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En novembre, la cour criminelle départementale de Paris jugeait l’avocat Alex Ursulet, accusé de viol par l’une de ses anciennes stagiaires. Au cœur de ce procès, deux générations d’avocats déchirés face au mouvement de libération de la parole des femmes. Et une justice qui acquitte « au bénéfice du doute ».

C’est un doux lundi d’automne. L’Ile de la Cité est calme… en apparence : dès l’entrée du palais de justice, de nombreux journalistes se pressent dans les étages de la cour d’appel. Nous sommes le 10 novembre 2025, et la décision concernant la libération de Nicolas Sarkozy s’apprête à tomber. Mais en face du pool presse, dans la salle Diderot, c’est un autre moment de justice qui s’apprête à se jouer : le procès de l’avocat Alex Ursulet, 68 ans, s’ouvre à la cour criminelle départementale de Paris.
Quelques robes noires prennent place dans le public, essayant de se faire discrètes. L’arrivée de l’avocat Thierry Herzog provoque quelques chuchotements. C’est l’un des siens qu’on juge cette semaine, et c’est en tant qu’accusé qu’Alex Ursulet, ancien conseil de Guy Georges, est installé sur les bancs boisés du palais de justice. Le dossier révèlera, au fil des jours, une relation étrange, déséquilibrée, entre une jeune stagiaire « exaltée » et une star des barreaux « autoritaire », réputée pour son intransigeance et son attitude colérique. Un secret de polichinelle : dans les écoles d’avocats de Paris, Versailles et Bordeaux, on déconseillerait aux élèves de faire leur stage auprès d’Alex Ursulet. Ce dernier raconte, le premier jour, devant la cour, son parcours d’enfant choyé, au sein d’une famille aimante, passionnée par le droit. Il reviendra aussi sur sa réputation « sulfureuse », ses années d’apprentissage auprès de François Gibault, puis sa collaboration et son amitié avec Jacques Vergès – que d’après lui, il paye aujourd’hui.
Margaux* (c’est le nom qui a été donné à la jeune femme par les médias), est aujourd’hui avocate et s’est spécialisée en droit des étrangers. Elle se décrit comme « n’étant pas le cheval sur lequel on aurait parié ». Sociable, éloquente, elle a un langage fleuri à la barre. Elle aimait déjà dès le collège « prendre la défense de [ses] camarades ». Elle était élève à l’école des avocats de Bordeaux quand elle a obtenu, après un bref échange aux assises d’Alençon et deux mails de motivation, un stage au cabinet parisien d’Alex Ursulet.
Alors en stage à Caen, chez Maître Sébastien Revel, elle rencontre l’accusé aux assises d’Alençon, en janvier 2017. D’après elle, il lui aurait fait, pendant les audiences, plusieurs clins d’œil. Avocat et stagiaire prennent attache, et entament, dès lors, quelques échanges par mail et SMS qui aboutiront à la signature d’une convention de stage, commencé le 8 janvier 2018 au cabinet parisien du ténor, dans le VIe arrondissement. L’élève avocate veut apprendre auprès de ce ténor des barreaux.
C’est un classique dans les procès pour viol. Avant même le début de l’audience, l’attaque est devenue la meilleure défense : l’accusé fait valoir un « coup monté », un « complot » pour détruire sa carrière (qui en a en effet déjà pris un coup : depuis la médiatisation de l’affaire, il aurait perdu 80 % de son chiffre d’affaires). Dès le premier jour du procès, Alex Ursulet redit qu’il est « innocent des faits qui lui sont reprochés ». Le pénaliste est défendu par Fanny Colin, Luc Brossolet et Edouard Martial.
« Les faits », ce sont les suivants : tout commence le 30 janvier 2018, autour d’une table parisienne, au restaurant « African Lounge » (dans le 16e arrondissement de Paris). Alors qu’Alex Ursulet attend son ami, un journaliste de France-Antilles, ce dernier décommande à la dernière minute. Un repas et un rhum lui auraient déjà été servis ; Alex Ursulet les proposera donc à sa stagiaire. Pour elle, c’est au contraire en pleine connaissance de cause qu’il lui commande ce cocktail alcoolisé. Elle raconte, au troisième jour du procès : « Je m’assois à table au restaurant, il me dit « c’est la place du maître », et là je commence à me déconnecter. On entre dans le taxi, je mets ma ceinture, il me dit que c’est à lui de décider si je peux mettre ma ceinture. Il me dit « si tu fais ce que je dis, Paris t’appartiendra, comme à moi », et en même temps il me parle de l’affaire Fillon. »
Alex Ursulet demande alors à Margaux d’entrer dans le cabinet et de vérifier si son collaborateur, Joachim Levy, est présent. Le cabinet est vide. La jeune femme en informe son tuteur par SMS.
Margaux raconte ensuite : « Je suis assise sur un fauteuil, blanc, et lui se met sur un fauteuil à roulettes. Il me demande de changer de position, pour qu’une certaine partie de ma jambe soit exposée. Ensuite, il mâche son chargeur et me demande de le ramasser, donc je vais pour le ramasser. Puis il me demande de lui allumer une cigarette, je le fais mais il me demande de le refaire. Il me demande d’aller me rasseoir, ce que je fais. »
À la présidente, elle tente d’expliquer pourquoi elle obéit ainsi, sans se questionner. « J’avais le briquet sur moi, à portée de main. A l’époque, je fumais beaucoup. C’est du dressage. Je faisais tout ce qu’il me disait. Il m’aurait demandé d’enlever mes collants, je pense que je l’aurais fait. »
La cour se fait silencieuse. L’honnêteté très tranchante de la victime présumée déstabilise un peu.
« Là, il… il commence à me sentir. Il me sent les cheveux, le cou, en faisant un peu des grognements. Il me demande de me rapprocher de lui, et là il lève ma robe, baisse ma culotte et mes collants, émet un premier constat sur mon sexe, il me dit qu’il est magnifique, car il n’est pas rasé, et rapidement il commence à mettre des doigts dans mon vagin (…). »
En « état de sidération », Margaux dit ne pas avoir réagi. Ensuite, elle raconte une seconde pénétration digitale, « cette fois beaucoup plus violente, beaucoup plus forte ».« C’était un peu la charcuterie. Il me dit ne pas me rhabiller pour que je sois toujours disponible pour lui. »
Alex Ursulet lui aurait montré ensuite une érection, lui disant : « C’est bien, on a bien progressé. » Il aurait aussi intimé à Margaux de mettre des bas.
Le lendemain, la jeune femme est paniquée, et souhaite ne plus jamais revenir au cabinet. Sa santé mentale se dégrade : les rapports montrent un état traumatique, et un retentissement psychologique de plus de 30 jours d’ITT. Ses amis et collègues remarquent son état de choc. Elle parle de sa situation à son école de rattachement à Bordeaux et porte plainte le 26 septembre 2019. L’élève avocate répétera, aux enquêteurs comme à la juridiction ordinale qui l’entendront, la même histoire. Une version qui n’aura jamais varié et qu’elle maintient encore avec constance. Le directeur d’enquête, interrogé par la présidente de la cour criminelle, insiste : « Margaux n’a jamais changé de version, (…) tout paraissait concordant et sans faille. »
Le policier s’étonne en revanche du peu de retours qu’il a eus des témoins qu’il a souhaité entendre. « Nombreux n’ont pas donné suite. » À la présidente qui lui demande comment il interprète ces silences, il répond, pensif : « Les avocats, c’est un petit monde. Est-ce que les gens ont eu peur de prendre parti, je ne sais pas. » Pendant la garde à vue d’Alex Ursulet, deux avocats l’ont assisté, et le commissaire a tenu à être présent, « j’imagine à cause du caractère sensible de la personne », estime l’enquêteur.
Avant la procédure pénale, il y a donc eu une procédure disciplinaire. Alex Ursulet a été radié du barreau de Paris une première fois, le 31 mars 2019, avant d’être réintégré après appel. Les instances ordinales décident alors d’attendre le résultat de l’audience pénale pour se prononcer définitivement.
Mais la décision disciplinaire de première instance s’est fondée sur de nombreux témoignages, qui rejoignent celui de Margaux : ceux et celles qui sont passés par le cabinet d’Alex Ursulet déplorent des conditions de travail difficiles, des difficultés relationnelles, une « ambiance malsaine » et nombre de violations déontologiques à la profession d’avocat.
« Je suis entier », se défend l’avocat à la barre, exprimant aussi une certaine « exigence » pour le travail bien fait.
Pour Alex Ursulet, cette procédure pénale, c’est donc une manipulation de la part de confrères « jaloux » de son succès, un déferlement de haine. À l’experte psychiatre qui l’a examiné pendant de longues heures, il se posera en victime, racialisant le conflit, et dira qu’il est « un trophée Me too ». « Je suis clivant, je me suis fait beaucoup d’adversaires. » Il décrit aussi Margaux comme une stagiaire au comportement inapproprié, qui se serait mal conduite pendant le procès de l’affaire de la chemise du PDG d’Air France, dont il a été l’avocat. Elle aurait été ainsi « très proche de la partie adverse » – des militants CGT -, avec qui elle serait allée « boire des verres ».
« Je ne crois pas aux faits », dira ensuite l’ancienne collaboratrice d’Alex Ursulet, en parlant des chefs d’accusation. Interrogée à la barre au quatrième jour du procès, elle décrit un confrère souvent absent, entre la métropole et les Antilles, et dont elle gère les affaires administratives, comme le recrutement des stagiaires. « Je n’ai jamais vu de comportement déplacé », témoigne-t-elle. Les turnovers au cabinet ? Elle les explique par le fait que l’avocat « n’était jamais satisfait ». « C’est un avocat médiatique. Certaines personnes veulent être vues avec lui, et au barreau, ça parlait beaucoup. »
Mais sur les bancs des parties civiles, on veut faire entendre un autre discours. On bondit quand on entend l’argument d’un avocat « jalousé » de ses confrères. L’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), partie civile dans l’affaire et représentée par Maître Elodie Tuaillon-Hibon, veut mettre en avant une relation déséquilibrée, une agression rendue possible par la contrainte économique et la peur des représailles, entre un maître de stage bénéficiant d’un statut de pouvoir « impossible à égaliser », qui a pu « asseoir une domination » et une stagiaire, débutante, dont la position, plus précaire, a « réduit drastiquement les marges de manœuvre ».
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« Cette dynamique de pouvoir est au cœur de très nombreuses violences sexuelles au travail : elles reposent entre autres sur la contrainte économique (…) et le coût immense – psychologique, professionnel et matériel – que représente toute dénonciation, surtout lorsqu’elle vise une figure installée, connue et influente dans une profession. »
L’association décrit aussi un monde du droit inégalitaire, qui entretiendrait les violences sexistes : « Le milieu feutré des grands avocats pénalistes parisiens – ceux que l’on appelle même « les ténors » – est particulièrement concerné : là où règnent l’entre-soi, le corporatisme et la notoriété, se trouve la croyance, fermement appuyée par des préjugés de classe, que ce seraient nécessairement des « gens respectables et distingués » qui, en conséquence, ne pourraient être auteurs de violences sexuelles. »
Margaux raconte ainsi, lors de sa déposition, un Alex Ursulet qui « lorsqu’il s’aperçoit que je démissionne, se met à appeler comme une furie l’école et me dénigre avec beaucoup de virulence ». Elle dénonce une « entreprise de décrédibilisation » et revient, avec émotion mais toujours avec des mots très choisis, sur l’enquête disciplinaire et sur « l’humiliation de raconter les faits (…) devant des représentants de mon ordre en présence d’Alex Ursulet derrière moi et en face de sept avocats, ce que j’ai perçu comme une intimidation ». Devant l’insistance des avocats de l’ordre pour avoir son témoignage, elle comprend « qu’elle n’est pas la seule » et que sa déposition « permettrait d’aider quelqu’un d’autre ». « Ma hantise, c’est de déclencher la folie vengeresse d’Alex Ursulet, je demande si ça lui a été transmis, ils me disent « ben oui, c’est la procédure », et là je m’effondre, je me dis ça y est : je suis son ennemie. »
L’experte psychiatre, appelée à témoigner le dernier jour, semble avoir été celle qui a scellé le sort de chacun des protagonistes. Elle commence son exposé avec la rigueur intellectuelle qu’on demande aux experts des cours d’assises, mais sans trop tomber dans le jargon scientifique. Vêtue de sombre, droite, et dans un vocabulaire soutenu, elle décrit Alex Ursulet comme un homme « s’aimant beaucoup », « méticuleux », « rigide », qui peut parfois « manquer de souplesse » et qui souhaite avant tout rester dans le contrôle. C’est un « Janus », du nom de ce dieu romain à deux visages, un personnage contrasté et complexe, « cultivé », « au terreau culturel et historique considérable ». Elle en vient à la sexualité du sujet – qui se tient, immobile, à un mètre d’elle à peine -, qu’elle dévoile comme « aseptisée » et « conforme », mais qui n’empêche pas le passage à l’acte déviant et les « pulsions émotionnelles dominantes si l’opportunité se présente ». Sa version, elle la juge peu crédible, comparée à celle de la victime présumée.
Mais il y a autre chose : elle revient sur le « jeu de séduction » qui a pu s’installer entre l’avocat et sa stagiaire (les SMS échangés entre eux, sont, pour le coup, sans équivoque) et évoque, peut-être, la possibilité d’un consentement dans cette relation dominant-dominée. « Les échanges entre eux sont empreints du champ lexical de la soumission. Pour la plaignante, il est possible que ça ait été un jeu. Je m’interroge et parlerais peut-être d’une navigation en eaux troubles (…), d’un état de passivation remarquable qui s’active en fonction des circonstances. Si tel était le cas, une collusion inavouable a peut-être été la cause de cette sidération traumatique constatée chez Margaux. »
Maître Thibault Laforcade, qui défend Margaux, interroge la psychiatre : « Vous émettez cette hypothèse sans avoir vu une seule fois ma cliente, et sur la seule base du dossier ? »
Les avocats de la défense, eux sautent sur l’occasion. Pour eux, l’experte a tendu une perche inespérée, en établissant la possibilité d’un consentement, et Luc Brossolet en vient même à changer de stratégie. Il y aurait donc bien eu… une relation sexuelle, mais « consentie », parce que ce serait le propre des « relations dominant-dominée ». « Quand elle dit « j’ai mis du temps à comprendre que c’était un viol », c’est parce qu’elle savait que ce n’était pas un viol ! » La plainte, pour la défense ? Une vengeance, née de rumeurs infondées et de la mauvaise réputation d’Alex Ursulet.
Mais pour les parties civiles, ce jeu pervers a été installé par Alex Ursulet. Pour Margaux, entrer dans ce jeu était une manière de survivre, de se mettre à sa hauteur, mais le ton qu’elle employait avec lui, c’était aussi « pour ne pas le contrarier, en somme ».
Le verdict tombera trois jours après : acquittement, au bénéfice du doute. Depuis, le parquet de Paris a interjeté appel. Entre temps, la profession aura eu le temps de se déchirer. Quelles procédures suivre, désormais, pour des faits de viol ? Au SAF, qui était présent lors des débats, on s’interroge : « Les procédures disciplinaires ne sont pas publiques. Une grande partie des audiences pénales a lieu à huis-clos. On a, au sein de la profession, des débats sur la façon de gérer ces situations mais nous avons rarement l’occasion d’avoir une discussion sur des faits précis débattus publiquement. J’ai été très interpellé par cette phrase de la victime, qui expliquait pourquoi elle avait eu du mal à en parler : « Je n’avais pas confiance en ma profession ». Une chose est sûre, il faut qu’on discute entre nous de la question des violences sexistes et sexuelles pour nous en emparer de manière concrète et précise », explique l’avocat Hugo Partouche. Et d’analyser : « Ce qui est certain, c’est qu’on a un métier où tout le monde s’attend à un niveau d’interpersonnalité très élevé. Il y a de l’adrénaline, des enjeux, c’est tendu : un environnement propice aux VSS. ». Outre des « cabinets refuges » pour les victimes, l’une des solutions serait aussi de réformer la procédure disciplinaire.
Le CNB devrait se pencher prochainement sur la question. « Nous sommes, par définition, une des professions les plus à même d’identifier le risque, reprend Hugo Partouche. Nous formons au droit social, au droit pénal… Mais il y a, malgré tout, chez certains avocats, une vision archaïque de ce qu’est le viol. Nous devrions rendre les cabinets plus sûrs. »
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