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Notre chroniqueur, de retour d’Irlande, nous emmène sur les traces d’un avocat devenu héros national, pionnier des manifestations populaires de masse, stratège de la démocratie pacifiée. Un avocat catholique qui a su faire plier le gouvernement anglais protestant sans toutefois obtenir l’indépendance et la souveraineté de son pays, mais qui aura inspiré l’action militante de plusieurs hommes d’État et leaders d’opinion contemporains.
Un jeune catholique irlandais contraint d’étudier à l’étranger
Il naît dans une famille catholique dans l’Irlande britannique sous le règne du roi George III, en août 1775, au moment où sont plantées au nord de l’Irlande les « haies sombres », « The Dark Hedges », rendues célèbres par la série « Game of Thrones ».
Les catholiques irlandais sont alors confrontés aux mesures discriminatoires qui leur sont imposées par l’administration anglaise et par la minorité anglicane de l’ile. Des lois spéciales, les « Penal Laws », leur interdisent de siéger au Parlement de Westminster et limitent leur accès à la propriété, à l’éducation ou encore aux fonctions publiques. Ils ne peuvent pas voter. Ils ne peuvent porter une arme ni servir dans l’armée. Ils ne peuvent pas exercer des fonctions judiciaires. Les mariages mixtes sont prohibés.
Daniel O’Connell se rend au début des années 1790 en France pour y suivre des études, notamment de langues et de philosophie.
Un idéal de liberté forgé en France
Il est scolarisé au collège anglais de Saint-Omer. En 1792, il s’inscrit au collège irlandais de Douai. Il y reçoit une solide éducation classique et religieuse. Les idées de la France révolutionnaire ont une grande influence sur sa réflexion dans les domaines de la violence politique et de l’émancipation. Influencé par les Lumières, il développe un fort attachement aux principes de justice et de défense des droits civiques.
Il acquiert la conviction que l’on peut conquérir des droits fondamentaux non pas par la guerre mais par la lutte politique et par le droit.
Les évènements de 1793 et notamment la décapitation du roi Louis XVI l’amènent prudemment à quitter la France et à retourner en Irlande.
Le barreau par vocation, l’action pacifique pour mission
Dès son retour en Irlande, O’Connell choisit d’embrasser la carrière d’avocat.
Fort heureusement pour lui, les lois qui interdisaient l’accès des catholiques aux fonctions judiciaires et au barreau ont été assouplies en 1793 par le « Catholic Relief Act » (« Loi d’émancipation des catholiques ») qui permet aux catholiques de se présenter à l’examen d’entrée au barreau et d’exercer comme avocat.
Il ne peut cependant accéder au Trinity College de la capitale Dublin et se rend à Londres au « Lincoln’s Inn » dans la plus ancienne des écoles de droit londoniennes, les « Inns of Court », formant des juristes depuis le XVe siècle.
O’Connell devient officiellement avocat en 1798. Ses luttes incessantes permettront l’adoption en 1828 d’une nouvelle loi d’émancipation, le « Roman Catholic Relief Act » qui abolira la plupart des discriminations et notamment l’interdiction de siéger au Parlement.
Dès son entrée au barreau, O’Connell prend la défense de rebelles nationalistes impliqués dans l’insurrection des « United Irishmen », sévèrement réprimée par le gouvernement londonien, en exprimant publiquement son opinion sur les causes de leur rébellion. Il perçoit néanmoins que l’aspect « sectariste » du mouvement des rebelles risque d’approfondir les divisions entre catholiques et protestants plutôt que de les réunir, alors même que l’unité du peuple irlandais lui semble devoir être défendue comme cause nationale.
Il refuse toute participation à des actions violentes.
Très vite, sa maîtrise de la rhétorique, son éloquence et sa compréhension aiguë du système judiciaire britannique lui confèrent une solide réputation.
Quand un catholique tue à contre-cœur un protestant en duel
En janvier 1815, O’Connell prononce un discours véhément devant le « Conseil catholique » lors duquel il qualifie la « Dublin Corporation » protestante de « corporation misérable » (« beggarly corporation »).
Le protestant John d’Esterre, membre de cette corporation, s’estime bafoué dans son honneur devant ce qu’il considère comme une insulte majeure. Cet ancien militaire « Royal Marine » d’ascendance française (il a des ancêtres huguenots ayant fui la France au XVIIe siècle) connaît de graves difficultés financières et est au bord d’une faillite, provoquant chez lui une situation de grande détresse, alors que sa femme est enceinte.
Mais c’est un excellent tireur, connu pour son adresse.
D’Esterre envoie donc une demande d’excuses à O’Connell qui refuse. Il le provoque alors en duel.
Le duel au pistolet est organisé à « Bishop »s Court » dans la propriété de Lord Ponsonby. Les adversaires sont placés à dix pas l’un de l’autre et doivent entamer le tir à la chute d’un mouchoir blanc.
D’Esterre tire le premier mais sa balle échoue dans le sol.
O’Connell, qui souhaite blesser légèrement son adversaire et bien évidemment tout faire pour éviter de le tuer, vise la hanche. Mais la balle se loge en réalité dans la colonne vertébrale de D’Esterre. Le « bafoué » meurt deux jours plus tard.
O’Connell, dévasté, décide d’aider financièrement la veuve, paie les études de sa fille et prend l’habitude, en signe de pénitence, de porter lors de chaque messe un gant noir sur sa main ayant tiré.
Une popularité immense
Curieusement, ce duel déclenché par une querelle politique et d’honneur renforce la popularité d’O’Connell.
Cette popularité suscite l’admiration de l’écrivain Honoré de Balzac qui le décrit comme « incarnant un peuple » mais aussi de Simón Bolívar, héros de l’Amérique latine combattant pour l’émancipation et l’indépendance des colonies espagnoles.
L’admiration entre O’Connell et Bolivar est d’ailleurs réciproque, l’avocat irlandais n’hésitant pas à envoyer son fils âgé de 15 ans combattre aux côtés du héros latino-américain né à Caracas. Un profond respect mutuel réunit l’avocat qui sera surnommé « The Liberator » et le général qui portera le titre de « El Libertador ».
À l’étranger, O’Connell aura servi de modèle par son courage politique et sa méthode pacifique pour des leaders charismatiques. En particulier, Gandhi et Martin Luther King s’inspireront de ses conceptions : réunions populaires de masse (« monster meetings »), refus de l’effusion de sang, résistance non violente à large échelle.
Une association d’une ampleur inédite
La grande invention de O’Connell est en 1823 la création de la « Catholic Association », organisation mobilisant le peuple irlandais à une échelle inédite.
Le principe est simple : chaque paysan verse une petite cotisation de principe d’un penny par mois (le « Catholic Rent ») dans une caisse commune destinée à soutenir des activités politiques et juridiques.
L’idée repose sur la construction d’un véritable mouvement de masse, discipliné et populaire.
En véritable et original pionnier des mobilisations politiques modernes, O’Connell réussit à réunir des foules importantes lors de meetings colossaux, les « Monster Meetings », foules devant lesquelles sa puissance oratoire fait merveille.
En provoquant d’immenses rassemblements, l’avocat talentueux crée des moments de communion collective intense et d’affirmation identitaire forte. Grâce à lui, l’Irlande catholique n’est plus un peuple soumis mais devient une nation consciente et organisée.
En particulier, ses discours qu’il prononce en anglais devant des milliers d’auditeurs dans le Connemara, même si une grande partie de la population parle le gaélique, font sensation.
Quand un candidat inéligible réussit à se faire élire…
En 1828, bien que non éligible en raison de la persistance de certains textes discriminatoires, O’Connell se présente à une élection partielle et remporte haut la main la victoire. Le voilà donc élu pour siéger au Parlement britannique alors qu’il n’a pas le droit d’y représenter les électeurs !
Devant le fait accompli et cette démonstration de légitimité démocratique, les esprits s’échauffent au palais de Westminster (Houses of Parliament) et au 10 Downing Street (résidence officielle du « Premier Lord du Trésor » depuis 1735). Le gouvernement britannique, dirigé par le Tory Lord Wellesley, duc de Wellington, assisté par Robert Peel (qui sera à son tour premier ministre en 1841), cède et fait voter en 1829 l’acte d’émancipation évoqué plus haut qui abolit l’interdiction d’éligibilité des catholiques et leur ouvre enfin la voie à l’intégration parlementaire.
C’est après ce tournant historique que l’on commence à désigner le vainqueur comme « le Libérateur ».
Ce dernier en profite pour lutter de toutes ses forces contre l’Acte d’Union de 1801 qui a fusionné l’Irlande et la Grande-Bretagne en un seul royaume et qui nie en conséquence la souveraineté irlandaise.
Les grands rassemblements reprennent mais sont rapidement interdits par le gouvernement. L’Irlande ne réussit pas à sortir de l’Union.
Un avocat en prison
En octobre 1843, O’Connell et plusieurs de ses amis sont arrêtés pour sédition et conspiration contre l’État et la Constitution. Le gouvernement leur reproche d’avoir organisé une manifestation géante malgré une interdiction administrative.
O’Connell est condamné à l’emprisonnement « pour avoir conspiré et commis certains actes et réunions illégaux dans la ville de Dublin, tendant à exciter la haine et le mépris contre le gouvernement et à subvertir ses lois… ».
Il est incarcéré à la prison ‘Richmond Penitentiary’ à Dublin. Mais la Chambre des Lords annule la condamnation pour vice de procédure. O’Connell est libéré après trois mois de détention. Il conservera des séquelles de son passage derrière les barreaux.
Un avocat au paradis ?
À la fin de sa vie, le chantre de l’action non violente et de la victoire par la démocratie, avocat hors pair et stratège magistral, déclare vouloir être inhumé dans son Irlande natale. Il exprime cependant le désir que son cœur soit transféré à Rome ; il écrit en effet : « My body to Ireland, my heart to Rome and my soul to God/heaven » : « Que mon corps repose en Irlande, que mon cœur aille à Rome, et que mon âme rejoigne le paradis de Dieu ».
Après sa mort en 1847 en Italie alors qu’il se dirige en pèlerinage vers Rome, ses deux premiers vœux sont exaucés. Quant au troisième…
Chronique n° 269
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