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Deux mois après des accusations de viols visant des policiers du dépôt du tribunal judiciaire de Bobigny, plusieurs mesures d’urgence ont été annoncées. Seront-elles suffisantes, alors que des signaux d’alertes, nombreux et récurrents, avaient déjà été soulevés quant à la vétusté et à la dangerosité du lieu ? On fait le point.

Face à des faits « d’une exceptionnelle gravité », a-t-on assisté à une « faillite des autorités » au tribunal de Bobigny, comme l’a dénoncé le conseil de l’Ordre du barreau de Seine-Saint-Denis dans un communiqué, le 4 novembre dernier ? Quelques jours plus tôt, deux fonctionnaires de police ont été mis en examen et incarcérés pour « viols et agressions sexuelles par personnes abusant de l’autorité conférée par leurs fonctions » sur une femme de 26 ans, qui avait été déférée au dépôt de Bobigny dans la nuit du 28 au 29 octobre. Si les deux policiers ont « reconnu la réalité des relations sexuelles » avec la plaignante, ils les « prétendent consenties », indiquait la procureure de Paris Laure Beccuau, le 2 novembre.
Quoi qu’il en soit, « c’est un délitement total » dénonce auprès du JSS la bâtonnière de l’Ordre des avocats du barreau de Seine-Saint-Denis, Sandrine Beressi. « Pour qu’on en arrive là, ça interroge quand même sur la vision que ces fonctionnaires ont de leur travail, et sur ce qui s’est passé au niveau de l’encadrement pour permettre ça », ajoute-t-elle. Deux mois après les faits, l’heure est aux grandes annonces, qui arrivent un peu tardivement, regrette la bâtonnière : « il y a eu des tas d’alertes non prises en compte ».
« Moi ça fait 30 ans que j’entends parler des conditions du dépôt de Bobigny, aussi bien pour l’accueil matériel que le comportement des policiers », fait état Sandrine Beressi. Sans en dresser la liste exhaustive, « car ce serait trop long », elle se rappelle « d’une personne handicapée qui ne pouvait pas se mouvoir par elle-même, qui est restée allongée au sol, menottée et baignant dans ses excréments, d’une autre personne qui a failli décéder du fait d’une prise en charge tardive… Et il y a quand même eu un mort il y a un an ! », ajoute-t-elle.
Le 7 décembre 2024, un prévenu, en attente de sa comparution devant un juge, est décédé d’une crise cardiaque dans une cellule du dépôt. En cause : « des conditions dans lesquelles les personnes sont maintenues au dépôt totalement indignes », selon elle. Sandrine Beressi a pu le constater de nouveau, lors d’une visite du lieu le 12 novembre dernier, en compagnie des chefs de juridiction. « Le dépôt était insalubre, dans un état de saleté qui amène à des conditions d’hygiène déplorables, insupportables. Il y a des causes structurelles, c’est-à-dire que le bâtiment est ancien, a été mal conçu, mais aussi des causes conjoncturelles, comme un nettoyage insuffisant, des cellules inappropriées au séjour de nuit, et un trop faible encadrement des fonctionnaires », a-t-elle observé, corroborant un constat fait par le Contrôle général des lieux de privation de liberté (CGLPL) il y a maintenant plus de 15 ans.
« Une odeur pestilentielle », « neuf sanitaires sur 17 bouchés », « des traces d’infiltrations », « ni matelas ni couverture », « un éclairage permanent » qui empêche les personnes extraites ou déférées de dormir, de « mauvaises conditions de travail des fonctionnaires de police », une « absence de confidentialité des entretiens » … Dès 2008, un rapport de visite du CGLPL dressait un état des lieux accablants du dépôt du tribunal judiciaire de Bobigny, où « le retrait des soutiens-gorge et des lunettes constituent des atteintes à la dignité de la personne sans que les impératifs de sécurité mis en avant ne le justifient », notait-il.
En 2012, une seconde visite du CGLPL constate plusieurs améliorations. Concernant le couchage, « la situation perdure », obligeant les personnes à se reposer sur des bat-flancs en béton ou à se coucher à même le sol, à quelques centimètres des toilettes, observait-il toutefois. « Aucun des secteurs n’est adapté à la présence d’une personne à mobilité réduite au sein du dépôt », était-il également constaté. Alors que le volume de l’activité du dépôt de Bobigny le classe au deuxième rang sur le plan national, derrière celui du tribunal de Paris, « les effectifs de fonctionnaires de police ne permettent pas de répondre de manière optimale aux exigences de bon fonctionnement du service public de la justice », était-il par ailleurs soulevé.
En 2020, enfin, un troisième rapport pointait des « recommandations antérieures qui n’ont pas été prises en compte ». Pire : « L’une, émise en 2009 et qui avait été prise en compte en 2012, ne l’est plus », soulevait-il, à propos du retrait systématique du soutien-gorge à une femme déférée ou extraite, qui était de nouveau effectif en 2020, « dès lors que les soutiens-gorges comportent des baleines ». Or « ils ne sont pas restitués à la personne concernée lorsqu’elle doit passer en audience, ce qui est particulièrement indigne », mettait en avant le CGLPL.
Malgré ces alertes réitérées, il aura fallu attendre les accusations de viols du 29 octobre dernier, et une mobilisation massive du barreau de Seine-Saint-Denis, pour la mise en place de mesures d’urgence. Le 4 novembre, ce dernier annonçait suspendre toute intervention des avocats au dépôt « et, par conséquent, la participation du barreau aux permanences pénales ». Durant une quinzaine de jours, les avocats du 93 ne se sont plus déplacés à Bobigny pour assister les personnes en garde à vue, déférées ou jugées en comparution immédiate. « Si nous n’avions pas fait ce mouvement peut-être que nous n’aurions eu aucune avancée, et je le déplore. Je trouve malheureux qu’on ait été obligés de médiatiser cet événement pour arriver à une solution, qui relève simplement de conditions dignes », commente Sandrine Beressi.
De fait, deux premières mesures ont rapidement été mises en œuvre par la hiérarchie des forces de l’ordre. L’équipe de nuit devra désormais toujours comprendre au moins une policière, ce qui avait fait défaut la nuit du 28 au 29 octobre. Une mesure cruciale alors que la question du manque d’effectifs est sensible à Bobigny. « Quand je suis arrivé, on est tombé à moins de 100 policiers pour faire fonctionner le dépôt. L’ancien préfet de police s’était engagé à ce qu’il y ait au moins 135 policiers présents, c’est le cas actuellement, pour 14 000 passages au dépôt par an », décrit au JSS le procureur de la République de Bobigny, Éric Mathais. Et ce alors que le tribunal de Paris dispose de 600 policiers pour 19 000 passages annuels.
Deuxièmement, les policiers intervenant au niveau des cellules du dépôt ont reçu l’instruction de déclencher leur caméra piéton avant d’intervenir, « ce qui permettra au moment d’incidents ou de contestations de faits, d’un côté comme de l’autre, d’avoir systématiquement la possibilité de voir les images de la caméra », explique Éric Mathais, qui se félicite d’« une réaction immédiate et exemplaire du parquet et de la hiérarchie policière ». Ce dernier a également décidé d’essayer de limiter la présence de personnes sous main de justice, et notamment de mineur·es, au dépôt la nuit. Il a aussi désigné, parmi son équipe de 61 magistrats, une référente pour le dépôt, chargée d’échanger régulièrement avec les fonctionnaires du lieu.
« Enfin, on a proposé avec la présidente de mettre en place une commission dépôt, qui s’inscrit sur le long terme », ajoute-t-il. Composée du procureur de la République, de la présidente du tribunal, de la Direction territoriale de la sécurité de proximité (DTSP) et de la bâtonnière de l’Ordre des avocats du barreau de Seine-Saint-Denis, celle-ci doit se réunir tous les mois. « On a mis en place une fiche de signalement, et la commission examinera tous les mois les incidents les plus notables », détaille Éric Mathais. Craignant la mise en place d’une « énième machine administrative à la française où il ne se passe rien », Sandrine Beressi semble pour l’instant sceptique. « On exigeait des mesures structurelles immédiates, contraignantes et vérifiables, au moins concernant le volet humain. Après, il y a tout le volet matériel, dont le temps de mise en œuvre n’est pour l’instant pas approprié », déplore la bâtonnière. « Les alertes n’ont pas été entendues car personne n’a envie d’y mettre les moyens, c’est juste une question d’argent en fait. Ça ne les intéresse pas, car ce n’est pas porteur politiquement », résume-t-elle.
De très gros travaux d’extension du tribunal, dont la livraison était initialement annoncée pour 2026, sont finalement annoncés à l’horizon 2029. Un dépôt aux normes devrait y être inclus. « Pendant un certain nombre d’années, le ministère de la Justice hésitait à financer des travaux au dépôt, dans la mesure où celui-ci n’allait peut-être plus être utilisé dans le cadre de l’extension », justifie Éric Mathais.
En attendant, des mesures à court terme ont été annoncées : « On a commandé des couvertures, des matelas, et des travaux urgents vont être faits, notamment pour pouvoir éventuellement réutiliser les douches. Théoriquement, tout devrait être livré avant le 31 décembre », promet le procureur de la République de Bobigny. Des travaux de rafraîchissement devraient aussi être effectués concernant la peinture des cellules. Il a également été demandé que deux box d’entretiens supplémentaires soient créés, pour les échanges entre les personnes sous main de justice et les avocats, enquêteurs sociaux, magistrats ou médecins.
Quant à la demande de l’Ordre des avocats du barreau de Seine-Saint-Denis de fermer le dépôt la nuit, « c’est matériellement impossible », répond Éric Mathais, en raison de « l’activité extrêmement importante du tribunal judiciaire de Bobigny ». Attendant « des engagements datés et pas seulement des déclarations d’intention », Sandrine Beressi prévient toutefois : « Si on n’a pas de calendrier précis lors de la prochaine réunion de la commission dépôt début janvier, on réfléchira à la reprise du mouvement ».
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