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INTERVIEW. En obligeant des citoyens ordinaires à prendre une décision sur des actes criminels, mais aussi de par son intensité, l’expérience du jury populaire en cour d’assises peut avoir des conséquences sur le plan psychique. Depuis quelques années, des cellules d’écoute accessibles directement après le verdict leur proposent des débriefings psychologiques. Rencontre avec Marc Jablonski, psychologue spécialisé en psychocriminologie, co-fondateur d’IPSY-J, une association de soutien aux jurés.
Journal Spécial des Sociétés : Quel est l’objet de l’association IPSY-J que vous avez cofondée en 2023 ?
Marc Jablonski : Il s’agit d’une association d’intervention psychologique dédiée à la justice. Nous collaborons aujourd’hui avec la cour d’appel de Bordeaux et celle de Limoges pour proposer sur des debriefings psychologiques aux jurés d’assises. L’idée est de leur offrir un sas de sortie pour qu’il n’y ait pas de rupture avec l’expérience du procès. Les jurés ont l’occasion de s’interroger : Comment ont-ils vécu son déroulé ? Qu’ont-ils éprouvé ? L’initiative leur permet une écoute et un partage et ainsi, de se sentir rassurés.
Tous les jurés ont la possibilité d’y participer, sans obligation. Il ne s’agit pas de refaire le procès, d’autant plus que le débriefing est soumis au secret du délibéré, mais de retracer leur parcours et de déposer leur vécu. Nous terminons par un temps de prévention, afin de leur expliquer les manifestations qui, potentiellement, peuvent surgir à distance. En 2024, nous avons rencontré près de 400 jurés entre la juridiction de Bordeaux et celle de Limoges.
JSS : Comment le lien entre l’association et la cour d’assises de Bordeaux s’est-il construit ?
M.J : Ma collègue Céline Baup et moi avons travaillé ensemble au CAUVA (Centre d’Accueil en Urgence des Victimes d’Agressions) du CHU de Bordeaux. En échangeant avec un médecin légiste, Céline a pu être mise en relation avec Stéphane Rémy, à l’époque président de la cour d’assises de Bordeaux. Ce dernier avait reçu un courrier d’un psychiatre qui l’informait que des personnes l’appelaient, déstabilisées par l’exercice de la fonction de jurés. Nous avons alors rencontré Stéphane Remy et décidé de monter une expérimentation de débriefing pendant trois mois. L’idée était de ne pas les faire revenir une fois qu’ils étaient partis, mais de les rencontrer pendant la session. Petit à petit, l’expérience s’est renouvelée auprès d’un deuxième président d’assises, d’un troisième puis d’un quatrième…jusqu’à créer l’association. L’équipe s’est depuis densifiée en nombre de psychologues.
JSS : Vous privilégiez donc la « séparation » à la « rupture ». En quoi la « rupture » à laquelle les jurés qui ne bénéficient pas de cette cellule d’écoute peut-elle être difficile à vivre ?
M.J : Dans le cas de la rupture, j’aime utiliser l’image d’une montagne que l’on gravit. Arrivé en haut, soit on tombe dans le ravin, soit on en descend en pente plus douce. Sans la mise en œuvre de ces débriefings psychologiques, dispositif qui n’est pas généralisée à l’ensemble des cours d’assises françaises, les jurés qui rentrent chez eux une fois la session terminée peuvent se sentir déstabilisés. En privilégiant plutôt une séparation, nous misons sur un accompagnement étape par étape. Nous sommes là pour amortir les effets de la confrontation au système judiciaire des assises et réinstaller un équilibre entre ce qu’ils sont, ce qu’ils ont vécu et ce qu’ils ont éprouvé. Si nous facilitons la reprise de leur vie civile, nous restons néanmoins disponibles par téléphone. Nous pouvons rassurer les personnes ou les orienter vers d’autres professionnels.
JSS : Comment se déroule un débriefing psychologique ?
M.J : Généralement, une réunion-bilan commence par un tour de table, pour savoir comment les personnes se sentent, comment elles ont vécu leur fonction. Ce moment où les jurés témoignent vis-à-vis des uns et des autres est important. Dans cet espace de transition, l’objectif est aussi de les accompagner à se détacher du groupe qu’ils ont été contraints de former, pour être capable de se reconnecter à leur vie personnelle ou professionnelle. Une telle expérience transforme : elle peut être à la fois bouleversante comme enrichissante.
JSS : En quoi l’effet de groupe favorise-t-il le dialogue ?
M.J : Au sein d’un jury populaire, on peut retrouver beaucoup de solidarité face aux difficultés. Un groupe de jurés est particulier dans son appartenance sociale, parce qu’il se construit extrêmement rapidement dans un cadre contraint et dans un contexte qu’ils ne maîtrisent et ne connaissent pas. Cela crée un lien unique. Dans certains débriefings, on a l’impression que ces personnes se connaissent depuis vingt ans.
JSS : À quels symptômes concrets peut être confronté un juré à la suite du procès ?
M.J : En grande majorité, des troubles du sommeil, des troubles de l’alimentation ou une reviviscence des scènes. Si ces symptômes peuvent faire penser à du post-traumatique, ce n’est quasiment jamais le cas. Rappelons qu’on leur demande de prendre une décision, avec leur intime conviction, sur des crimes majeurs. Cela se répercute forcément sur eux. C’est une réaction normale à des circonstances exceptionnelles auxquelles ils n’étaient pas préparés. Parallèlement, la fonction qu’ils occupent peut également entraîner une valorisation narcissique. Leur vote et leur poids vaut autant que ceux du président de cour d’assises ou des assesseurs. Ils forment en effet une sorte de groupe « d’élus » par tirage au sort, ce qui les pousse à prendre l’exercice très au sérieux.
JSS : Quels mécanismes psychologiques les jurés mobilisent-ils dans leur fonction ?
M.J : a fonction de juré demande un travail de concentration et d’attention extrêmement important. Ils écrivent des pages et des pages… Pour beaucoup, ils n’ont plus l’habitude d’avoir ce temps d’attention, qui plus est dans un domaine qu’ils découvrent totalement. Paradoxalement à cela, on les contraint à entendre des atrocités et dans le même temps on les invite à ne jamais rien manifester. Pour l’anecdote, je me rappelle que certains jurés ont été très soulagés de porter le masque pendant la pandémie de Covid-19. Pour cacher leurs émotions. En temps normal, on observe aussi des phénomènes d’hypervigilance : la décision à prendre est si importante en termes de responsabilité qu’ils sont à l’affût du moindre élément. Cela demande in fine un exercice d’endurance. Les horaires des audiences sont aussi très denses. Ils rentrent chez eux tard le soir et se refont la journée. Le lendemain, de nouveaux éléments arrivent et tout bascule. C’est pour l’ensemble de ces raisons que l’on évoque une notion de stress. Pas nécessairement de stress post-traumatique mais un stress dû à leur réelle volonté d’essayer de juger au mieux et au plus juste.
JSS : De quelle manière cette expérience modifie-t-elle leur vision de la justice ?
M.J : Il s’agit parfois d’une relecture totale. Les jurés constatent en fait le caractère extrêmement attentif du système judiciaire. Faire vivre aux citoyens la réalité d’une justice qui prend soin et qui n’est pas uniquement un organe répressif. Se rendre compte aussi que, quand on leur impose de participer, c’est parce qu’ils ont un devoir et un droit citoyen, c’est essentiel. Leur participation permet véritablement d’asseoir la dimension démocratique de cette mission. J’ajoute que les jurés témoignent largement de la place importante que prennent les présidents ou présidentes tout au long du procès. Ils agissent en point de repère pour eux. Celles et ceux avec qui nous travaillons sont à l’écoute du bien-être des jurés. De manière général, notre action résulte de cette alliance avec les présidents et présidentes de cour.
JSS : Comment envisagez-vous l’avenir ?
M.J : Indépendamment des débriefings psychologiques pour les jurés que nous espérons pouvoir développer dans l’ensemble des juridictions, nous pensons aussi qu’il est nécessaire de prendre soin des professionnels de justice. Des psychologues sont aujourd’hui salariés dans les cours d’appel, pour des prises en charge individuelles, notamment. C’est en soi une reconnaissance de la difficulté du travail qui peut exister et de ses effets. En tant qu’association de psychologues extérieurs aux cours d’appel, nous n’avons aucun parti pris. Cela garantit entre autres la confidentialité des échanges. Nous proposons ainsi des séances d’analyse des pratiques qui servent à améliorer les compétences des professionnels, en leur donnant l’occasion de prendre du recul, d’analyser des situations complexes rencontrées dans le cadre de leur métier. Prendre soin des professionnels de justice en ce qu’ils représentent socialement, c’est prendre soin plus largement des citoyens. Nous souhaitons également mener une recherche sur le sentiment de bien-être mental des jurés. Naturellement, cette recherche sera d’autant plus exhaustive si un nombre conséquent de cours y participent.
La parole aux jurés Aude, 40 ans, juriste Les jours passant, le procès pour lequel je suis jurée me fatigue énormément. Je sais aussi que le verdict approche. La journée de délibération est particulièrement lourde : bien que la responsabilité de cette décision soit diluée, le poids à porter sur les épaules est immense. Plusieurs fois, la présidente de la cour nous rappelle qu’une cellule psychologique sera à notre disposition à la suite du verdict : je le prends comme une simple information, mais je reconnais que plus la journée avance, plus je me sens incapable de quitter le tribunal immédiatement. Je n’ai par ailleurs pas envie de croiser la partie civile, avec cette crainte d’être possiblement prise à partie ou juste de m’entendre dire : vous vous rendez-compte de ce vous avez fait ? Ou de ce que vous n’avez pas fait. En tant que jurés, nous ne sommes pas nombreux dans la salle d’audience, toujours installés dans le même ordre et d’une certaine manière, sous le feu des projecteurs. À l’énoncé de la peine, j’ai l’impression que tous les yeux sont rivés sur moi, fixés sur mon cœur qui bat à la chamade. Notre groupe sort à l’issue de la lecture et je me sens déconnectée, un peu en dehors de la réalité. Nous rejoignons une petite salle où des chaises sont positionnées en cercle : cela ressemble assez à l’idée que je me fais d’un groupe de parole. Deux psychologues nous accueillent et, progressivement, orientent l’échange, bien que la parole demeure très libre. Comment avons-nous réagi en apprenant que nous allions être juré ? Comment nous sentions nous à l’instant T ? Nous pouvons échanger à tour de rôle. J’arrive à me livrer facilement – j’en ai besoin – notamment parce que le groupe de jurés que nous avons formé s’entend très bien. Il n’y a aucun jugement entre nous et beaucoup de bienveillance. Le débriefing dure plus de deux heures mais j’ai l’impression qu’il est passé en cinq minutes. Je pense que nous aurions pu discuter pendant très longtemps. Mais au bout d’un moment, les psychologues y mettent un terme : voilà, vous avez tous pu vous exprimer. Maintenant, il faut retrouver votre vie. Et je trouve cela bien. Avec trois autres jurés, nous sommes resto, dehors, devant le tribunal, à parler encore. Aujourd’hui, je considère cette cellule d’écoute comme une transition nécessaire, entre autres parce que pendant ce procès, je me suis sentie très seule. Ce débriefing m’a permis de me retrouver avec des gens qui avaient vécu la même chose que moi. Est-ce suffisant pour autant ? Difficile à dire. Adrien, 38 ans, inspecteur qualité Après le délibéré qui prend plusieurs heures, le verdict est prononcé en cinq minutes. J’imaginais que cela prendrait plus de temps. Nous retournons dans la salle derrière pour nous dire au revoir, la présidente nous remercie et c’est fini. On repart comme on est venus. La cour d’assises qui m’a convoqué n’a pas mis en place de cellule d’écoute, je pense pourtant qu’un débriefing psychologique m’aurait fait du bien. Je rejoins le parking seul, je m’assois dans ma voiture et me sens vidé, comme si je venais de courir un marathon. Un sentiment me traverse, comme lorsqu’on vient d’assister à un accident de la route. En tout cas, quelque chose de douloureux. Je suis un peu en état de choc et certainement pas apte à conduire. J’ai besoin de parler. Je n’ai pas envie de déranger ma femme, alors, comme un enfant, j’appelle ma mère. La rupture est trop brutale. Après une semaine de procès, une routine se met en place, on déjeune à la cantine du tribunal, on se retrouve à rigoler avec les policiers pendant la pause cigarette… Là, je dois retrouver ma vie de tous les jours. À côté de cela, j’ai mis une personne 15 ans derrière les barreaux. Je rentre chez moi, j’ai du mal à manger et je dis à ma femme : je n’arriverai pas à aller travailler demain. Je pose un jour de congé. J’ai bien fait. Le lendemain je me lève et j’accompagne ma fille à l’école. Je ne suis capable de faire que des choses très « pratiques ». De retour chez moi, je regarde dans le vide, longuement, en commençant à me refaire le film. Je repense au procès tout le week-end. Finalement, c’est d’être replongé dans le quotidien qui m’aide. Je réussis à ne plus ressasser au bout d’une semaine. À ne garder que le côté anecdotique de cette expérience. Avec le recul, je pense que j’aurais eu besoin d’un sas de décompression. J’ai pris ce rôle de juré très à cœur. On ne peut pas rester tout seul à vivre cela. |
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