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Notre chroniqueur poursuit son périple dans l’île au trèfle, à la harpe celtique et au drapeau vert-blanc-orange. Il revient sur un épisode tragique de l’Irlande contemporaine symbolisant l’histoire d’un peuple en lutte à travers la mort de prisonniers politiques devenus des martyrs n’ayant pas survécu à une grève de la faim destinée à protester contre des conditions d’incarcération d’une rigueur extrême.
Un drame communautaire prévisible
Dans les années 1960, l’Irlande du Nord est secouée par des troubles persistants : les catholiques nationalistes, qui revendiquent l’égalité des droits civiques et sont favorables à l’unification de l’Irlande par fusion de l’Ulster et de la République irlandaise, s’opposent à la majorité protestante unioniste très attachée à Londres et à la monarchie britannique.
Les tentatives de dialogue politique échouent.
Les émeutes se développent. Les violences explosent. Les affrontements tant avec la police aux méthodes violentes qu’avec les loyalistes qui forment des groupes paramilitaires se multiplient.
Victimes de répression, les catholiques républicains les plus radicaux rejoignent les rangs de l’IRA (Armée républicaine provisoire) qui intensifie ses actions spectaculaires et amplifie ses attentats à la bombe.
L’année 1970 marque le début d’une période de troubles graves persistants. Les loyalistes n’hésitent pas à s’en prendre à des civils catholiques.
Des murs de séparation (peace walls) commencent à être érigés.
Un régime d’exception et des internements sans procès
En 1971, devant l’escalade de la violence communautaire, le gouvernement du Royaume-Uni envoie de nombreux militaires afin de restaurer l’ordre et instaure le régime de l’internement sans procès des suspects nationalistes.
Les mesures sécuritaires se durcissent considérablement.
Cependant, les prisonniers de l’IRA se voient reconnaître dans un premier temps le statut de prisonniers de guerre. On les autorise à porter des vêtements civils, à avoir des activités collectives, à être exemptés de travaux.
Cette situation ne va toutefois pas durer.
En effet, en 1976, le gouvernement londonien dirigé par le travailliste James Callaghan durcit les conditions d’incarcération et leur retire ce statut spécial.
Les prisonniers de l’IRA deviennent des délinquants de droit commun. Détenus pour certains sans jugement. Contraints à porter l’uniforme carcéral.
Cette mesure va provoquer des contestations dont le point culminant sera une grève de la faim collective. Une grève mortelle.
Bobby Sands, un militant clandestin lourdement condamné
Il est né en 1954 dans la banlieue de Belfast. Passionné de football, il est rapidement victime du sectarisme dans les équipes mixtes catholiques/protestantes. Apprenti carrossier, il doit subir les agressions perpétrées par des collègues protestants. Il perd son emploi en 1971 après avoir été menacé par des loyalistes. Constamment harcelé, confronté à la précarité et à toutes les discriminations qui frappent les catholiques, il s’engage dans l’IRA provisoire. Passionné par l’histoire nationale irlandaise, il devient un paramilitaire particulièrement engagé.
Le 14 octobre 1976, après avoir participé à un attentat à la bombe, Bobby Sands est arrêté lors de sa fuite. Faute de preuves, il n’est pas poursuivi pour cet attentat. Mais les policiers découvrent une arme à feu dans son véhicule. Pour cette simple détention d’un revolver, il est condamné à 14 ans d’emprisonnement le 7 septembre 1977 par la Cour de Belfast (Belfast Crown Court). 1977 est l’année du jubilé d’argent de la reine Élisabeth II et on ne transige pas avec le respect dû à la monarchie et à l’intégrité du Royaume-Uni.
Il effectue sa peine dans la prison de Maze, dans la banlieue de Belfast. Ouverte en 1971 avec 924 places, elle allait accueillir près de 2000 détenus, dont 95 % de nationalistes catholiques et seulement 5 % de loyalistes protestants.
Sands devient rapidement le leader du mouvement carcéral. Il rédige des articles destinés à des publications clandestines, des poèmes, des chansons ; il enseigne l’histoire et la langue gaélique aux autres détenus.
Il structure la lutte non seulement de ses codétenus, mais aussi de ses camarades qui continuent le combat à l’extérieur.
Mourir de la faim, un choix radical délibéré
Les autorités durcissent le ton. Les brimades se multiplient.
Un refus définitif est opposé à la demande des prisonniers de conserver leurs vêtements civils, d’éviter les travaux forcés, d’être autorisés à former des associations, de pouvoir conserver leurs objets personnels, d’avoir un régime normal de visites et de courriers.
Bobby Sands participe alors à la « protestation des couvertures » (Blanket protest) qui consiste à refuser de porter l’uniforme carcéral et à s’enrouler, nu, dans une couverture, et à la « protestation de l’hygiène » (« Dirty protest ») qui consiste à refuser, en signe de résistance, d’utiliser les sanitaires, cette protestation pouvant aller jusqu’à recouvrir d’excréments les murs des cellules.
Le gouvernement dirigé par Margaret Thatcher refuse toute négociation et demeure inflexible devant ce que la Première ministre conservatrice appelle des crimes de droit commun, excluant toute qualification d’infractions politiques.
La « Dame de fer » est ulcérée par l’attentat à la bombe qui, le 27 août 1979, coûte la vie à l’amiral de la Flotte, Lord Mountbatten, membre de la famille royale, ancien vice-roi des Indes. Des membres de l’IRA (dont l’un sera condamné à la prison à vie mais sera libéré en 1998) ont réussi à piéger le bateau de cet ancien chef d’état-major des armées du Royaume-Uni, dont le petit-fils meurt avec lui dans l’explosion de l’embarcation.
Sands décide le 1er mars 1981 de commencer une grève de la faim. Il refuse de s’alimenter et d’être alimenté.
Quatre jours plus tard, le 5 mars 1981, le député du comté de Fermanagh décède. Le comté de Fermanagh est l’un des quatre comtés d’Ulster à majorité catholique.
Les responsables des mouvements catholiques du comté décident de proposer la candidature de Bobby Sands à l’élection législative partielle qui doit envoyer un nouveau député au Parlement de Londres.
Le héros nationaliste, très affaibli par sa grève de la faim, est élu député le 9 avril 1981 alors qu’il se trouve dans sa cellule. Cette élection inattendue (mais avec près de 1500 voix d’avance) est fortement médiatisée et entraîne un éclairage mondial sur la grève de la faim des prisonniers, d’autant que Londres fait immédiatement voter une loi qui interdit à tout condamné à une peine supérieure à un an d’emprisonnement de se présenter à une élection. Outre la presse internationale, de nombreux personnages politiques interviennent.
Le Vatican et la Commission européenne demandent un geste d’apaisement. Le pape Jean-Paul II envoie un émissaire, l’évêque John Magee. Le gouvernement de la République d’Irlande, des comités de défense, le Parti communiste français, le haut clergé se mobilisent.
Insensible à cette mobilisation planétaire, Margaret Thatcher, résolument hostile à toute concession, demeure inébranlable.
Bobby Sands reçoit l’extrême onction le 18 avril et meurt le 5 mai 1981 après 66 jours de grève de la faim. Il n’a pas trente ans. Neuf autres de ses codétenus mourront à leur tour dans les mêmes conditions.
Naissance d’une icône
Le courage des « martyrs » et la dimension politique de leur grève opèrent un basculement. La question irlandaise s’internationalise. Les militants républicains se radicalisent.
L’intransigeance britannique suscite au pire l’indignation, au mieux la perplexité quant à la légitimité du choix d’une certaine politique carcérale.
Plus de 100 000 personnes suivent le convoi funéraire lors des obsèques de Bobby Sands.
Peu à peu, l’empreinte mémorielle se déploie. La rigueur fait place à l’image.
Si les « accords du Vendredi Saint » signés en 1998 ont mis fin à trente années de troubles sanglants ayant fait 3500 morts, certaines tensions persistent.
Le martyr barbu aux cheveux longs et au sourire fragile, aux yeux parfois mélancoliques, demeure le symbole éternel d’une lutte. Les multiples fresques et peintures murales sont parfois restaurées, inscrivant pour l’éternité dans la mémoire urbaine le souvenir de la résistance, contant avec des visages et des citations une contre-histoire culturelle et esthétique face au récit officiel britannique.
Archives géantes visuelles, elles deviennent rapidement des documents pédagogiques que l’on offre à l’étude des scolaires et à l’œil interloqué des touristes. Leur territorialisation, notamment à Londonderry et à Belfast, en fait des champs de bataille symboliques qui constituent désormais un patrimoine mémoriel unique en Europe.
Bobby Sands ? Un homme sanctifié par les siens, devenu une effigie et un emblème. Un insurgé, un prolétaire rebelle affamé de justice mais mort de faim, victime d’une intense souffrance personnelle pour dénoncer la souffrance d’une communauté.
Une icône monumentale traduite en image monumentale, populaire et réaliste dans un musée à ciel ouvert, élément central d’un panthéon pictural.
Chronique nᵒ 270
* Cette fresque, souvent montrée aux touristes lors d’un parcours mémoriel, montre un Bobby Sands souriant, en noir et blanc pour en faire une icône intemporelle presque sanctifiée. Le fond représente le crépuscule, les barbelés et un mirador de la célèbre prison de Maze où furent détenus les prisonniers de l’IRA. Les étoiles symbolisent la constellation de la Croix du Sud pour donner au sacrifice de Sands une portée universelle et cosmique. Les entrelacs celtiques encadrent l’image, reliant le martyr à la tradition gaélique. La harpe dorée, symbole de l’Irlande, est présente. La citation, en forme d’injonction, peut se traduire ainsi : « Après que nous serons partis, que direz-vous que vous faisiez ? Direz-vous que vous étiez avec nous dans notre lutte, ou bien que vous vous conformiez au système même qui nous a poussés à la mort ? ». Cette fresque fait du visage de Sands le centre d’un récit héroïque et identitaire. L’espace urbain devient un livre vivant.
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