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Le consommateur qui entre dans une boutique ou qui parcourt un site de vente en ligne peut se laisser tenter « à l’insu de son plein gré ». Car le vendeur connait les faiblesses du client et peut en user à bon ou à mauvais escient.

La vente est le théâtre de techniques d’influence pour pousser à l’acte d’achat. Afin de prohiber les excès, le droit essaie d’encadrer ces pratiques qui s’appuient sur la psychologie humaine. La DGCCRF a organisé une matinale fin novembre sur cette thématique.
A cette occasion, Philippe Moati, professeur émérite d’économie à l’université Paris Cité, nous rappelle que les pratiques d’influence commerciale, souvent présentées comme récentes, ne le sont pas. La plus répandue, celle du « prix psychologique, pourquoi 9,99 € et pas 10,00 € ? » – est utilisée depuis longtemps. Peu importe les mécanismes cognitifs sous-jacents, tout vendeur sait que ça fonctionne.
Du point de vue psychologique, les études montrent qu’un prix comme 99 € est spontanément rapproché de 90 par notre cerveau plutôt que de 100, en raison de sa tendance à se focaliser sur le premier chiffre d’un nombre. Ce phénomène illustre deux biais humains : la paresse cognitive – nous évitons d’analyser entièrement l’information, ce qui fausse notre interprétation – et le biais d’ancrage, qui fait que « le 9 de la dizaine suffit à nous faire penser que le prix est très inférieur à 100 ». Autre exemple, celui des prix barrés : comme dans le cas précédent, le prix initial sert d’ancre pour juger la remise.
Ces méthodes employées « depuis la nuit des temps » suggèrent une controverse. Où placer, en marketing, la frontière entre l’influence « normale » qu’il peut avoir et l’orientation abusive ? Depuis plus de deux décennies, les sciences comportementales ont élucidé les mécanismes psychologiques qui nous rendent vulnérables. La tentation de profiter de la connaissance des fragilités du consommateur pour le manipuler est donc à circonscrire. D’autant que le numérique offre aujourd’hui une capacité décuplée d’exploitation de nos failles : personnalisation, optimisation en temps réel, IA générative.
Par nature, le marketing vise à aider le consommateur, mais son impact doit rester acceptable. C’est-à-dire ne pas encourager l’hyperconsommation, l’achat de produits dangereux ou inutiles, etc.
Conceptualisé en 2008 par l’économiste Richard Thaler et le juriste Cass Sunstein, le coup de pouce vise à modifier « l’architecture de choix », explique Étienne Bressoud, CEO chez The BVA Family, sans supprimer d’options ni modifier l’équilibre économique de l’individu. Il cite par exemple une bouteille Vittel équipée d’un minuteur rappelant de boire. Ce dispositif invite à s’hydrater assez tout en bénéficiant à la marque. C’est la vision positive du marketing, un « échange de valeur », un partenariat gagnant-gagnant tant pour le consommateur que pour la marque.
Le marketing dit responsable respecte des limites éthiques : « J’ai déjà refusé des missions nudge », témoigne Étienne Bressoud, lorsque la technique sert à pousser des publics vulnérables vers des comportements risqués. Car l’usage des sciences comportementales en marketing donne des résultats. Deux exemples :
– l’irrationalité prévisible des individus : l’Homme n’est pas irrationnel au sens « d’idiot », mais il ne respecte pas toujours sa propre logique. Cela se constate notamment s’il est soumis à un choix par défaut. Une étude allemande sur les abonnements d’électricité en a démontré toute la force. Dans son offre commerciale, le fournisseur proposait une option précochée, énergie verte dans la moitié des cas ou énergie fossile dans l’autre. A priori, la décision du type d’énergie préférée dépend du consommateur. Pourtant, l’expérience prouve que le choix par défaut influence lourdement la tendance. En effet, la proportion de souscriptions à l’énergie verte atteint 70 % avec la première option précochée, contre seulement 7 % (donc dix fois moins) quand c’est la seconde. Le CEO conclut : « Nous sommes irrationnels, mais de manière prévisible. »
– Un second exemple concerne le fonctionnement du cerveau, décrit par le psychologue et économiste Daniel Kahneman comme une alternance entre l’automatique et le réfléchi. Nos décisions quotidiennes relèvent massivement d’automatismes. Dans cette phase, face à un rayon de supermarché, notre esprit préjuge généralement les « packs familiaux » comme économiques. Or, de temps en temps, l’achat en grande quantité est plus cher qu’à l’unité. Les enseignes qui recourent à ce subterfuge profitent de nos automatismes.
Donc, les biais identifiés et prédictibles peuvent être activés intentionnellement, via des coups de pouce. L’objectif loyal de ces derniers devrait se cantonner à « créer de la valeur » pour l’acheteur autant que pour la marque, sans manipulation.
En termes d’éthique, cinq critères peuvent servir d’indicateurs pour évaluer la bonne pratique : L’objectif est-il condamnable ? Qui en bénéficie ? Le consommateur gagne-t-il en usage ? Les choix restent-ils ouverts ? L’équilibre économique est-il conservé ?
Mais les dérives, voire les fraudes, pullulent. Des urgences artificielles sont inventées comme le Black Friday. D’autres biais, d’ancrage ou de rareté sont exploités et la légalité ne fixe qu’un cadre contournable.
Le rôle du marketer est d’abord de rendre « l’expérience la plus simple et fluide possible », estime Olivier Sauvage, spécialiste du digital chez Wexperience, pour aider l’utilisateur à faire ses choix. Il s’agit de l’éclairer, mais en restant neutre. Cependant, l’écart est infime entre le support qui informe et celui qui influence, entre la réclame sans ambiguïté et celle qui profite des mots. Ainsi, il est arrivé qu’un commerçant annonce que chaque client qui viendrait dans sa boutique recevrait son poids en or. Effectivement, toute personne qui est venue s’est vu offrir un poids d’un gramme en or, le sien donc !
La France reste relativement protégée par sa réglementation, estime Olivier Sauvage, hormis quelques mauvaises habitudes telles la case précochée pour un abonnement à une newsletter. Les problèmes d’interface conçue pour tromper ou manipuler l’utilisateur (dark pattern) sont plutôt le fait d’opérateurs américains, anglais ou chinois.
Sur le Web, les algorithmes commencent à ultra-personnaliser les parcours jusqu’à identifier, pour chaque internaute, « le chemin pour atteindre le bouton qui donne envie d’acheter », ponctue Olivier Sauvage. Actuellement, les sites français n’ont pas ce pouvoir impressionnant, parce que leurs moyens de personnalisation n’atteignent pas encore la finesse requise. Mais, l’objectif du one-to-one ne fait aucun doute.
Proposer le bon produit au bon moment n’est toutefois pas un crime ; cela rend même service dans un univers pléthorique de e-commerçants, long à consulter. À tel point que des agents IA dédiés ont été inventés. Concrètement, un tel agent IA navigue sur les sites marchands pour acheter au nom de son client. Cette technologie provoque des tensions : Amazon poursuit Perplexity pour l’usage de ce genre de bots. Sans surprise, l’IA constitue à la fois une opportunité pour un marketing efficace et un risque d’amplification des mésusages.
L’intelligence artificielle générative bouleverse la création de contenus. À partir d’une simple vidéo, une IA peut désormais coder un site complet en quelques secondes. « Aujourd’hui avec très peu d’éléments, vous pouvez faire énormément de choses », constate Olivier Sauvage. Cela ouvre des horizons : génération instantanée de landing pages ; personnalisation complète des interfaces pour chaque visiteur ; production illimitée de variations. Cependant, les mêmes outils permettent aussi au développeur malintentionné de fabriquer à grande échelle des sites plus vrais que nature, éphémères et difficiles à tracer. L’intervenant insiste sur la dangerosité de ces « sites très furtifs, capables d’apparaître et disparaître » le temps d’une arnaque.
La vulgarisation des moyens de transformation audiovisuelle permet aux néophytes de remplacer un visage dans une vidéo, d’inventer un avatar réaliste à partir d’une simple photo, de générer des scènes. Détournées, ces technologies facilitent l’usurpation d’identité, la diffusion massive de deepfakes, les escroqueries exploitant le biais d’autorité – par exemple des images inventées de personnalités utilisées pour promouvoir des infox.
Cette capacité vulgarisée de trucages facilite la fabrication de faux contenus convaincants. Ils manipulent la perception, nourrissant ainsi les rumeurs et justifiant la méfiance. Pour Olivier Sauvage, le risque est de finir par « perdre complètement confiance en tout ce qu’on va voir », jusqu’à devoir se tourner vers le commerçant local comme seul repère fiable.
Les Français achètent beaucoup en ligne, ils cumulent près de 2,6 milliards de transactions en 2024, pour un chiffre d’affaires de 175,3 md€. Ce canal de vente ne s’oppose pas au commerce physique, il le complète. Alors qu’elle a tendance à disparaitre, la boutique de quartier reste irremplaçable.
Les abus provenant de technologies difficiles à réguler techniquement et juridiquement font redouter un raz-de-marée de contenus frauduleux. Leur prolifération complique la tâche des autorités de contrôle car elles se retrouvent sous-dimensionnées. Néanmoins, pour le commerçant honnête, les mêmes outils enrichissent le merchandising, créent des visuels immersifs, et personnalisent la communication à faible coût. Jusqu’où les utiliser sans compromettre le lien avec le client ?
Le commerce reste un échange. Il entraine implicitement une part d’influence. La clé résiderait dans des pratiques marketing transparentes et consacrées à une relation pérenne.
Rappelons les cinq critères à considérer pour légitimer l’utilisation des nudges : intention ; bénéficiaire ; aide du client ; liberté de choix ; équilibre économique. Ces repères fournissent une grille d’analyse, et non une distinction radicale entre bons et mauvais nudges. « Les choses sont plutôt grises, l’environnement nous manipule déjà, dans toutes nos relations sociales. Le nudge n’est donc qu’un outil », souligne Étienne Bressoud. Mais, la grille éthique pourrait inspirer une charte pour les acteurs du e-commerce. On peut aussi regretter que les mécanismes psychologiques qui nous animent, maintenant bien connus, soient peu enseignés, alors que chacun gagnerait à savoir comment son propre cerveau le trompe.
Juliette Sénéchal (professeure de droit privé, université de Lille) note que le concept de biais cognitifs est récent dans la jurisprudence européenne, même s’il prolonge en réalité des questions anciennes, comme la distinction entre bon et mauvais dol dès 1804. Aujourd’hui, les pratiques marketing informatisées sont personnalisées et utilisent les failles individuelles. Le droit suit les évolutions des méthodes de vente en ligne et réagit en multipliant les textes : directive sur les pratiques commerciales déloyales, directive de 2011 sur les droits des consommateurs, DSA et interdiction des dark patterns, restrictions sur la publicité ciblée. Enfin, le règlement sur l’intelligence artificielle prohibe notamment les techniques manipulant le client sous son seuil de conscience – l’hyper-trucage et l’interface trompeuse entrent potentiellement dans ce champ.
Malgré le cadre réglementaire, l’administration constate la montée en puissance de l’exploitation des biais comportementaux. Les plus redoutables provoquent des préjudices financiers mais aussi des atteintes à la vie privée ou à la santé mentale, particulièrement pour les jeunes, les personnes âgées ou vulnérables. Une étude européenne de 2022 recense que la majorité (97 %) des 75 sites les plus populaires en Europe utilisent au moins un dark pattern. Faut-il durcir les textes pour protéger les consommateurs ?
Marc Lolivier, directeur général de la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (FEVAD), distingue la loi, la morale et l’éthique. Selon lui, « il faut bien voir qu’il y a 3 choses. Il y a d’abord ce qui relève de la licéité ou de l’illicéité… et ensuite il y a l’éthique. » Car certaines pratiques peuvent être moralement discutables sans être illégales, tandis que d’autres relèvent clairement d’une interdiction juridique – par exemple lorsqu’un produit est présenté avec une fausse efficacité.
S’agissant des dark patterns, leur définition varie, ce qui en complique l’encadrement, mais pour Marc Lolivier, tout est déjà cerné par un environnement juridique étendu : droit de la consommation, règles européennes, dispositions du DSA, réglementation IA, et surtout le socle des pratiques commerciales déloyales. Le directeur de la FEVAD argumente avec trois exemples typiques de dark pattern : l’ajout automatique au panier, le faux compte à rebours, et le choix sous le coup d’un stress émotionnel comme le regret, la culpabilité ou autre (confirm shaming). Selon Marc-Lolivier, ces pratiques sont déjà dans l’emprise du droit : publicité mensongère si les stocks sont faux, pratique commerciale déloyale par nature pour l’ajout au panier, ou encore pratique agressive pour le confirm shaming. En conséquence, l’introduction d’autres concepts normatifs risque surtout selon lui de « faire doublon » avec l’existant et de créer de la confusion.
Il préconise plutôt le recours au droit souple, notamment par des lignes directrices destinées à clarifier les obligations des entreprises et les droits des consommateurs. Cette position concerne uniquement les e-commerçants, et « non les réseaux sociaux dont les logiques – fondées sur la monétisation de l’attention – appellent un traitement séparé ».
Directive sur les pratiques commerciales déloyales, DSA, RGPD, règlement IA, Digital Omnibus, futur Digital Fairness Act, … les normes en vigueur s’entremêlent. Léa Le Galiard, sous-directrice Droit de la concurrence, droit de la consommation et affaires juridiques à la DGCCRF, liste les trois textes centraux : la directive de 2005 sur les pratiques commerciales déloyales, qui interdit les pratiques trompeuses ou agressives ; la directive de 2011 sur les droits des consommateurs, imposant obligations d’information et droit de rétractation ; et le DSA (2022), qui interdit explicitement l’usage de dark patterns par les fournisseurs de services intermédiaires. Ces pratiques deviennent illicites lorsqu’elles « influencent de manière importante le comportement économique du consommateur en altérant sa liberté de choix », notamment en trompant, en exerçant une pression indue ou en entravant l’exercice de ses droits.
Le règlement IA de 2024 repose sur une logique d’évaluation des risques et interdit les pratiques de manipulation ou d’exploitation de vulnérabilités lorsque celles-ci passent sous le seuil de conscience. Le Digital Omnibus on AI, publié le 19 novembre 2025, propose déjà de modifier ce texte récent.
La réforme des règles de protection des consommateurs via le futur Digital Fairness Act (DFA) est annoncée. Attendu fin 2026, le DFA pourrait mettre à jour les textes jugés inadaptés au numérique, notamment la directive de 2005. Léa Le Galiard en termine avec un autre digital omnibus, cette fois consacré aux données. Ce dernier envisage de modifier en profondeur le RGPD et la directive e-Privacy. Il est question d’y revoir la notion de données personnelles et les conditions de collecte, y compris pour l’entraînement des IA.
Les réglementations européennes impactent la compétitivité des entreprises opérant sur le marché numérique. Ces sociétés évoluent dans « un environnement qui est de plus en plus ouvert », avec des acteurs – américains et chinois – soumis à des cadres bien moins contraignants. Il s’agit donc d’imposer la régulation qui maintienne l’équilibre entre la protection du consommateur et la concurrence économique. Stratégiquement, laisser les plateformes étrangères se croire exemptées de respecter les normes européennes participe à notre perte de souveraineté. C’est laisser capter la consommation de la population de l’UE par des puissances qui refusent ses valeurs.
En matière numérique, un décalage persiste entre la conception des lois et leur application. Les législations, en France comme en Europe, demeurent insuffisamment suivies. Or, le cadre juridique n’a de valeur que s’il est effectif, ce qui signifie qu’il est doté de moyens proportionnés pour contrôler son application. Outre le personnel, les ressources technologiques doivent être capables de faire face aux plateformes étrangères qui modifient rapidement leurs interfaces. Certains sites évoluent en permanence. Quels outils mettre en œuvre pour lutter contre la collecte continue de données web (scraping, moissonnage) ? Les moyens nécessaires exigent des investissements lourds.
En France, un plan ministériel pour le e-commerce a été lancé au printemps 2025, structuré autour de plusieurs axes : contrôle renforcé à l’importation via une coopération accrue avec les douanes ; contrôle à 360° des plateformes de vente en ligne incluant protection économique, conformité et sécurité des produits ; multiplication par trois des échantillonnages. L’approche se veut holistique, articulant lutte contre les pratiques déloyales (CPC), DSA, surveillance du marché, sécurité des produits, union douanière et RGPD. Pour ces sujets interdépendants, la coopération européenne est primordiale.
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