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CHRONIQUE. Entre un harcèlement moral et une fraude fiscale, la 8e chambre correctionnelle versaillaise (spécialisée en « éco-fi ») s’est penchée la semaine dernière sur un homicide involontaire sur un chantier de construction.
Il y a quelques mois, sur un chantier de construction des Yvelines, un ouvrier a trouvé la mort au cours d’une manœuvre un peu ambitieuse. L’inspection du travail a relevé un certain nombre de manquements, qui valent à Ibish P., le président de l’entreprise de construction, et Maxime V., l’un des chefs de chantier, de comparaître pour un certain nombre d’infractions au Code du travail, et surtout, « homicide involontaire par personne morale dans le cadre du travail ». Sur le banc des parties civiles se trouvent la veuve et trois des fils du défunt, que tout le monde ici appelle par son nom de famille, et que nous nommerons donc K. (mais rien à voir avec Le Procès de Kafka).
« Ce dossier touche la barre du tribunal assez vite, vu la matière », entame le président : les faits remontent au 8 avril 2024. Le magistrat les résume comme suit : « Nous sommes dans le cadre d’un chantier lambda. Le plus gros est fait, sauf qu’on décèle un impact, une fissure, un décollement, ou je ne sais quoi, en haut d’un des immeubles. Pour corriger cela, on utilise une nacelle. Cette nacelle, à un moment donné, elle va rouler dans la terre et s’embourber. Deux ouvriers vont se concerter, et décider de prendre deux camions, deux câbles, et de tirer le machin (sic). Ça ne marche pas, ça s’embourbe davantage. Au bout d’un moment, la nacelle va tomber, entraînant dans sa chute le malheureux K. »
Le même poursuit : « Il avait le droit de toucher à cette machine, il n’était pas saoul, pas sous l’emprise de stupéfiants, il n’avait pas de problèmes de santé… Enfin, il n’est pas décédé d’un AVC, quoi. » Là où le bât blesse (même si cela n’aurait probablement rien changé à l’issue funeste de l’opération), c’est qu’au moment de la chute de l’engin, K. se trouvait dans la nacelle, à plusieurs mètres au-dessus du sol, sans être sanglé à cette dernière, et qu’il portait sur la tête un casque de chantier dépourvu de jugulaire. Ces éléments ont été relevés par l’inspection du travail qui (c’est désormais possible) a mené l’enquête en co-saisine avec les services de police… avant de se constituer partie civile.
Ce jour-là, Ibish P., le président, se trouvait dans les bureaux, sans avoir eu vent de cette nacelle embourbée, et Maxime V., le chef de chantier, qui rentrait tout juste de vacances, était encore occupé à écluser les mails reçus en son absence. Or, parmi ces derniers se trouvait justement une alerte du coordinateur « sécurité et protection de la santé » (SPS). Il se trouve qu’après avoir constaté de précédentes tentatives de désembourber la machine, il venait de notifier à l’entreprise un « arrêt de travaux ». « Il s’avèrera, je spoile la fin, que ce mail ne sera ouvert que plusieurs jours après les faits », ponctue le président.
Les prévenus soulignent que K. avait reçu une formation au maniement de la nacelle (en l’espèce, un CACES). L’inspection du travail rétorque qu’aucun document n’a été établi pour mettre spécifiquement en garde les ouvriers sur les conditions d’utilisation de cette nacelle-ci, et notamment, qu’il n’en est pas question dans le « plan particulier de sécurité et de protection de la santé » (PPSPS). Du fait d’une délégation de pouvoir de son patron Ibish P., c’est à Maxime V. que revenait le soin d’établir ce document. Or, en audition, il a lui-même indiqué que c’est son assistante qui s’en était chargée.
Le grand patron soutient pour sa part que l’entreprise n’est pas responsable : « Clairement. Je ne veux pas accuser K., hein, mais il n’aurait pas dû faire ça ». Il souligne qu’en 25 ans d’existence, « on est à 2 % d’accidents, alors que la moyenne nationale, elle est autour de 8 % ». « On n’est pas à la légion étrangère, monsieur », réplique le président : « On n’a pas le droit à un pourcentage de perte. […] Sans vouloir vous désobliger ou préjuger, ça manque un peu de justificatifs de formation, de suivi, de recadrages, etc. ». L’inspecteur du travail enfonce le clou : « K. n’avait même plus d’aptitude médicale depuis le mois de janvier. »
Place au procureur : « On peut dégager plusieurs causes à cet accident du travail. […] La victime n’était pas attachée et ne portait pas un casque respectant les dispositions du code du travail et de la notice d’utilisation. »En outre,« les salariés qui étaient sous les ordres de Maxime V. n’ont pas veillé au respect des règles de sécurité, et il y avait déjà eu un signalement [du coordinateur SPS] ». Sur le plan de l’intentionnalité, il ajoute que « ni le PPSPS, ni le DUERP [document unique d’évaluation des risques professionnels, NDLR], ni aucun autre document ne mentionne les consignes relatives aux EPI [équipements de protection individuelle, NDLR] ».
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En outre, « le jour de l’accident, aucun membre de la hiérarchie [qui étaient eux-mêmes sous l’autorité hiérarchique de Maxime V.] ne s’est opposé aux opérations. Au contraire, certains ont même pris part au processus ». Il revient enfin sur la délégation de pouvoir : « Les statuts la prévoient, et il y en a une, écrite [et] précise. Donc le responsable pénal au moment de l’accident mortel de travail, c’est le délégataire, Maxime V.. […] Ce n’est pas parce qu’on part en congés qu’on n’est plus responsable de rien, il lui appartenait d’organiser son remplacement. » Il exclut au passage qu’une faute de la victime puisse exonérer l’entreprise de sa responsabilité, « puisqu’il faudrait, en matière de droit du travail, qu’elle soit exclusive ». Bref, il requiert la relaxe d’Ibish P., mais la condamnation de Maxime V. à un an assorti du sursis simple, et une peine d’amende pour la SAS.
« J’avais dit que je ne plaiderais pas le fond, et effectivement je n’ai rien à plaider », entame l’avocat de la défense, qui avait effectivement déposé en amont une QPC un peu foutraque (non-transmise à la Cour de cassation) pointant le rôle de l’inspection du travail dans cette enquête « à charge » ». Il rappelle qu’une plainte pénale a été déposée par les deux prévenus « pour savoir qui est vraiment responsable de cet accident mortel. […] Il faut découvrir qui est le coupable. Ou ce seront des gens qui se sont planqués pendant l’enquête, et ils mériteront une punition. Ou ils n’auront pas respecté un certain nombre de normes, et ils seront dans la situation de Maxime V. ». Délibéré le 10 octobre 2025.
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