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Notre chroniqueur historique clôt cette semaine sa trilogie irlandaise avec le plus célèbre des présidents de la République d’Irlande, Eamon de Valera, emprisonné à plusieurs reprises par les Britanniques. Il a transformé en musée la dernière prison dans laquelle il fut incarcéré et où il put mûrir son engagement politique dans la patience et la discipline.
Bien qu’ayant un père basque espagnol, il naît américain en octobre 1882. Car ses parents vivent aux États-Unis. Mais sa mère, modeste employée de maison, est d’origine irlandaise. Son prénom, Eamon, est la traduction gaélique de Edmond, un prénom importé en Irlande par les Anglo-Normands au Moyen Âge. Il signifie « protecteur des richesses ».
Orphelin de père très jeune, Eamon de Valera est rapidement confié à ses grands-parents irlandais dans une région très rurale d’Irlande où les traditions paysannes catholiques sont fortes. Élève boursier et étudiant doué, il obtient une licence de mathématiques, ce qui lui permet d’enseigner cette matière.
Archétype de la méritocratie et de l’ascenseur social, marqué par l’absence du père et l’éloignement de la mère, endurci par les épreuves, confronté à la pauvreté, inspiré par les valeurs rurales et nationales, il s’engage très tôt dans un combat pour la souveraineté de l’Irlande.
En 1912, les unionistes irlandais, fidèles à la monarchie britannique, créent une milice, l’« Ulster Volonteer Force », afin de s’opposer à l’autonomie irlandaise. En réaction, les nationalistes, sous l’impulsion d’un journaliste et d’un enseignant, tous deux passionnés d’histoire médiévale et de linguistique gaélique, créent en novembre 1913 à leur tour une milice, les « Irish Volonteers », afin de défendre tous ceux qui militent pour une Irlande unie et indépendante dans le respect de la tradition. Ils sont 4000 lors de la réunion fondatrice de cette nouvelle force qu’ils souhaitent disciplinée.
Peu à peu, cette milice se structure en unités locales et organise des séances de maniement des armes. Elle mène des réunions clandestines à Dublin et dans les grandes villes afin d’enseigner la tactique militaire. Elle multiplie les défilés et les démonstrations publiques afin de montrer son influence et d’attirer de nouveaux adhérents. Elle se divise cependant en 1914 lorsqu’il est question d’aller combattre aux côtés des Britanniques pendant la Première Guerre mondiale.
Le professeur de mathématiques Eamon de Valera rejoint le mouvement dès sa création. Il est rapidement promu commandant de bataillon.
En avril 1916, 1200 insurgés du mouvement républicain irlandais prennent les armes. Ils proclament à Dublin une République irlandaise indépendante. De Valera commande alors le troisième bataillon des Irish Volonteers.
Les combats de cette « insurrection de Pâques » (Easter Rising), particulièrement violents, durent une semaine. Les 16 000 soldats et policiers britanniques en surnombre écrasent rapidement les rebelles. Ces derniers, victimes de leur grande infériorité, mal coordonnés, isolés sur le plan international, n’ayant pas de vrai soutien populaire en pleine guerre mondiale, ont peu de munitions et n’ont pas d’artillerie. Leurs fusils Mauser sont obsolètes. Ils sont peu ravitaillés et n’ont pas les mêmes moyens de communication que leurs adversaires.
La réaction anglaise est implacable. Dublin est bombardée, la loi martiale est instaurée. Des cours martiales siégeant à huis clos, sans jury, composées uniquement d’officiers anglais, jugent les responsables immédiatement.
Seize dirigeants indépendantistes sont exécutés par fusillade entre le 3 et le 12 mai 1916 dans la cour de la prison Kilmainham Gaol à Dublin. L’un des condamnés, gravement blessé lors de son arrestation, est attaché à une chaise pour être fusillé. Les corps sont jetés dans une fosse commune et recouverts de chaux vive afin d’éviter toute forme ultérieure de pèlerinage.
Eamon de Valera est lui aussi condamné à mort le 8 mai 1916, comme ses camarades, pour rébellion armée contre le Roi (« armed rebellion and war against H.M. the King »). Mais il est de nationalité américaine. Le consul des États-Unis s’émeut et intervient.
Sir John Maxwell, le général qui dirige les opérations militaires, propose au gouvernement de Londres de modifier la peine. Sous pression, celui-ci commue la peine de mort en prison à perpétuité (« Penal Servitude for Life »).
Les exécutions massives faisant suite à la rébellion provoquent des réactions très vives dans la population. En 1917, une loi d’amnistie efface les sanctions et permet aux prisonniers de retrouver la liberté. Le détenu De Valera quitte la prison.
Eamon de Valera, amnistié donc libre de ses mouvements, est élu député à la faveur d’une élection partielle. Il devient président du Sinn Féin, le parti politique irlandais républicain fondé en 1905 par le journaliste Arthur Griffith. Il le transforme en mouvement révolutionnaire soutenant l’indépendance totale.
En 1918, le Sinn Féin gagne les élections législatives. Eamon de Valera et ses collègues députés s’abstiennent de siéger au Parlement de Westminster car ils refusent l’allégeance à la Couronne britannique. En 1919, Eamon de Valera participe à la proclamation de la République et dirige le parlement révolutionnaire qui forme un gouvernement insurrectionnel.
En Angleterre, le Premier ministre David Lloyd George le redoute. Il affirme : « Negotiating with that Irishman is like trying to scoop up mercury with a fork » (« négocier avec cet Irlandais est aussi difficile que de prendre du mercure avec une fourchette »).
Il se rend ensuite aux États-Unis afin d’y collecter des fonds et d’y opérer une vaste propagande dans le but de faire reconnaître la République d’Irlande au plan international. Il revient en 1921 et est élu président de la République irlandaise. C’est un contre-État s’opposant à la légalité anglaise et au Premier ministre Lloyd George ; lequel étend les pouvoirs d’exception de ses représentants à Dublin et envoie des forces militaires supplémentaires.
Le 6 décembre 1921, les délégués du Sinn Féin et Lloyd George signent à Londres un traité (Anglo-Irish Treaty). Il met fin aux hostilités, crée un État irlandais sous forme de dominium (comme le Canada et l’Australie), avec un gouverneur représentant la Couronne, et avec une autonomie interne complète (parlement, gouvernement, armée). Les membres du Parlement doivent cependant prêter serment de fidélité au roi. Et l’Irlande du Nord (Ulster) se retire immédiatement du nouvel État libre.
En 1922, une guerre civile éclate, qui oppose les pro et les anti-traité. Elle dure un an. Eamon de Valera devient le chef politique de l’opposition républicaine au traité. L’un de ses principaux collaborateurs est un fonctionnaire britannique de la Chambre des communes, Erskine Childers, protestant anglo-irlandais, écrivain, passionné de navigation à voile, figure clé de la propagande républicaine.
Avec son bateau, il transporte des armes au profit des nationalistes. Childers est cependant farouchement opposé au traité de Londres. Il est arrêté par les forces du nouvel État libre d’Irlande. On trouve en sa possession un petit pistolet. Accusé de port d’arme illégal, il est incarcéré au sud de Dublin dans l’historique prison de Wicklow Gaol, qui fut dans le passé la prison des pires tortures. Il rejoint ensuite la prison de Dublin où il est fusillé le 24 novembre 1922. Son fils sera plus tard le quatrième président d’Irlande.
Le 15 août 1923, après l’arrêt effectif des combats, alors qu’il faisait campagne pour les élections générales, Eamon de Valera est arrêté et emprisonné sans procès, comme des milliers d’autres républicains, dans le cadre des pouvoirs d’urgence proclamés pendant la guerre civile.
Eamon avait déjà été incarcéré à Dublin dans la prison de Kilmainham Gaol. Il s’y retrouve donc une nouvelle fois. Il y reste 11 mois. Eamon de Valera saisit ce moment de détention charnière dans sa vie politique pour peaufiner et mûrir sa stratégie. Il est isolé, ses alliés sont divisés, son camp est épuisé. Il lui faut donc repenser entièrement les contours de son action.
Comprenant que la violence révolutionnaire avait atteint ses limites et que la lutte armée était vouée à l’échec, il décide de réorienter sa lutte uniquement sur le terrain politique et démocratique. Il élabore une vision pragmatique du républicanisme, tendant à obtenir progressivement la souveraineté de son pays à travers les institutions existantes. Il rédige de nombreuses notes destinées à préparer la reconstruction du mouvement républicain.
Il est le dernier prisonnier libéré en 1924, quelques jours avant la fermeture définitive de cet établissement pénitentiaire. Plus tard, devenu président de la République, il décidera personnellement de transformer cette prison, « sa prison », en musée à vocation pédagogique.
Abandonnant la logique de la guerre, Eamon de Valera utilise la prison de Dublin comme un laboratoire d’idées. En 1949, après un long processus d’autonomie puis d’indépendance, la République d’Irlande est officiellement et définitivement proclamée. L’Irlande quitte le Commonwealth. Toute référence au roi est abolie.
Eamon de Valera exerce à deux reprises les fonctions de Premier ministre puis est élu à deux reprises président de la République.
Le prisonnier songeur, parfois mélancolique, de Kilmainham Gaol, est ainsi devenu par la force de sa foi et la constance de son idéal un chef d’État respecté. Ses détentions successives, loin de le briser, lui ont servi de séminaire politique et lui ont appris à gouverner la patience avant de gouverner les Irlandais.
Chronique n°271
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