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Dans son nouvel ouvrage « La résistance écarlate, Les femmes face au nouveau backlash », paru le 17 septembre dernier, Violaine de Filippis-Abate, avocate et militante féministe, dresse un état des lieux des droits des femmes en France et dans le monde, entre recul et stagnation. Elle cite notamment une domination du religieux qui prime sur les droits. En France, l’avocate déplore le manque de budget entrainant la fermeture de centres pour avorter et les menaces qui planent sur les lieux de justice restaurative.
Journal Spécial des Sociétés : Après votre premier livre Classées sans suite, vous venez de publier un essai intitulé La résistance écarlate, Les femmes face au nouveau backlash. Pourquoi ce nouvel ouvrage ?
Violaine De Filippis-Abate : Cela faisait déjà un moment que je réfléchissais et travaillais à démontrer le décalage entre la théorie de l’égalité et sa pratique. C’est-à-dire entre les droits acquis « sur le papier », et la réalité du sexisme persistant dans les mentalités, et donc l’inapplication concrète des droits théoriques. Au moment des législatives de 2024, avec la percée du RN à l’Assemblée nationale, je me suis particulièrement inquiétée sur la mise en danger concrète de nos droits dans les années à venir.
Après la dissolution [décidée par Emmanuel Macron en juin 2024, ndlr], je me suis également rendue compte de manière très frontale qu’autour de moi, des proches considéraient que les féministes en faisaient un peu trop, qu’il n’y avait pas de réelle menace pour les droits des femmes en France, que le Rassemblement national (RN) n’était pas plus dangereux pour ces droits-là qu’un autre parti et que finalement, on « n’avait jamais essayé ».
Lorsque j’ai essayé de comprendre ces positionnements, je me suis vite confrontée à la difficulté de ne pas avoir des sources « regroupées » qui permettent de démontrer que les arguments avancés, par le RN notamment, sont faux, et qu’au contraire, les droits des femmes sont bel et bien menacés.
Il y a de nombreuses sources sur internet, dans des livres ou des journaux, mais elles restent relativement éparpillées. Les menaces faites aux femmes étant un sujet transversal, j’ai commencé à les synthétiser pour démontrer le backlash, un peu comme si j’étais devant un juge et que je devais prouver ces menaces.
C’est pourquoi j’ai scindé mon livre en trois parties. Pour pouvoir lutter contre ce phénomène, il faut le prouver à ceux qui refusent de le voir, ce que je me suis attachée à faire dans une première partie. La seconde vient démontrer d’où viennent les atteintes aux droits des femmes et qui en sont les auteurs. J’ai pensé la dernière partie comme une ouverture qui ne prétend pas être la solution magique, mais qui lance des pistes.
JSS : Que faut-il entendre par la notion de backlash dans votre ouvrage, terme qui tient sa source dans un livre éponyme de Susan Faludi (1991) ?
V. F-A. : En effet, Susan Faludi est la fondatrice du concept. Elle avait reçu le prix Pulitzer à l’époque, ce qui a popularisé le mot qui désigne le « retour de bâton », la remontée des idées réactionnaires anti-droits des femmes dans l’Amérique des années 80, après les mouvements de libération de 1970.
Dans une interview post #Metoo, Susan Faludi, interrogée par une revue féministe, avait dit : « Je ne suis pas sûre que nous ayons à chercher pour trouver les signes du backlash actuel. » Cela m’avait interpellée.
Autrement dit, elle considère que nous sommes en train de traverser un nouveau backlash et qu’il sera même plus violent que le précédent, du fait notamment des réseaux sociaux.
« Il y a plusieurs façons d’attaquer les droits des femmes, avec les régressions assumées, comme dans les théocraties. » Violaine de Filippis-Abate ©Magali Bragard
Dans mon livre, j’ai repris le terme, car il me semblait qu’il qualifiait parfaitement les menaces qui pèsent en ce moment sur les droits des femmes.
Ce n’est pas un terme encore très courant en dehors des sphères qui travaillent sur les droits des femmes, mais il commence à passer dans le discours public, avec notamment la création d’une mission parlementaire sur la diplomatie féministe face au risque de backlash, qui vise à évaluer les risques de ce phénomène.
JSS : Vous le dites en introduction, les droits des femmes cessent d’avancer, voire reculent dans le monde. Et ajoutez qu’il faudra 286 ans pour éliminer les lois discriminatoires envers les femmes à l’échelle mondiale. Quels sont les droits concernés ?
V. F-A. : On peut rappeler dans un premier temps que les pays qui enregistrent le plus fort recul sur ces questions [selon un rapport de 2025 d’ONU Femmes] sont les Etats-Unis, l’Ukraine, l’Iran, l’Afghanistan, la Pologne, pour ne citer qu’eux. Ces pays ont des régimes politiques très différents.
La France est classée en stagnation. Selon une projection de l’ONU pour 2030, il y aurait même une continuité d’absence d’évolution, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Ces sujets sont de plus en plus discutés sur la place publique, dans les médias et à l’échelle individuelle, mais cela ne suffit pas pour avancer.
Pour ce qui est des droits menacés, j’ai pris le parti de faire une sorte d’état des lieux et de cartographier par catégorie les droits menacés à travers le monde. Il y a plusieurs façons d’attaquer les droits des femmes, avec les régressions assumées, comme dans les théocraties telles que l’Afghanistan, où l’on assume que les femmes ont un statut inférieur aux hommes. La religion a une forte ascendance. Je pense ainsi aux femmes afghanes coincées sous un éboulement en août dernier qui n’ont pas pu être sauvées par les secours car elles ne peuvent être touchées que par un homme de leur famille. On est sur une régression assumée, ultra violente, et revendiquée comme politique.
JSS : Les droits des femmes reculent aussi dans les pays démocratiques…
V. F-A. : Les pays démocratiques, qui ne sont pas des théocraties religieuses, retirent aussi des droits des femmes de façon assumée. On l’a vu avec les États-Unis qui sont revenus sur la protection constitutionnelle du droit d’avorter en 2022 avec l’arrêt Roe v. Wade. Nul besoin d’avoir le religieux au pouvoir pour ces régressions.
Dans l’Hexagone, le droit qui a régressé dans son accès effectif – sur le terrain – est celui de disposer de son corps. Il devient en effet plus difficile d’avorter pour beaucoup de femmes. Des centres du planning familial ont fermé, certaines femmes doivent changer de département. Cela est dû à un manque de subventions, mais aussi à une résistance des mentalités. Pourtant, on a tendance à penser qu’en France, il n’y aurait pas de risque, puisqu’on a constitutionnalisé la liberté d’avorter. C’est un parfait exemple du décalage entre la théorie d’un droit et sa pratique.
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Certaines femmes sont confrontées à des professionnels qui refusent de pratiquer l’acte, quand ils ne disent pas « je n’ai pas intégré ce métier pour faire des avortements », ou à des hôpitaux qui affirment ne rien pouvoir faire sans une échographie – alors qu’une prise de sang suffit à caractériser une grossesse. Sans compter les professionnels qui obligent les femmes à écouter le cœur de l’embryon alors même qu’elles ne le souhaitent pas. Le fait que des professionnels leur demandent si elles sont sûres de vouloir pratiquer une IVG, et qu’il faudrait qu’elles réfléchissent davantage, constitue aussi une entrave à avorter, car c’est indirectement une forme de jugement.
Il n’y a donc pas besoin de changer les lois pour réduire les droits des femmes : il suffit de faire baisser des subventions pour avoir un impact direct, on le voit dans les villes RN.
JSS : Comment constatez-vous le recul de ces droits dans votre pratique d’avocate au quotidien ?
V. F-A. : Je le vois avec l’accès des femmes à la justice. Depuis le mouvement #MeToo, plus de femmes victimes s’expriment, et vont dénoncer les violences à la police, mais les moyens budgétaires ne sont toujours pas fournis pour les enquêtes, ce que j’explique dans Classées sans suite et qui est toujours d’actualité.
On dit aux femmes d’aller déposer plainte, mais elles mettent des mois à avoir des nouvelles. J’ai eu le cas en juin dernier. Dans deux commissariats d’Île-de-France, lors d’affaires de viols, on a annoncé aux femmes que les hommes allaient être placés en garde à vue, mais personne ne les a prévenues qu’elles avaient été décalées. Lorsque j’ai demandé pour quand ces gardes à vues étaient prévues, les commissariats étaient en incapacité de me donner une date.
Pour les plaignantes, c’est psychiquement extrêmement lourd, mais il y a aussi le volet économique à prendre en compte, car on leur demande de se tenir à disposition de la police pour une éventuelle confrontation. Cela signifie banaliser sa journée, ne pas aller travailler, etc. Et pour peu qu’une garde à vue se fasse dans une ville éloignée de celle où vit la plaignante, c’est très compliqué.
Autre exemple, dans le cas d’un dossier où j’accompagnais un homme victime de violences sexuelles par le conjoint de sa grand-mère quand il était petit : au moment de remercier le policier pour l’accueil, ce dernier m’a répondu « merci de le souligner, faut dire qu’avec toutes les femmes qui mentent on est débordés », prenant l’exemple d’une femme qui est venue porter plainte pour viol alors qu’elle était nue dans un lit, mais avait refusé une position sexuelle. C’est intolérable d’entendre un policer tenir de tels propos, surtout devant un homme venu porter plainte pour des fait d’abus et de viols. Je lui ai répondu, que ce n’est pas parce qu’on est dans un lit avec quelqu’un qu’il faut tout accepter. Il n’avait pas l’air convaincu.
Le manque de moyens fait aussi fermer des services publics importants, comme celui de la justice restaurative, censé être un dispositif prévu dans le Code de procédure pénale. Mais les subventions de l’État ne suffisent pas ou ne sont pas garantis d’une année à l’autre, conduisant les services, notamment parisiens, à chercher d’autres sources de financements.
« La justice restaurative aurait tout intérêt à avoir un budget et un cadre législatif plus précis dans une société où le système judiciaire classique ne vient pas à bout des violences faites aux femmes. »
Ce manque de moyens provoque aussi une méconnaissance de la justice restaurative et ne permet pas une bonne orientation, particulièrement pour les hommes accusés, mal conseillés par leurs avocats, lesquels ne sont pas formés sur ce volet. Il y a donc des refus et des blocages dans cette procédure, ce qui est dommage, car on voit que la prison et la procédure judiciaire ne réparent souvent pas et ne règlent pas le problème de la récidive. La justice restaurative aurait tout intérêt à avoir un budget et un cadre législatif plus précis dans une société où le système judiciaire classique ne vient pas à bout des violences faites aux femmes.
JSS : En plus du manque de moyens financiers, y a-t-il également un manque de formation et de sensibilisation des policiers sur ces sujets ?
V. F-A. : Je pense que les formations existantes sont insuffisantes. Mais il y a des agents très bien formés qui ont sûrement pris sur leur temps pour se sensibiliser davantage. Je pense à cette policière, qui m’expliquait que dans son service, ils étaient quatre ou cinq enquêteurs pour mener les investigations de dossiers VIF, pour 1 200 dossiers annuels, et qui avait l’air sincèrement épuisée, expliquant son désarroi de prendre des plaintes un an après les faits, ajoutant : « C’est malheureux, mais si vous n’aviez pas relancé le parquet par mail, je n’y aurais pas pensé car j’en ai trop. »
Cette policière était formée et consciente du problème, à aucun moment elle n’a prononcé une phrase sexiste ou violente psychologiquement. C’est l’exemple d’une policière qui veut bien faire son travail, mais qui n’en a pas les moyens.
On a des droits, certes, mais sans budget, impossible de diligenter pour faire des investigations.
JSS : « Malgré un arsenal juridique étoffé », des inégalités persistent dans le monde du travail. Comment ces inégalités se traduisent-elles chez les avocats… et plus largement ?
V. F-A. : Dans la profession, il y a encore beaucoup cette idée de la « chaise ». Il est attendu des jeunes collaboratrices et collaborateurs que leurs horaires soient extensibles, ce qui empiète sur leur santé, leur vie privée et vie de famille. En conséquence, énormément de femmes quittent la profession avant 10 ans de barreau.
C’est une profession qui diplôme beaucoup de femmes, mais qui dans les faits n’arrive pas à évoluer dans un sens égalitaire. Le cas se retrouve dans beaucoup de professions concernées par le plafond de verre.
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Les femmes sont moins choisies dans les postes à responsabilité, moins augmentées, susceptibles de vouloir s’arrêter pour avoir des enfants. Le congé paternel n’ayant pas une durée équivalente et obligatoire à celui des femmes, dans la tête des employeurs – consciemment ou non -, un calcul se fait dans leur plan de recrutement, expliquant un taux de femmes cadres supérieurs en France de moins de 20 %.
Il y a eu la loi Rixin [qui impose aux grandes entreprises françaises de respecter un seuil de féminisation dans leurs instances dirigeantes, ndlr] : le texte avait fait réagir toute une partie de la droite, qui disait que si les femmes n’étaient pas à ces postes, c’est parce qu’elles ne le voulaient pas.
JSS : Face à ce phénomène de backlash, vous appelez à une vigilance « accrue » et à des « actions fermes » de toutes parts. A quelles actions pensez-vous ? Qui sont les plus à-même de les instaurer et de les faire appliquer ?
V. F-A. : A l’approche de 2027, il est urgent de faire front à l’extrême droite, avec une alliance à gauche forte, composée de personnalités qui ne divisent pas et qui permettent de rassembler les électeurs.
À l’échelle individuelle, il est précieux que des personnes qui ont le temps s’investissent dans des associations ou des collectifs qui ont une plus grande force de frappe. On peut aussi, autour de soi, essayer d’agir dans notre quotidien sans pour autant être dans une forme de purisme militant. Le tout est de rester ouvert à la discussion en ayant la patience de tenter de convaincre des personnes désinformées, tentées par des votes extrémistes.
Par exemple, on peut aussi s’interroger sur les réflexes de langage pour donner le bon exemple aux enfants et contrebalancer une culture sexiste. Je pense à un garçon de 6 ans qui a dit à une petite fille dans la classe de ma fille, que sa place était « dans la cuisine » [Phrase prononcée par un homme dans un vidéo YouTube]. Il faut expliquer à la petite fille que non, en théorie, elle peut faire tous les métiers qui lui plaisent. Il faut parler à la jeune génération.
JSS : Vous le dites dans votre livre, la lutte contre les violences faites aux femmes bénéficie de budgets « rachitiques » au regard d’autres dépenses, et soulignez avec humour qu’il vaut mieux être « un tronçon d’autoroute qu’une citoyenne ». À l’heure où le gouvernement appelle à faire des milliards d’euros d’économies, pensez-vous que les droits des femmes et leur protection va de nouveau va botter en touche ?
V. F-A. : La Fondation des femmes l’a pointé dans un communiqué, publié à la rentrée : une baisse de 15 % des subventions sur ces sujets en un an a été enregistrée pour 2025, ce qui est énorme. Les moyens sont largement insuffisants. En 2023, le budget consacré aux violences faites aux femmes représentait 0.04 % du budget de l’État. Soit… autant que le budget attribué à la réfection des routes des Hautes Alpes en vue des JO 2030.
Lors des discussions sur la Loi de finances, il est assez rare qu’il y ait une analyse féministe, alors même qu’il irrigue la santé, le judiciaire, l’éducation des jeunes, etc. Cette absence d’analyse est à mon sens très problématique. Albane Gaillot, ancienne députée du Val-de-Marne, avait fourni une analyse de la Loi de finances sur ces aspects mais n’a pas été vraiment reprise car ce n’est pas encore un réflexe de se dire « est-ce que cette loi permet de financer les droits des femmes ? ». Et en période de précarité, le sujet est relégué en arrière-plan.
C’est une grave erreur commise aussi sur l’éducation, car on passe du temps à mettre des pansements sur des violences faites, sans s’attaquer pas à la racine du problème. Pour empêcher ces violences, il faut investir dans l’éducation, ce qui n’est pas le cas. Or, c’est dans les écoles que se jouent les relations d’égalité femmes/hommes de demain. Les professeurs peuvent avoir un impact sur les stéréotypes.
JSS : Quelles avancées en matière d’égalité sont à souligner malgré tout ?
V. F-A. : On peut saluer le fait que des séances éducatives à la vie affective, relationnelle, et à la sexualité (EVARS) devraient enfin être tenues à partir de cette rentrée 2025 dans les écoles, respectant ainsi la loi de 2021. Mais quid de la désinformation, de la formation des professeurs et de la résistance de certains à parler de ces sujets, malgré les obligations ? Cela signifie qu’il faut davantage de budget pour faire intervenir des personnes extérieures à la place des professeurs réticents, et là encore, le manque de moyens revient.
Ces ateliers ne vont pas révolutionner la société, car il faut du temps, mais s’ils sont tenus et multipliés, on pourrait avoir une société moins sexiste, avec moins de violences faites aux femmes.
Le point positif aussi, c’est que grâce à #Metoo, on parle plus des violences sexistes et sexuelles. Toutefois, le retour de bâton est tellement puissant que, soit ce backslash finira par se tarir grâce à notre mobilisation, soit on se dirigera vers des régressions concrètes.
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