Dans le sillage de l'institution judiciaire, la Cour de cassation poursuit sa mue


lundi 22 janvier 20249 min
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Lors de la rentrée judiciaire de la haute juridiction, le 12 janvier, le premier président Christophe Soulard et le procureur général Rémy Heitz ont fait le point sur les récentes réformes bénéficiant à la justice, et sur les derniers chantiers et expérimentations menés par la Cour, à l’instar de l’Observatoire des litiges judiciaires. Des avancées étroitement liées au numérique et à l’IA, même si ces dernières ne doivent pas faire oublier la « dette technique » dont souffre la justice.

C’est comme de coutume au cœur de sa Grand’Chambre richement parée que la Cour de cassation a procédé à sa rentrée judiciaire, le 12 janvier. « Un instant traditionnel (...) Un temps fort. Le temps du bilan. Le temps de l’élan », a résumé Rémy Heitz avec son sens habituel de la formule.

De l’élan, car le procureur général l’a rappelé : en 2024, entrent progressivement en vigueur les dispositions de la loi organique relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire et celles de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice pour la période 2023-2027, dans la continuité des Etats généraux de la Justice. 

Des réformes pour « redonner du souffle » à la justice

Ces réformes, Rémy Heitz les a qualifiées de « décisives », à l’instar de la progression du budget de la justice (près de 11 milliards d’euros) qui doit – en particulier – permettre de recruter 10 000 professionnels, et notamment un certain nombre d’attachés de justice, avec une distinction, parmi les tâches des greffiers, entre celles qui relèvent de l’assistance procédurale et celles qui relèvent de l’aide à la décision. Sur ce point, « les juges devront apprendre à travailler avec cette équipe renforcée sans déléguer ce qui fait le cœur de leur mission », a estimé le premier président, Christophe Soulard.

Rémy Heitz s’est également réjoui de la revalorisation des traitements, destinée à obtenir une plus juste équivalence entre les magistratures des différents ordres, et qui devrait « permettre à la France de ne plus figurer en aussi mauvaise position dans les statistiques [de] la Commission européenne pour l’efficacité de la justice du Conseil de l’Europe », ainsi que de la suppression des emplois fonctionnels « hors hiérarchie » au profit de la création d’un 3e grade. Cet aménagement acte une évolution vers la séparation du grade et de la fonction pour valoriser la diversité des compétences des magistrats, « nécessaire » à ses yeux afin de « répondre aux besoins des juridictions ».

Toutefois, le procureur général n’a pas manqué non plus de pointer des évolutions « moins remarquées, mais qui traduisent la défense de valeurs essentielles » : celles consacrant l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans les carrières, ainsi que l’égalité à l’égard des magistrats en situation de handicap. 

Le procureur général a par ailleurs salué « le renforce[ment] des exigences déontologiques » porté selon lui par la « rénovation » (critiquée dernièrement par le délégué général de CFDT-Magistrats, Emmanuel Poinas) du serment prêté par les magistrats, dont la formule, modifiée par la loi du 20 novembre 2023, est désormais la suivante : « Je jure de remplir mes fonctions avec indépendance, impartialité et humanité, de me comporter en tout comme un magistrat digne, intègre et loyal et de respecter le secret professionnel et celui des délibérations. » Ce serment 2.0 reprend les principes dégagés par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui « s’apprête, à la demande du législateur, à établir une charte déontologique », comme l’a précisé Christophe Soulard.

Si au global, les chefs de cour et du parquet ont rendu hommage à des réformes qui « dessinent un avenir pour la Justice en général, et la magistrature en particulier », le procureur général a toutefois souligné que « ces moyens ne sont pas un aboutissement mais un commencement ». « Nous devons [les] accueillir pour ce qu’ils sont : une occasion historique de redonner du sens et du souffle à notre institution, qui en a tant besoin », a-t-il martelé, un an après le dernier discours de rentrée de son prédécesseur François Molins, qui dénonçait la « crise » traversée « depuis trop longtemps », et un peu plus de deux ans après la « Tribune des 3 000 » contre une justice « du chiffre » et « qui n'écoute pas ».

En 2023, plus de transparence et des audiences interactives

Assouplissement des conditions de la compétence universelle de la justice française en matière de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre commis à l’étranger, détermination du délai de prescription de l’action en garantie des vices cachés ou encore inflexion des conditions de recevabilité de la preuve en matière civile… Du côté de l’activité de la Cour de cassation durant l’année écoulée, le procureur général est revenu sur plusieurs « décisions importantes » « marquant des clarifications et des évolutions jurisprudentielles majeures » rendues par la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire.

Le livret de rentrée disponible sur le site internet de la Cour rapporte quant à lui que la majorité des pourvois en cassation ont été issus des cours d’appels de Paris (4 335), Aix-en-Provence (2 017) et Versailles (1 857), principalement en matière civile (67 %). Le nombre d’affaires enregistrées a connu une légère baisse en matière civile (14 250) comme en matière pénale (7 250), une tendance qui se retrouve aussi pour les dossiers jugés et les radiations (14 470 au civil et 7 540 au pénal). En revanche, les délais accusent une légère hausse en matière civile – 15,5 mois contre 15,3 l’année précédente – et une stagnation au pénal (5 mois). Enfin, les principaux contentieux jugés concernent le droit du travail (32 % de la matière civile) – à l’instar de plusieurs arrêts du 13 septembre via lesquels la Cour a opéré un revirement de jurisprudence s’agissant des congés payés – et le correctionnel (42,2 % de la matière pénale).

Le premier président a pour sa part souligné que la Cour de cassation s’était employée cette année à renforcer sa « transparence » (démarche déjà entreprise par le passage au « style direct », jugé plus clair, en 2019, et plus récemment, par l’enrichissement de la motivation de ses décisions) en développant sa politique de communication et en diffusant sur les plateformes numériques « la partie publique » de ses audiences les plus importantes. Rappelons que le 10 mars dernier, la Cour de cassation a en effet filmé puis diffusé l’une de ses audiences pour la première fois.

Le chef de la haute juridiction a également mentionné le projet d’expérimentation en cours autour de l’audience interactive, suivant la recommandation issue du rapport de la commission de réflexion « Cour de cassation 2030 » rendu en 2021. En jeu : des audiences plus vivantes et dynamiques, pour contribuer à de meilleures décisions. « En demandant aux parties, au cours de l’audience, de préciser le sens de tel ou tel argument avancé par elles, voire de répondre aux objections qu’on pourrait y opposer, le juge assure la qualité du débat », comme l’a expliqué le premier président, qui a ajouté : « En soumettant aux parties l’ébauche du raisonnement qui pourrait être le sien, le juge en teste la pertinence. Il diminue ainsi le risque que sa décision se heurte à des objections qu’il n’avait pas envisagées. » 

En 2023, Christophe Soulard a par ailleurs observé une augmentation des saisines du collège de déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire et du service d’aide et de veille déontologique du CSM – instances déontologiques – par les magistrats, lesquels ont des questions « de plus en plus nombreuses », « signe du souci salutaire d’un comportement irréprochable », selon les dires du premier président.

Expérimentation de l’OLJ : vers une jurisprudence « de fait »

Lors de cette rentrée judiciaire, un focus tout particulier a en outre été opéré sur l’open data des décisions de justice, cette mise à disposition du public de l'ensemble des décisions des juridictions de l'ordre judiciaire, numériquement et à titre gratuit ; vaste chantier confié à la Cour, traditionnellement chargée de diffuser la jurisprudence. « Après les arrêts de la Cour de cassation et des cours d’appel, ce sont les décisions de neuf tribunaux judiciaires qui sont mises en ligne depuis quelques jours », a rappelé à ce titre Christophe Soulard. Un processus qui va « se généraliser » dans les mois qui viennent. 

« Cette connaissance de la jurisprudence des juges du fond ne manquera pas d’alimenter la réflexion de la Cour de cassation. Mais encore faudra-t-il classer et hiérarchiser ces décisions, qui seront au nombre de plusieurs millions par an, sous peine que se confondent jurisprudence et contentieux. C’est ce qu’entreprend actuellement la Cour de cassation, avec l’appui de correspondants au sein de chaque cour d’appel », a indiqué le premier président. Aujourd’hui, plus de 800 000 décisions sont aujourd’hui diffusées en moyenne chaque année, contre 15 000 jusqu’en 2016… et « entre 3 et 5 millions demain », a précisé de son côté le procureur général.

Dans la même veine, a débuté en novembre dernier la phase expérimentale de l’Observatoire des litiges judiciaires (OLJ) au sein des cours d’appel de Versailles, Rennes et Nancy. Grâce à un mécanisme de remontée d’informations, cet OLJ entend repérer les contentieux émergents et donner à l’ensemble des juridictions « des informations d’ordre à la fois procédural (quelles sont les juridictions saisies du même contentieux, à quel stade de la procédure ils se trouvent) et substantiel (élaboration d’une documentation, recensement des solutions déjà adoptées) ». Un tel observatoire devrait ainsi favoriser « un fonctionnement en réseau de l’ensemble des juridictions », a assuré Christophe Soulard. « L’OLJ donnera plus de sens au travail du juge. Il y a là un enjeu majeur pour l’avenir de l’institution judiciaire. »

Le chef de la haute juridiction n’a d’ailleurs pas caché que l’intelligence artificielle jouerait, avec l’OLJ – tout comme l’open data –, un rôle prépondérant, une « aide précieuse ». En la matière, Christophe Soulard a toutefois tenu à couper court à tous les fantasmes : « Certains pensent pouvoir déduire que [la Cour] abandonnera sa fonction traditionnelle et prophétisent même sa disparition. Je crois tout l’inverse. La mise à disposition de l’ensemble des décisions de justice engendre le risque qu’une même valeur soit attribuée à chacune. Le principe de l’égalité devant la loi pourrait être sérieusement mis en cause si la même interprétation des textes n’était pas retenue d’une juridiction à l’autre. C’est bien pour conjurer ce risque que la Cour de cassation existe. »

Selon le premier président, l’OLJ devra également permettre qu’émerge une jurisprudence « de fait » afin de faciliter le développement des modes alternatifs de règlement des différends et de viser une égalité de traitement « plus exigeante ». « Au-delà de la jurisprudence qu’on pourrait appeler “de droit”, se fait sentir la nécessité d’une jurisprudence “de fait”, a-t-il en effet développé, une harmonisation des décisions de justice appliquées à des situations très proches. Par exemple des décisions fixant le montant de dommages-intérêts ou de prestations compensatoires. Il y va, là aussi, de la prévisibilité du droit et de la sécurité juridique. »

Des magistrats « recentrés sur le cœur de métier »

Paraît donc se profiler, portée notamment par la Cour de cassation, une justice de plus en plus dans l’air du temps… Oui, mais pas suffisamment, de l’avis de Rémy Heitz. « Nos méthodes de travail doivent être davantage évaluées », a-t-il insisté le 12 janvier dernier ; modernisation qui passe « en priorité », a-t-il appelé de ses vœux, par des améliorations numériques « indispensables » « pour qu’en matière de justice, le numérique et la dématérialisation cessent d’être une faiblesse et deviennent des atouts ». Et d’ajouter : « La dette technique dont nous souffrons doit être comblée, au plus vite désormais. »

Mais à ces aménagements sur le fond pourrait bien faire obstacle, sur la forme, une certaine image de la justice, jugée poussiéreuse par certains. Un avis auquel semble se rallier le procureur général. « Peut-être est-il temps de considérer que les costumes d’apparat que nous portons présentent aujourd’hui un certain décalage avec les objectifs d’accessibilité et de simplicité

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