juges ordinaires” de certaines affaires notamment en instaurant des juridictions d’exception, par nature particulièrement dociles:
“Il n’y avait pas de pays en Europe où les tribunaux ordinaires dépendissent moins du gouvernement qu’en France; mais il n’y en a guère non plus où les tribunaux exceptionnels fussent plus en usage. Ces deux choses se tenaient de plus près qu’on ne se l’imagine. Comme le roi n’y pouvait presque rien sur le sort des juges; qu’il ne pouvait ni les révoquer, ni les changer de lieu, ni même le plus souvent les élever en grade; qu’en un mot il ne les tenait ni par l’ambition ni par la peur, il s’était bientôt senti gêné par cette indépendance. Cela l’avait porté plus que nulle part ailleurs, à leur soustraire la connaissance des affaires qui intéressait directement son pouvoir, et à créer pour son usage particulier, à côté d’eux, une espèce de tribunal plus indépendant, qui présentât à ses sujets quelque apparence de la justice, sans lui en faire craindre la réalité [8]”.
Dans cette stratégie de contournement des juges ordinaires, le pouvoir monarchique dispose d’une personnage clef: l’intendant. Ainsi de manière récurrente de multiples affaires sont soustraites aux juges ordinaires pour être jugées par des tribunaux exceptionnels.
– Un personnage clef dans cette stratégie de contournement par le pouvoir royal des juges ordinaires: l’intendant.
Dans l’ancienne France l’administration des provinces et généralités sur le territoire français , depuis Richelieu (dans les années 1630-1635) était assumée par des agents du pouvoir central: les intendants de justice, police et finances[9].
Tocqueville montre le rôle essentiel que joue un tel personnage entièrement dévoué au pouvoir royal en évoquant ses multiples attributions y compris sur le plan juridictionnel et son statut, gage de docilité:
“…l’administration centrale[…] n’a qu’un seul agent dans chaque province. […] L’intendant possède toute la réalité du gouvernement. – Celui-ci est un homme de naissance commune, toujours étranger à la province, jeune, qui a sa fortune à faire. Il n’exerce point ses pouvoirs pas droit d’élection, de naissance ou d’office acheté; il est choisi par le gouvernement parmi les membres inférieurs du conseil d’Etat et toujours révocable.[…] Dans ses mains sont accumulées presque tous les pouvoirs que le conseil lui même possède; il les exerce tous en premier ressort. Comme ce conseil, il est tout à la fois administrateur et juge. L’intendant correspond avec tous les ministres; il est l’agent unique, dans la province de toutes les volontés du gouvernement[10]”.
– De manière récurrente de multiples affaires soustraites par le pouvoir royal aux “juges ordinaires” pour être jugées par des tribunaux exceptionnels.
Il est symptomatique de cette volonté du roi à la fin de l’Ancien Régime de contourner les juges ordinaires, que les textes royaux prévoyaient expressément que les cours et tribunaux ne pouvaient être saisis à l’occasion des procès les concernant, le monarque faisant ainsi usage de son pouvoir de “justice retenue”.
Tocqueville écrit de manière évocatrice à ce sujet:
“Si l’on veut bien lire les édits et déclarations du roi publiées dans le dernier siècle de la monarchie, aussi bien que les arrêts du conseil rendus dans ce même temps, on en trouvera peu où le gouvernement, après avoir pris une mesure, ait omis de dire que les contestations auxquelles elle peut donner lieu, et les procès qui peuvent en naître, seront exclusivement portées devant les intendants et devant le conseil. “Ordonne en outre Sa Majesté que toutes les contestations qui pourrons survenir sur l’exécution du présent arrêt, circonstances et dépendances, seront portées devant l’intendant, pour être jugées par lui, sauf appel au conseil[11]; Défendons à nos cours et tribunaux d’en prendre connoissance” C’est la formule ordinaire [12]”.
Mais fait plus surprenant: ce recours à des juridictions exceptionnelles et donc cette stratégie de contournement des juges ordinaires concernent même des lois ou des coutumes anciennes qui ne prévoient pas expressément que les procès qu’elles peuvent faire naître ne seront pas jugées par les cours et tribunaux ordinaires.
Ainsi Tocqueville indique sur ce point:
“Dans des matières réglées par des lois et coutumes, où cette précaution n’a pas été prise, le conseil intervient sans cesse par voie d’évocation, enlève d’entre les mains des juges ordinaires l’affaire ou l’administration est intéressée, et l’attire à lui. Les registres du conseil sont remplis d’arrêt d’évocation de cette espèce. Peu à peu l’exception se généralise, le fait se transforme en théorie. Il s’établit non pas dans les lois, mais dans l’esprit de tous ceux qui les appliquent, comme maxime d’Etat, que tous les procès dans lesquels un intérêt public est mêlé, ou qui naissent de l’interprétation d’un acte administratif, ne sont point du ressort des juges ordinaires, dont le seul rôle est de se prononcer entre des intérêts particuliers [13]”.
Et pourtant au fil du temps cette stratégie du pouvoir royal consistant à ôter aux juges ordinaires divers contentieux pour les confier de manière discrétionnaire à des juridictions exceptionnelles a fini par concerner des affaires qui ne ressortaient pas au domaine du droit administratif et qui n’avaient pas vocation à être jugées par des juridictions administratives.
Ainsi Tocqueville décrit ainsi cette généralisation du recours à des juridictions d’exception qui ne s’embarrasse pas d’un grand souci de légalisme:
“Les intendants veillent avec grand soin à ce que cette juridiction exceptionnelle s’étend sans cesse […] La raison que donne un de ces magistrats pour obtenir une évocation mérite d’être conservée: “Le juge ordinaire dit-il, est soumis à des règles fixes, qui l’obligent de réprimer un fait contraire à la loi; mais le conseil peut toujours déroger aux règles dans un but utile.”
D’après ce principe, on voit souvent l’intendant ou le conseil attirer à eux des procès qui ne se rattachent que par un lien presqu’invisible à l’administration publique, ou même l’intendant ou le conseil attirer à eux des procès qui ne se rattachent que par un lien presque invisible à l’administration publique, ou même qui visiblement ne s’y rattachent point du tout [14]”.
Tocqueville montre ainsi qu’en matière criminelle très souvent c’est dans le cadre d’une évocation que devant l’intendant ou le prévôt de la maréchaussée, sont renvoyés les gens du peuple qui sont susceptibles de troubler l’ordre par des actes de violence. Il souligne aussi que très souvent les émeutes suscitées par la cherté des grains donnaient lieu à des évocations et étaient jugées par l’intendant – certaines affaires pouvant donner lieu à des peines d’une extrême sévérité comme en témoignent des arrêts de condamnations aux galères ou même à mort [15].
L’auteur avec une plume pleine d’indignation souligne que dans ce cas les procédures étaient particulièrement sommaires et expéditives; Tocqueville évoque “une procédure rapide ou illusoire, […] et sans appel [16]”.
• Pour conclure:
Alexis de Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution se refuse à livrer un réquisitoire acerbe et sans nuances des juges de l’ancienne France. Il récuse toute vision caricacturale et en noir en blanc de cette magistrature. Il veut au contraire en restituer toute la complexité, avec ses ombres et ses lumières.
Certes dans un système judiciaire où régnait la vénalité des offices de judicature qui a si souvent été fustigée à juste titre, il admet que la justice comportait des imperfections patentes car elle était compliquée, lente et coûteuse. Mais dans le même temps il souligne que, s’agissant des magistrats titulaires de charges de judicature, ils présentaient de réelle garanties d’indépendance et n’étaient pas serviles à l’égard du pouvoir royal. Il montre aussi que cette magistrature était impartiale et qu’elle constituait souvent une utile protection pour le peuple contre l’arbitraire royal et en faveur des libertés. Peu à peu elle était parvenue à diffuser au sein de la société les valeurs qui fondent un procès équitable: le respect du contradictoire, la publicité des débats, l’exigence de voies de recours. Tocqueville rend compte de certains des mérites de cette magistrature qui a contribué malgré toutes les critiques dont elle a fait l’objet, à faire de la France un peuple libre.
Mais dans le même temps Tocqueville montre aussi sans fard la stratégie pernicieuse du pouvoir royal de l’ancienne France qui en usant de son pouvoir de justice retenue a souvent contourné les juges ordinaires en les dessaisissant d’affaires sensibles qui selon des modalités variées étaient jugées par des juridictions exceptionnelles et qui témoignaient d’une grande soumission au monarque. L’auteur met ainsi en exergue cette dualité entre la justice ordinaire offrant de réelles garanties d’indépendance et une justice inféodée au pouvoir royal, pleine d’iniquité.
En réalité L’Ancien Régime et la Révolution même s’il porte un éclairage passionnant sur les juges de l’ancienne France, est un ouvrage profondément actuel. Mon illustre collègue Tocqueville en fervent partisan de l’Etat de droit, nous livre en filigrane un vibrant plaidoyer pour des juges oeuvrant pour une justice impartiale, empreinte d’humanité et soucieuse de la dignité des personnes, vouant un culte exigeant à la vérité et égale pour tous. A l’heure où l’Etat de droit et les juges, notamment au sein de divers pays occidentaux, font l’objet d’attaques récurrentes et injustes au point qu’on stigmatise de manière fallacieuse un prétendu “gouvernement des juges”, c’est un livre précieux qu’il faut lire et relire. Car il n’est pas d’Etat de droit sans une justice forte.
[1] N. Baverez, Le monde selon Tocqueville, Coll. Texto, éd. Tallandier, 2021, p. 12.
[2] Il était animé par des considérations d’humanité et aussi par un légitime pragmatisme comme en témoigne le fait qu’il se soit prononcé afin d’éviter la récidive pour l’emprisonnement individuel.
[3] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, coll. Folio histoire, éd. Gallimard, 1985, p. 300.
[4] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, op. cit, p. 110.
[5] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, op. cit, p. 192.
[6] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, op. cit, p. 200.
[7] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, op. cit, p. 201-202.
[8] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, op. cit, p. 122.
[9] A. Smedley-Weill, Les intendants de Louis XIV, Fayard, 1995, p. 8.
[10] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, op. cit, p. 101-102.
[11] Il s’agit du conseil du roi.
[12] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, op. cit, p. 123.
[13] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, op. cit, p. 123.
[14] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, op. cit, p. 124.
[15] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, op. cit, p. 124 et 125.
[16] A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, op. cit, p. 296.
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