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Méconnu, le métier de légiste s’adapte aujourd’hui à la libération de la parole des victimes de violences intra-familiales, témoigne Julie-Anne Tjoncke, cheffe de service à l’Unité Médico-judiciaire de proximité (UMJP) au Centre hospitalier de Libourne. Rencontre avec une professionnelle au parler franc qui s’engage pour une médecine légale des vivants.
« Savez-vous que nous ne voyons pas que des morts ? » Dès le début de l’échange, le ton est donné. À l’occasion de la nouvelle saison de ses « cafés débats », le tribunal judiciaire de Libourne organisait le 25 septembre dernier une conférence sur la profession de légiste. À la barre, Julie-Anne Tjoncke, médecin, experte judiciaire et cheffe de service à l’Unité Médico-judiciaire de proximité (UMJP) au Centre hospitalier de Libourne, appelée à autopsier les facettes d’un métier dont les films et séries télévisées se délectent en véhiculant, parfois, une image assez éloignée de la réalité.
Par définition, le médecin légiste est celui, qui, après son internat, s’est orienté vers la médecine légale. Sa carrière alterne ensuite, en fonction de son souhait et de ses opportunités, entre le suivi des victimes vivantes ayant subi des agressions, et les autopsies des défunts. D’un côté, la victimologie, de l’autre, la thanatologie ou la science post-mortem. Mais, au quotidien, Julie-Anne Tjoncke ne pratique plus d’autopsie depuis un certain temps : « en raison de mon implication et de mes responsabilités sur le territoire libournais. J’ai préféré prendre cette décision plutôt que de me disperser ». Au sein de l’UMJP de Libourne, elle se mesure plutôt aux récits de violences physiques (coups et blessures), psychologiques (harcèlements compris) et sexuelles, sur mineurs et majeurs.
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En examinant les corps et les pensées, elle recueille des preuves essentielles à la justice. « 90% de notre activité à l’heure actuelle se fait sur une mission judiciaire », chiffre-t-elle. Par délégation, le procureur et les officiers de police judiciaire (OPJ) la réquisitionnent pour examiner une victime, évaluer son état de santé, décrire ses blessures et fournir un rapport contenant tous les détails utiles à la manifestation de la vérité. Sauf motif légitime (incompétence, incapacité médicale, lien avec la victime ou le mis en cause), il n’est pas possible pour elle de refuser cette réquisition.
Pour la spécialiste, la pratique de la médecine légale s’est étoffée avec les années. « Quand j’ai commencé à pratiquer, je rédigeais seule les évaluations. Pourtant, les victimes que nous recevons ont, à fortiori, une histoire de vie très difficile. Elles sont en souffrance. L’idée est donc de pouvoir élargir nos missions pour les accompagner pleinement dans l’ensemble des problématiques qu’elles rencontrent ».
À ce titre, le soutien d’infirmières, de psychologues, d’assistants sociaux, de juristes et d’avocats vient désormais parfaire la justesse des évaluations à rendre. « En étant de plus en plus complètes, elles participent à la diminution du nombre d’actes violents et d’homicides conjugaux. En effet, plus les intervenants sur une situation sont nombreux, moins on prend le risque de passer à côté du critère de gravité ou d’un cas qui pourrait dégénérer ». Elle insiste en ce sens sur l’importance de la collégialité dans sa spécialité. « Sans associations d’aide aux victimes, sans structures d’hébergement, sans le Département en protection de l’enfance, le tribunal ou les gendarmes… On ne peut pas travailler suffisamment bien pour protéger les gens ».
« Plus les intervenants sur une situation sont nombreux, moins on prend le risque de passer à côté du critère de gravité ou d’un cas qui pourrait dégénérer »
Julie-Anne Tjoncke, cheffe de service à l’Unité Médico-judiciaire de proximité (UMJP) au Centre hospitalier de Libourne
L’argument est d’autant plus valable pour l’évaluation psychologique des victimes, de plus en plus nombreuses. « En matière de violences intra-familiales, avec le mouvement de libération de la parole, des victimes dénoncent des faits avant qu’il n’y ait des violences physiques. Il faut savoir que deux tiers des victimes de VIF ne présentent pas de lésions physiques mais font état d’un retentissement psychologique majeur, de l’ordre du psychotraumatisme. Ce sont des constations concrètes que nous pouvons apporter dans la procédure ». Ici, l’aide du psychologue s’avérera donc salutaire (de même pour la fixation de l’ITT), tout comme l’intervention d’autres spécialités se révèlera essentielle, à l’instar de celle du toxicologue chargé de déceler des substances psychoactives.
Au-delà de l’évaluation, le soin que les médecins apportent passe également par la reconnaissance du statut de victime. « Lorsqu’une personne vient déposer son histoire et qu’elle fait face à des professionnels bienveillants qui sont dans l’écoute active, cela participe à sa reconstruction ». Les thérapies proposées permettront ensuite de l’accompagner en fonction de ses problématiques propres. Comme d’autres outils, le tribunal judiciaire de Libourne ayant ainsi pris l’initiative d’intégrer des ostéopathes à ses équipes « qui enrichissent les soins grâce à leur approche psychocorporelle du trauma ».
Autre priorité des médecins légistes, « faire en sorte que l’enfant se sente dans les meilleures conditions possibles quand il arrive à l’UMJP », peu importent les raisons de sa venue. Celle-ci peut faire suite à un signalement de l’école, comme à un dépôt de plainte des parents. Ils sont d’abord entendus par la gendarmerie et plus précisément, la cellule d’atteinte aux personnes (CAP). « Ensuite ils viennent chez nous. En ayant très bien compris les enjeux qui se trament. Typiquement, le cas d’un conflit de loyauté à l’égard d’un membre de leur famille est extrêmement compliqué pour eux. Plus vite ils s’en vont, mieux ils se portent et moins ils en disent ».
C’est dans ce contexte que le service de l’unité tente de trouver des solutions, à commencer par le soin qu’il apporte à l’accueil dans ses locaux. « Cela peut paraître anecdotique, mais nous essayons de gommer au maximum le côté hospitalier et clinique. Nous ajoutons de la couleur et des décorations, pour qu’ils n’aient pas l’impression d’arriver dans un hôpital avec des malades ». Dans la même veine, Julie-Anne Tjoncke et ses collègues ont mis en place une salle d’attente pédiatrique, spécifiquement dédiée aux enfants, avec des jeux et des livres à disposition. « Ce cadre nous sert aussi dans l’évaluation, notamment à l’échelle du développement psychomoteur. Parfois, on les regarde de la salle d’attente : c’est toujours intéressant d’observer leur comportement lorsqu’ils se trouvent dans une situation sensée être moins anxiogène que dans un bureau, avec le médecin ».
L’initiative est d’autant plus pertinente que des parents tentent parfois d’influencer leur enfant. « Il nous est déjà arrivé qu’une victime extérieure à la situation vienne nous voir, en se confiant à nous : j’ai entendu ce papa lui dire ceci, cela me gêne beaucoup, donc je tiens à vous l’expliquer. On a pu constater par la suite que l’enfant en question ne parlait plus, après ce passage par la salle d’attente standard ». C’est dans ce cadre que l’UMJP du Centre hospitalier de Libourne a justement tissé un partenariat avec Les blouses roses, une association bénévole qui intervient en pédiatrie et dont les membres jouent avec les enfants, trois matinées par semaine, durant leur temps d’attente. Vic, un chien de soutien émotionnel, a quant à lui terminé sa formation et rejoint l’établissement depuis septembre.
Les pratiques de l’UMPJ du CH de Libourne et le témoignage Julie-Anne Tjoncke attestent de l’humanité et de l’empathie nécessaires à la pratique médico-légale. Citée trois fois pendant la conférence, « la distance professionnelle » à laquelle la légiste semble s’astreindre avec facilité, s’estompe discrètement au moment où la question du soutien psychologique des légistes est évoquée. « Ce n’est pas prévu. Et c’est un problème. Merci de le souligner ». Pour elle, « les morts sont morts. C’est terrible à dire, mais ils ne souffrent plus. Ce n’est pas le plus difficile. Mais pour les victimes vivantes, c’est plus compliqué à gérer. On se confronte au quotidien, à la détresse, à leurs idées suicidaires. Pourtant, aucun soutien psychologique pour les professionnels n’a été prévu dans la réforme de la médecine légale, ni dans les financements alloués aux unités médico-judiciaires ».
À ce titre, l’UMPJ essaie de mettre en place des séances de supervision : une psychologue extérieure à l’établissement intervient lors de séances organisées pour l’équipe. « Mais on le fait sur les frais de formation de l’hôpital. Alors on choisit : est-ce qu’on se forme ou est-ce qu’on se fait superviser ? ». Sur le sujet, aucun projet ni aucune étude ne semble être en cours. Le sujet n’est pas sans rappeler le traumatisme vicariant, ce syndrome de stress post-traumatique qui peut être développé par un professionnel exposé à des violences ou à des victimes qui ont vécu des violences.
Dans l’unité du Dr. Tjoncke, des consignes de « régulation émotionnelle individuelle » sont régulièrement partagées. « Il faut être capable de dire : là, je n’y arriverai pas, je ne peux pas. On peut aussi compter sur une équipe très soudée pour faire face tous ensemble. Et puis, avoir ses propres moyens de régulation émotionnelle. Certains peignent, d’autres écoutent de la musique, d’autres encore vont à la piscine… Chacun fait en fonction de lui ».
Comme sur un fil, le médecin légiste apprend à jongler entre les joies procurées par ce métier-passion et la souffrance profonde à laquelle il le confronte. Poussé, chaque jour, par le besoin de rendre leur dignité aux uns et aux autres.
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