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Les législateurs peinent à trouver la solution pour imposer les compagnies internationales du secteur numérique proportionnellement à leurs gains.

« Les revenus de l’État sont une portion que chaque citoyen donne de son bien pour avoir la sûreté de l’autre, ou en jouir agréablement », disait Montesquieu. Dans ces lignes s’esquisse la nature même de l’impôt : non pas une charge arbitraire imposée du dehors, mais le ciment du contrat social, acte de reconnaissance mutuelle entre l’individu et le corps politique.
Or, à l’ère numérique, cette « portion » se dilue et échappe insensiblement au pouvoir régulateur des États.
Les géants du numérique, les GAFAM devenus de véritables principautés économiques, n’ont pas seulement bouleversé nos usages, ils ont déplacé le centre de gravité de la fiscalité. Par le truchement d’architectures financières d’une extrême sophistication, ils redistribuent à leur manière et selon leur intérêt les richesses créées, restreignant par la même la part qui revient au Trésor public. Ce qui devrait demeurer l’expression tangible d’une solidarité entre citoyens et État devient une arène où s’affrontent la souveraineté publique et l’ingéniosité privée, où la norme juridique peine à contenir la mobilité des capitaux et l’immatérialité des flux.
La fiscalité contemporaine n’est en effet plus seulement l’équation d’un budget équilibrant recettes et dépenses : elle est devenue l’expression d’un combat de souveraineté. Les États s’efforcent de retenir une valeur insaisissable, portée par les flux de données, les droits incorporels et les mécanismes de propriété intellectuelle. Face à eux, les multinationales orchestrent, dans les interstices du droit, un évitement légal de l’impôt devenu presque systémique. C’est dans cet espace d’incertitude, zone grise entre norme publique et norme privée, que se joue désormais l’avenir de l’équilibre fiscal et, peut-être, la légitimité même de l’État-nation moderne.
Depuis plus d’une décennie, l’architecture fiscale mondiale s’épuise à courir derrière cette révolution silencieuse. L’OCDE et le G20, avec leur projet à deux piliers, ont cherché à restaurer un semblant d’ordre. L’Union européenne a tenté d’ériger un cadre normatif ambitieux autour du Règlement général sur la protection des données (RGPD), Digital Services Act (DSA) et du Digital Markets Act (DMA).
Quelques États, au premier rang desquels la France, ont introduit des taxes ciblées sur l’économie numérique. Mais face au lobbying intensif des GAFAM, et au retour d’un unilatéralisme assumé sous Donald Trump, ces efforts normatifs peinent à s’imposer. La fiscalité apparaît dès lors comme le révélateur d’un déséquilibre structurel : celui d’États fragmentés, interdépendants et souvent concurrents, confrontés à des entreprises globales dont la mobilité et la puissance d’influence rivalisent désormais avec celles des puissances publiques.
Le « projet BEPS 2.0 », initié par l’OCDE en 2019, constitue une entreprise sans précédent de réforme fiscale internationale, destinée à ajuster les règles traditionnelles à l’économie numérique.
Le Pilier 1 ambitionne de réallouer aux juridictions de marché une fraction des bénéfices excédentaires des multinationales, dépassant un seuil de rentabilité de 10 %, en fonction de la localisation des utilisateurs finaux, rompant ainsi avec le principe classique de l’établissement stable fondé sur la présence physique. Mais cette audacieuse redistribution se heurte à des obstacles insurmontables : complexité méthodologique, renégociation de centaines de conventions bilatérales et absence de ratification par le Congrès américain, laissant le Pilier 1 à l’état de projet.
Le Pilier 2, complémentaire, instaure un impôt minimal mondial de 15 % pour prévenir l’érosion de la base fiscale et le transfert artificiel de bénéfices, conciliant la nécessité de limiter la concurrence fiscale dommageable avec l’exigence de garantir la légitimité et la pérennité des systèmes fiscaux nationaux, révélant ainsi les tensions entre souveraineté étatique et mobilité globale du capital numérique.
La mise en œuvre du Pilier 2 repose sur des instruments juridiques et techniques précis. L’Income Inclusion Rule (IIR) autorise l’État de la maison-mère à imposer une taxe complémentaire lorsque le taux effectif dans une juridiction étrangère est inférieur à 15 %. Lorsque cette règle n’est pas appliquée, la Undertaxed Payments Rule (UTPR) permet à d’autres États de compenser cette insuffisance, assurant que le taux minimal soit effectivement respecté. Le calcul repose sur le rapport entre bénéfices avant impôts et impôts effectivement acquittés, garantissant que toute disparité soit neutralisée par des ajustements appropriés. Le succès de ce mécanisme dépend étroitement d’une coordination internationale rigoureuse, afin d’éviter la double imposition et d’assurer l’harmonisation des pratiques entre États.
L’accord historique d’octobre 2021, ratifié par plus de 130 pays représentant plus de 90 % du PIB mondial, marque une étape majeure dans la modernisation des règles fiscales internationales pour les adapter à l’économie numérique. L’Union européenne a transposé ces principes dans la directive ATAD 3, tandis que d’autres juridictions, dont le Royaume-Uni, le Canada et le Japon, ont intégré ces mécanismes à leur droit national. Cependant, le 26 juin 2025, un accord entre l’administration Trump et les pays du G7 a exclu les entreprises américaines de l’impôt minimum mondial, mettant en évidence la fragilité du consensus international face aux pressions des puissances économiques et la capacité des acteurs majeurs à négocier des exceptions stratégiques.
Ainsi les dispositifs de l’OCDE prévus pour une plus grande équité fiscale mondiale demeurent tributaires de la coopération multilatérale et vulnérables à la situation géopolitique.
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