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INTERVIEW. Que se passe-t-il dans la tête des juges lorsqu’ils doivent prendre une décision ? Comment envisager l’impartialité, quand on est imprégné de son histoire et de ses propres valeurs ? Martine Sandor, Laurence Begon et Martine de Maximy, respectivement psychanalyste, magistrate et magistrate honoraire, co-signent « Dans la tête des juges », ouvrage qui apporte des réponses et qui analyse la part psychique des décisions de justice.

Journal spécial des sociétés : Vous avez choisi d’orienter votre travail selon trois types d’approches psychologiques. Pourquoi ?
Martine Sandor : Effectivement, ne pouvant pas parler de toutes, nous avons décidé de nous appuyer sur trois d’entre elles : l’approche cognitivo-comportementale, la psychologie humaniste et la psychanalyse. Nous souhaitions appréhender, à partir des concepts dégagés par ces différentes théories, la façon dont la part psychique du magistrat s’exprime dans la pratique judiciaire, et ce, en se fondant sur de nombreux exemples.
Laurence Begon : Il nous tenait à cœur de montrer que le travail judiciaire n’est pas qu’un travail juridique. Si la fonction de magistrat exige de connaître les textes applicables à une situation donnée, il doit également être capable de l’analyser dans sa complexité. Pour cela, il va devoir mobiliser son psychisme, tout en étant tenu à un devoir d’objectivité, pour ne pas y mêler ce qui relève de sa part personnelle.
JSS : Vous développez dans cet ouvrage un point méconnu de l’activité du juge, à savoir les difficultés psychiques qu’il peut connaître au quotidien…
Martine de Maximy : Au-delà de sa quantité de travail, le magistrat doit aussi endurer la charge de ne pas pouvoir le mener comme il avait envie de le faire en entrant dans la magistrature, conformément à l’image qu’il en avait.
Martine Sandor : Ces professionnels sont confrontés à de nombreuses pressions, à de la souffrance, de la violence, qu’elle soit sociale, familiale ou personnelle. Ils ont besoin d’avoir conscience des réactions que cela suscite en eux et de les travailler.
Laurence Begon : On parle notamment du traumatisme vicariant, à savoir le fait d’être confronté à des situations traumatiques de façon régulière, répétée et concrète. Ce mécanisme peut générer des symptômes chez les professionnels, à l’instar des personnes qui en sont victimes directement. C’est pourquoi la question de la protection du psychisme des magistrats se pose, tout comme celle des policiers ou des éducateurs.
JSS : On mentionne souvent la « bonne distance » qu’un juge doit entretenir avec ses dossiers. Comment envisagez-vous ce principe ?
Martine Sandor : Cette « bonne distance », le magistrat la trouvera en réalisant un travail interne sur sa subjectivité. Elle est reliée à la nécessité pour lui de se tenir à équidistance des parties et au-dessus de la mêlée. Ce qui définit, in fine, une position de tiers.
Laurence Begon : Il faut garder en tête que le risque de « collage », qui peut aller jusqu’à l’identification à une victime, à un prévenu, à un père, à un enfant, est constant. Nous sommes tout le temps entraînés à adhérer à quelqu’un qui nous semble authentique ou poignant, parfois tentés de consoler les victimes. C’est pourquoi nous sommes obligés de nous décaler, de nous mettre à distance, pour pouvoir exercer notre fonction et retrouver notre capacité de juger, sans tomber pour autant dans la froideur. Cet équilibre n’est pas facile à trouver.
Martine de Maximy : Ce qui est intéressant, c’est d’être à l’affut de certains signes que l’on peut développer : s’agacer contre une personne, ou au contraire, l’admirer. C’est à ce moment-là qu’on peut se rendre compte que l’on dépasse sa fonction : en fait, on est toujours touché par une situation pour une bonne raison. La prise en compte et l’analyse de ses émotions, de ses réactions, entre donc en jeu : il faut s’en dégager doucement. Le magistrat n’est pas insensible, mais sa position interne lui permet de rester dans sa fonction. Il peut avoir une apparence de dégagement, bien qu’il puisse effectivement ressentir de l’empathie, aussi bien pour la victime que l’accusé. Tout l’enjeu réside justement en cette capacité à sentir cette empathie, tout en la contenant dans la façon dont on soutient. Et cela, les justiciables assis derrière leur bureau le sentent.
JSS : Dans votre livre, vous évoquez le grand risque de culpabilité du juge. Pouvez-vous nous en parler ? Vous utilisez entre autres le terme de « surmoi ».
Martine Sandor : En effet, on parle du surmoi comme une instance psychique, une organisation à l’intérieur de soi, que tout le monde entend. Cette petite voix qui vous dit : « C’est bien, c’est mal, tu es mauvais, tu es bon » ! Celle qui vient en fait déterminer ce que l’on a droit de faire ou non, quelles sont les bonnes valeurs et les mauvaises. Cette notion se lie à celle de la fonction du magistrat, qui représente le surmoi collectif. Il détermine ce que l’on doit punir ou non selon la loi.
Laurence Begon : Le surmoi peut s’incarner de façons différentes. De façon très cruelle par exemple : celui qui écrase, qui humilie, qui avilie… Ou au contraire, celui qui est dans l’accompagnement, dans la volonté de permettre aux gens de grandir et de s’améliorer malgré leurs erreurs. Le grand défi de la magistrature, c’est justement d’incarner cette figure bienveillante, tempérée et désireuse de relever l’autre.
Martine de Maximy : Je pense que l’on exerce ce métier parce que l’on a un surmoi très développé. Évidemment, tous nos collègues ne réagissent pas exactement de la même façon. Mais chacun essaie pourtant de trouver des solutions pour pouvoir exercer son travail sans trop se faire de mal. Un exemple : lorsque j’étais juge des enfants, j’ai fait face à des situations extrêmement difficiles, notamment dans le cas d’un placement d’enfant. Je me souviens m’être dit, après avoir retrouvé mon calme : « Dans tous les cas, la situation est mauvaise. Donc tu vas prendre la décision la moins mauvaise possible ». Nous sommes tout de même parés de garde-fous, par rapport à cette culpabilité. La loi et le cadre qui nous entourent nous tiennent, et nous maintiennent assignés à une place que nous occupons du mieux que nous pouvons.
JSS : Le recueil des obligations déontologiques des magistrats énonce de nombreuses valeurs, dont l’impartialité et l’indépendance. Mais en tant que juge, comment cohabiter avec sa subjectivité ?
Laurence Begon : La question des obligations déontologiques est centrale. Si ces dernières ont été largement étudiées sous différents angles – politique, historique, sociologique – le plan psychologique a rarement été considéré. Pourtant, la question d’impartialité renvoie immédiatement à celle de subjectivité, et donc, à la psychologie. Comment se défait-on de ses préjugés ? Si la théorie peut paraître facile, son application l’est moins.
« La question d’impartialité renvoie immédiatement à celle de subjectivité, et donc, à la psychologie »
Laurence Begon, magistrate
Le cheminement que nous avons tracé débute par une étape : celle de prendre conscience qu’il est impossible de ne pas avoir de préjugés. Le magistrat n’est ni un surhomme, ni une surfemme. Il est constitué d’une histoire et de valeurs personnelles. Nous observons ensuite que ce travail d’impartialité est envisageable en se reposant, d’une part, sur sa propre introspection, à savoir, prendre conscience des situations qui nous touchent et qui viennent faire écho à une situation personnelle que l’on a connue. D’autre part, sur la collégialité. Et enfin, sur le principe du contradictoire qui est au cœur du procès équitable. Le travail d’introspection conjugué au cadre judiciaire permet un travail d’objectivation, afin d’atteindre une décision la plus juste possible.
JSS : Vous citez l’exemple d’un juge qui aurait connu des problèmes avec son père durant son enfance et qui aurait l’habitude, dans la pratique de son exercice, de « ne pas aimer les pères ». Serait-il utile d’obliger les magistrats à passer par la case thérapie avant d’exercer ?
Martine de Maximy : Obliger, non. Cela dit, il y a beaucoup de magistrats qui sont amenés à faire une psychothérapie ou une psychanalyse, notamment chez les juges des enfants. Ils sont inévitablement interpellés. Ceux qui ont fait une psychothérapie ou une analyse vont plus facilement travailler avec leur subjectivité que les autres. A contrario, d’autres n’entameront jamais ce type de démarche. La solution la plus réaliste est sans doute de profiter des formations continues qui mêlent psychologie et droit. L’école les amène à réfléchir et à leur donner envie d’aller éventuellement plus loin. Néanmoins, ce n’est pas le message que nous avons souhaité délivrer dans ce livre. Nous ne cherchons pas à inciter les magistrats à faire une thérapie.
Martine Sandor : Parce qu’il n’est pas nécessaire d’entamer une thérapie pour prendre conscience de ses émotions, de ses idées et des images qui nous traversent ! Le regard critique que le juge doit porter sur lui fait partie de la définition même de son travail. Il compose avec son conciliabule intérieur, notamment pour forger cette fameuse intime conviction. Nous ajoutons que l’attention à ses réactions personnelles peut être et devrait être intégrée à ce dialogue interne. Un apprentissage à cette attention peut se faire dans le cadre de supervisions ou d’interventions, toutes deux financées par l’ENM.
« Le regard critique du juge sur lui-même fait partie de la définition de son travail. Il compose avec son conciliabule intérieur, notamment pour forger cette fameuse intime conviction »
Martine Sandor, psychologue et psychanalyste
JSS : Serait-il pertinent d’intégrer la notion de subjectivité dans les obligations déontologiques ?
Laurence Begon : Il se peut qu’un jour, chemin faisant, le recueil des obligations déontologiques fasse appel à des concepts que nous évoquons dans notre livre. Mais cette transmission des valeurs se fait avant tout au sein d’un corps professionnel, des aînés aux plus jeunes. La très forte éthique transmise par l’école pendant la formation forge les auditeurs à leur future profession. Et les nombreux dossiers qu’ils prennent en charge dans leur pratique les façonnent petit à petit, sans qu’ils n’aient forcément conscience de ce processus.
Martine de Maximy : Toutes les émotions qui nous traversent sont des indicateurs. Pas seulement de ce qui se passe en nous, mais aussi de la situation à appréhender. La philosophe américaine Martha Nussbaum, qui a beaucoup travaillé sur ce sujet, montre que, parfois, certains magistrats décrivent la manière dont ils ont pris leur décision en évoquant explicitement l’émotion.
Martine Sandor : Nous tentons d’expliquer, dans ce livre, la façon dont le magistrat peut donc repérer ses réactions émotionnelles et les manifestations de son inconscient, pour s’en dégager mais aussi pour entendre ce qu’elles permettent de comprendre du justiciable et de la situation à juger.
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