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« Le compromis, c’est la nuance » : Éric Dupond-Moretti regrette l’empoisonnement du débat public

Jeudi 28 août, au stade Roland-Garros, la Rencontre des Entrepreneurs de France (REF) 2025 a réuni une table ronde intitulée « Comment sauver le débat public ? ». Aux côtés de Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, l’ancien garde des Sceaux a dénoncé une polarisation grandissante, qui traverse aussi bien la société que la classe politique.


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Romain Tardinojeudi 4 septembre6 min
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Éric Dupond-Moretti, ancien ministre de la Justice était présent à la REF pour intervenir dans une table ronde sur le débat public

« Le débat public est mort ! » À l’occasion de la septième édition de la REF, véritable messe des entrepreneurs organisée chaque année par le MEDEF, Éric Dupond-Moretti n’y est pas allé de main morte. L’ancien garde des Sceaux, participait à une table ronde intitulée « Comment sauver le débat public ? », aux côtés notamment de Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, et de Pierre Louette, PDG du Groupe Les Échos-Le Parisien.

Devant le public réuni à Roland-Garros, l’avocat a critiqué la dégradation du débat, dans « une société où les moyens de communication et les réseaux sociaux se multiplient mais où la tempérance disparaît ».

Théâtral, comme dans sa pièce J’ai dit oui ! où il incarne son propre rôle, le ténor a dénoncé plusieurs causes, en commençant par « une baisse de niveau » chez les jeunes, « qui manquent de vocabulaire, ils oscillent entre 2 000 mots, pour ceux qui sont bien-nés, à 500 mots pour les plus défavorisés. Donc, déjà, il y a un affaissement du niveau. » Une pauvreté lexicale qui, selon lui, fragilise la communication entre les personnes. Et, à cela, s’ajoutent la prépondérance des réseaux sociaux, dont les algorithmes créent un tunnel cognitif « qui amènent toujours les mêmes à être ensemble. Donc il n’y a plus de contradiction, il n’y a plus de nuance, que de la radicalité ».

Pour la politologue Chloé Morin, cette dérive n’en est qu’à ses débuts : « Si ce glissement n’est pas encadré, cela entraînera une cassure dans la démocratie. » Elle rappelle que les débats des médias traditionnels, encadrés par des règles déontologiques, ont cédé la place aux réseaux sociaux, dont la logique repose sur « le buzz, le clash, sans valoriser la nuance ». Et de conclure : « Nous risquons d’avoir de plus en plus de contenus issus des deux extrêmes, qui seront des raccourcis du spectre politique. »

Une polarisation et une opposition constante

Une polarisation croissante qui inquiète autant Éric Dupond-Moretti que Yaël Braun-Pivet. La présidente de l’Assemblée nationale pointe aussi la responsabilité des politiques, tout en rappelant qu’il ne faut pas idéaliser le passé : « L’agressivité a toujours existé dans l’hémicycle. » Mais elle admet que la situation s’est aggravée avec l’essor des partis extrémistes. « En 2017, à eux deux, le Rassemblement national (RN) et La France insoumise (LFI) comptaient une vingtaine de députés. En 2024, ils en totalisent plus de 200. Leur nombre a été multiplié par dix, et avec lui, l’opposition et la polarisation ont explosé, entraînant forcément plus d’agressivité verbale. »

Un phénomène amplifié par les réseaux sociaux, qui transforment l’hémicycle en « écrin » d’affrontements verbaux et physiques, davantage conçus pour « faire du show » que pour nourrir le débat.

Ce que regrette Yaël Braun-Pivet, c’est que « les moments d’éclat » y sont massivement relayés, au détriment des échanges constructifs. « L’institution fonctionne, elle permet des débats, des votes. En 2025, plus de 30 textes ont été adoptés à l’unanimité. Certes, on pourrait dire que ce ne sont que des petits textes, mais ils changent la vie des Français : la création du registre national des cancers ou encore l’aide d’urgence pour les femmes victimes de violences conjugales. Mais cela n’intéresse personne. »

Un constat partagé par Éric Dupond-Moretti, qui a accusé les réseaux sociaux et les médias d’être des catalyseurs déformant la réalité : « J’ai passé ma vie de ministre à tenter de démontrer que la justice n’était pas laxiste. Mais cette idée est martelée par le RN pour affirmer que la délinquance découle de cette prétendue indulgence. Il y a près de 1 000 crimes par an : cela fournit chaque jour matière aux chaînes d’information en continu, qui nourrissent le sentiment d’insécurité. Allez dire à Pascal Praud et ses amis que c’est faux, ils vous répondront que vous êtes déconnecté. Il y a moins de meurtres qu’en 1994, mais à force d’entendre l’inverse de 6h du matin à 6h du matin, cela imprime quelque chose de délétère. Le débat est tronqué ! »

Et d’enfoncer le clou : « Le Premier ministre va soumettre la question de confiance le 8 septembre… mais le débat est déjà terminé. Les journalistes – et ceux qui s’autoproclament comme tels – ont fait leurs comptes et annoncé que ça ne passerait pas. Alors, on est déjà passé à l’après : la démission du président ? Une dissolution ? Sur CNews, on a décrété que le président n’avait rien fait contre l’antisémitisme. Netanyahou le critique, on reprend cette critique pour la transformer en vérité : Emmanuel Macron n’aurait rien fait, alors que l’État a agi. On ne peut plus en discuter factuellement, c’est devenu un axiome. Le débat public est pourri ! »

Alors comment, concrètement, rendre le débat plus sain ? Pour Yaël Braun-Pivet, la clé de la sérénité réside dans la capacité à réintroduire de la nuance et de la complexité dans les échanges politiques. « C’est la démocratie qui est en danger, et ce n’est pas acceptable. Ce qui se dit sur les réseaux sociaux ou dans les médias n’est que le reflet de ce qui se passe dans le champ politique. Ce n’est pas grave d’y aller, mais il faut réussir à concilier ces espaces avec la nuance et la complexité. »

« Le compromis, c’est la nuance »

Aujourd’hui, estime-t-elle, « en France, politiquement, on débat mal, on légifère mal. Ce qui empêche de progresser. Il faut prendre le temps de débattre, pas seulement entre politiques, mais aussi avec les citoyens, les chefs d’entreprise, les syndicats, les associations. Quand la société débat ensemble, le niveau s’élève. La loi sur la fin de vie en est un bon exemple : travaillée depuis trois ans de manière transpartisane et avec des acteurs extérieurs au monde politique, elle aurait pu enflammer les conversations mais, finalement, tout s’est bien passé. » Et de conclure : « Le 8 septembre ne sera pas forcément synonyme de paralysie. Il faudra bien adopter un budget et donc se parler, trouver des compromis. »

Pierre Louette, président du groupe Les Échos-Le Parisien, a défendu l’idée selon laquelle il faudrait légiférer les algorithmes pour éviter les dérives.

Un constat partagé par Chloé Morin, favorable à la mesure récemment annoncée par le gouvernement : interdire les réseaux sociaux et les téléphones avant 15 ans afin d’éviter « le désengagement des plus jeunes dans le débat public, eux qui puisent leur culture dans les réseaux sociaux qui structurent leurs idéologies ». Mais faut-il pour autant plus de lois et davantage d’autorité ? Sur cette idée, l’ancien garde des Sceaux reste prudent : « Je ne suis pas certain qu’il faille un régime plus dur. Le compromis, c’est la nuance, or l’époque n’est plus à la nuance. Et c’est l’absence de nuance qui tue le débat public. »

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