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Quelle petite île méditerranéenne a connu de grands procès ?
Notre chroniqueur évoquait récemment l’écrivain Pierre Loti. Lorsque ce dernier était officier de marine, il accosta à Malte, qu’il parcourut brièvement. Malte est un cas rare de pays européen où le droit est hybride, mélange de traditions ancestrales, d’influence arabe, de droit britannique et de droit français.

Notre série "Empreintes d'histoire"
La série empreintes d'histoire propose des voyages en France et à l'étranger. Elle aborde les affaires historiques ou anecdotiques pour mettre en avant le patrimoine pictural, architectural, et culturel des régions visitées.
Cette île, longtemps dominée par l’Ordre de Malte et ses chevaliers intraitables, a connu de grands procès. Trois d’entre eux, dont le plus récent en 2025, sont évoqués ici.
Petit territoire au centre de la Méditerranée aux paysages calcaires baignés de soleil, densément peuplé, figé entre Sicile et Afrique du Nord, archipel rocheux stratégique majeur sur les routes maritimes depuis l’Antiquité, transformé par des chevaliers au cours de son histoire, soumis à la domination britannique, Malte est un micro-État dynamique profondément insulaire qui fut un important carrefour de civilisations, phénicienne, romaine, arabe, normande, sicilienne, anglaise.
Un droit hybride
L’occupation arabe de Malte (IXe‑XIe siècles) a marqué profondément les usages sociaux et coutumiers et laissé des traces de pratiques arabes dans les règles sur l’héritage foncier, les principes d’irrigation, les traditions agraires.
La domination des chevaliers de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem (XVIe-XVIIe siècles) appliquant le droit canon et le droit romain a introduit la morale et la sévérité. Leurs « bandi » (édits et ordonnances de l’Ordre) interdisaient les jeux d’argent, le blasphème, les sorties nocturnes sans lanterne, les maisons closes non réglementées, le port d’armes offensives. Les habitants devaient pouvoir justifier de papiers ou d’autorisations de se déplacer ; les esclaves musulmans ne pouvaient pas circuler après le couvre-feu et devaient porter des chaînes ou des signes distinctifs.
Le droit criminel prévoyait le fouet, les mutilations, les galères, la pendaison, la torture judiciaire. Les corsaires maltais devaient déposer leurs prises à l’Amirauté et observer une discipline maritime très stricte. Le prix du blé et du pain était strictement contrôlé. Des contraintes sévères étaient imposées aux architectes, portant sur les matériaux utilisés, les ouvertures, les toitures, le respect de normes militaires.
La brève occupation française en 1798 a laissé quelques réformes juridiques inspirées par Bonaparte et ses administrateurs.
De 1800 à 1964, les Britanniques ont conservé le droit civil maltais mais y ont ajouté leurs procédures fondées sur le système de « common law », donnant à l’île un droit « mixte ».
Quand Malte condamnait…
Les procès les plus célèbres de l’île se sont déroulés pendant la présence des chevaliers de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, couramment appelés chevaliers de l’Ordre de Malte (un Ordre fondé au XIe siècle peu avant la première croisade qui existe toujours).
En 1607, le peintre Caravage, qui vient de quitter précipitamment Rome où il est poursuivi pour meurtre*, arrive à Malte et sollicite la protection des chevaliers. Il obtient la faveur du Grand Maître qui voit en lui un instrument de prestige pour l’Ordre et qui lui demande de réaliser plusieurs toiles majeures.
C’est ainsi que Caravage, intégré comme chevalier, peint dans l’oratoire de la co-cathédrale de La Valette l’une de ses toiles les plus connues et surtout la plus grande (3,6m par 5,2m), « la Décollation de Saint-Jean Baptiste » en hommage au saint patron de l’Ordre de Saint-Jean. C’est en outre la seule toile qu’il signe de son prénom « F. Michangelo », traçant sa signature dans le sang coulant de la gorge tranchée de saint Jean Baptiste.

Pendant l’été 1608, tandis que la chaleur écrase La Valette, Caravage est impliqué dans une rixe violente avec un chevalier de l’Ordre qui lui reproche des blessures graves et une tentative de meurtre.
Pour le Grand Conseil de l’Ordre, l’affaire constitue une atteinte intolérable à la discipline. Caravage est aussitôt arrêté et incarcéré au Fort Saint-Ange qui domine le port de La Valette, une prison habituellement réservée aux chevaliers et aux personnages importants mis en cause dans des affaires judiciaires.
En août 1608, Caravage réussit l’exploit de s’évader de cette forteresse pourtant réputée inviolable. Se laissant glisser le long des imposantes murailles, il gagne une barque et s’enfuit vers la Sicile.
L’Ordre est ridiculisé, les chevaliers sont scandalisés, leur autorité est gravement bafouée.

Le Conseil de L’Ordre ouvre immédiatement un procès par contumace à l’issue duquel Caravage est définitivement expulsé et privé pour indignité de son titre de chevalier. Il est qualifié du titre humiliant de « putridum et foetidum membrum » (membre pourri et fétide).
Paradoxalement, sa peinture est soigneusement conservée dans la cathédrale de La Valette. Illustrant le martyre du saint patron des Chevaliers, exaltant le sacrifice et la rigueur de la Foi, réalisée par un fugitif condamné, elle va demeurer l’image la plus puissante de l’art baroque maltais.
140 ans plus tard, le procès des esclaves révoltés allait marquer profondément la mémoire maltaise, révélant la peur qu’avaient les Chevaliers de la menace intérieure, renforçant le prestige de l’Ordre, soulignant la vigilance nécessaire de l’Autorité.
En 1749, alors que Malte est une base militaire chrétienne mais aussi un centre de commerce des esclaves, des dizaines d’esclaves musulmans, principalement ottomans, nord-africains et orientaux, travaillant comme rameurs de galères, domestiques, artisans, ouvriers, planifient un soulèvement d’envergure afin d’assassiner le grand maître de l’Ordre, prendre le contrôle de son palais à La Valette, ouvrir le port aux flottes ottomanes afin qu’elles puissent s’emparer de l’île.
Le cerveau de la rébellion est Mustapha Bacha, ancien pacha ottoman de Rhodes, capturé et réduit en esclavage par les Chevaliers. L’un des rebelles prend peur et dénonce le complot, le faisant échouer.
Le 29 juin 1749, veille de l’exécution du plan, Mustapha Bacha est arrêté avec ses complices. La rumeur d’une « conjuration turque » se répand à La Valette, alimentant la peur d’un massacre de la population. Les Chevaliers de l’Ordre organisent sans tarder un procès spectaculaire pour conspiration et rébellion sous la présidence du Conseil de l’Ordre. Les accusés sont soumis à la torture.
Certains rebelles réussissent à échapper à la peine capitale en se convertissant au christianisme. D’autres sont condamnés aux galères perpétuelles. Plusieurs sont brulés vifs ou exécutés par pendaison. Le meneur, Mustapha Bacha, est quant à lui condamné au supplice de la roue et son corps est brisé lors d’une mise à mort publique.
L’Ordre de Malte, conscient de la fragilité d’une société fondée sur la présence massive d’esclaves étrangers, montre ainsi la sévérité de sa justice par une exemplarité visant à dissuader toute révolte ultérieure.
Quand Malte est condamnée…
En 2020, le gouvernement maltais, à la recherche de financements nouveaux, décidait de modifier sa législation sur la naturalisation des étrangers. Il y introduisait la faculté d’accorder la citoyenneté maltaise aux personnes offrant divers paiements et investissements prédéterminés, comprenant notamment une contribution de l’ordre de 750 000 euros, l’obligation d’acquérir à Malte un bien immobilier à usage résidentiel d’une valeur minimale de 700 000 euros et de faire un don à une œuvre philanthropique.
Les autorités prétendaient cependant limiter cette faculté à 1500 ressortissants étrangers. Mais, aucune statistique ne fut jamais publiée.
Les demandeurs étaient bien évidemment séduits par l’idée d’acquérir, moyennant finances, la nationalité européenne et de bénéficier des facilités de mobilité offertes par l’espace Schengen alors même qu’ils n’avaient aucun lien avec un quelconque pays européen.
En 2020, la Commission européenne adressait une mise en demeure à la République de Malte tendant à la suppression des dispositions législatives offrant la nationalité maltaise moyennant finances.
L’affaire prenait une dimension internationale, la presse évoquant une commercialisation de la citoyenneté et des « passeports dorés ».
En 2022, la Commission adoptait une recommandation dans laquelle elle réitérait que l’octroi d’une naturalisation en échange de paiements ou d’investissements était prohibé, et que toute loi le permettant devait être abrogée.
La République de Malte faisait part de son désaccord.
En 2023, la Commission européenne adressait dès lors une requête à la Cour de justice de l’Union européenne siégeant à Luxembourg. Dans cette requête, la Commission demandait à la Cour de constater qu’en établissant une telle législation d’octroi de la nationalité maltaise au moyen d’investissements financiers malgré l’absence de liens réels entre les demandeurs et le pays concerné, la République de Malte manquait aux obligations qui lui incombent en vertu des traités internationaux régissant les rapports entre les États membres de l’Union européenne.

La commission rappelait en particulier qu’en vertu de ces textes, « il est institué une citoyenneté de l’Union » et qu’est citoyen de l’Union « toute personne ayant la nationalité d’un État membre », cette nationalité européenne donnant le droit de circuler librement et de voter aux élections du Parlement européen. Elle rappelait par ailleurs que les États devaient respecter un principe de coopération loyale et s’abstenir de prendre toute mesure de nature à mettre en péril la réalisation des objectifs de l’Union.
Le 29 avril 2025, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant en grande chambre, rendait un arrêt de principe.
Après avoir développé une quarantaine d’attendus, la Cour déclarait :
« En établissant et en mettant en œuvre un programme institutionnalisé d’investissement dans la citoyenneté, tel que le programme de citoyenneté maltaise par naturalisation pour des services exceptionnels par investissement direct, basé sur… (loi maltaise) qui établit une procédure transactionnelle de naturalisation en échange de paiements ou d’investissements prédéterminés et qui équivaut ainsi à la commercialisation de l’octroi de la nationalité d’un État membre et, par extension, de celle de la citoyenneté de l’Union, la République de Malte a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu… (des traités européens) ».
La Cour relevait que le système maltais ne comportait aucune disposition permettant d’établir un lien quelconque entre les demandeurs et Malte, et que la célérité du processus ne permettait l’établissement d’aucun lien sérieux, éliminant toute relation de solidarité et de bonne foi.
Par cet arrêt, la Cour soulignait l’importance pour les États d’adopter une législation sur la citoyenneté conforme aux grands principes de l’Union européenne.
Cette décision historique a permis de stopper définitivement les velléités de certains États de « marchandiser » la citoyenneté et en particulier d’obtenir de la République de Chypre, tentée par la même aventure, qu’elle aligne sa propre législation et révoque la naturalisation d’une quarantaine de personnes qui avaient, un peu vite, bénéficié d’une faculté similaire à celle mise en place à tort à Malte.
L’acquisition de la citoyenneté européenne via un État doit rester un processus fondé sur une adhésion authentique aux valeurs de l’Union européenne.
A Malte, jadis gouvernée par un Ordre, tout est désormais rentré… dans l’ordre !
- Chronique n°273
- * voir notre chronique n° 212 dans le JSS
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