Juré d’assises : un exercice périlleux et indélébile

Tirés au sort, les jurés d’assises participent aux cotés des magistrats aux procès d’accusés. Traumatisante pour les uns, palpitante pour les autres, l’expérience laisse indubitablement des traces sur l’existence des participants. Migraine, travail, doutes, fierté… Rencontre avec quatre d’entre eux.


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Laurène Secondévendredi 10 octobre13 min
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Des cellules psychologiques pour les jurés peuvent être mises en place pendant le procès ©Wikicommons

Notre série "Être juré d'assises en 2025"

Est-ce une chance ou un sacerdoce ? Au-delà du sens qu’on lui confère, l’expérience de juré d’assises est avant tout l’objet d’un « fantasme » judiciaire qui a longtemps attisé la curiosité. Aujourd’hui, c’est aussi un principe en perte de légitimité. Devoir citoyen, héritage de la révolution, cette pratique au cœur de la vie judiciaire française marque indubitablement les hommes et femmes que le sort désigne. À l’heure de sa remise en cause par les cours criminelles départementales, le JSS vous propose une plongée dans l’expérience unique des jurés d’assises et donne la parole à celles et ceux qui l’ont vécue. À celles et ceux qui en 2025, encore, la défendent.
  • Juré d’assises : un exercice périlleux et indélébile
  • Stéphanie, 53 ans, rédactrice indépendante : « La fierté d’avoir réussi à convaincre »

    Stéphanie a été tirée nos pas une fois, mais trois fois de suite durant la session d’assises à laquelle elle a participé. Un coup du sort qu’elle accueille avec enthousiasme : « J’ai toujours fait des métiers un peu légers. Pour une fois, j’allais prendre des décisions qui pouvaient avoir des conséquences très importantes sur la vie de quelqu’un. J’allais être utile ». Convoquée au tribunal quelques mois plus tard, elle est désignée la première, et donc irrécusable, pour une affaire d’infanticide. Le corps de l’enfant, enlevé quelques heures après sa naissance par le partenaire de sa mère, n’a pas été retrouvé.

    Au premier jour du procès, le récit du meurtre apparaît si sordide à Stéphanie, elle-même maman, qu’elle refuse d’y croire, d’autant que la mère du nourrisson est toujours amoureuse du prévenu. Le soir-même, à la sortie du tribunal et bien que cela soit interdit, elle se rend sur les lieux du crime, pour tenter de mieux comprendre les faits reprochés.

    Au cours de la semaine, les expertises psychologiques l’aident à mieux cerner la personnalité de l’accusé, qui, plongé dans un profond déni quant à la grossesse de son ex-compagne, est incapable de croire à l’existence de cet enfant. « Pendant la délibération, malgré la pression sur mes épaules et la migraine lancinante qui me prend depuis trois jours, j’essaie de prendre de la hauteur », se souvient Stéphanie. Vingt ans de prison sont requis contre le père de l’enfant. Au moment du verdict, la jurée scrute sa réaction. « J’espère des pleurs ou une prise de conscience. Mais il demeure impassible. Je me dis : tout ça pour ça ».

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    Le surlendemain, Stéphanie est de nouveau tirée au sort, pour une affaire de viol cette-fois. « La présidente me demande si je suis en mesure de rester. Je lui réponds que oui ». Elle s’identifie immédiatement à la victime, pour avoir subi des faits similaires par le passé. Emmitouflée dans une doudoune trop grande, la victime a été abusée par un homme aux tendances érotomanes. « Dès que je la vois, j’ai une énorme empathie pour elle. Je la sens effondrée, deux ans après ». Au cours du procès, la jurée est particulièrement choquée par la défense de l’accusé, qu’elle juge sexiste : « Des photos d’elle en mini-jupe, pendant des soirées, sont diffusées, tandis que l’homme présumé coupable est présenté comme le bon père de famille ».

    « Pendant la délibération, malgré la pression sur mes épaules et la migraine lancinante qui me prend depuis trois jours, j’essaie de prendre de la hauteur »

    Stéphanie, 53 ans

    Pendant la délibération, la confrontation avec certains jurés persuadés de la culpabilité et des prétendues incitations de la victime s’avère délicate. Mais Stéphanie, habituée aux prises de paroles et guidée par ses certitudes, use de ses compétences d’oratrice pour ouvrir la discussion. L’un de ses arguments fait mouche. « Je suis fière de moi, parce que j’ai réussi à convaincre les jurés sur un point ». Le violeur est condamné à six ans de prison, une peine qu’elle ne trouve pas assez sévère. « La présidente a réussi à nous convaincre. Selon elle, il ne s’agissait pas d’un prédateur sexuel, ni d’un violeur en série, mais d’une personnalité à la sexualité certes déviante, mais capable de comprendre la gravité de ses agissements ».

    Avec le recul et après s’être renseignée sur d’autres cas de viols, Stéphanie regrette aujourd’hui de ne pas avoir émis plus de protestation à l’époque. « Si cet homme recommençait, je m’en voudrais énormément. Nous avons été extrêmement influencés par la présidente, dont je reconnais néanmoins l’expérience », admet-elle.

    Au moment du verdict, le criminel s’effondre en larmes et s’excuse. Un comportement « qui ne touche pas » la jurée, soulagée néanmoins de cette potentielle prise de conscience. En comparaison avec l’affaire d’infanticide qu’elle a vécue quelques jours plus tôt, elle admet que ce procès pour viol a été plus troublant. « Ce que je vais dire peut sembler terrible, mais pour le nourrisson tué, nous n’avions qu’une seule photo de lui, prise par téléphone. Pour cette seconde affaire, la victime était en face de nous et les pièces à conviction sonnaient comme une vérité indéniable ».

    Une nouvelle semaine commence. À nouveau, Stéphanie est tirée au sort, pour un troisième dossier. « La présidente était estomaquée ! ». Elle récuse Stéphanie dans la foulée, en évoquant les deux précédents procès auxquels elle a assisté et son possible manque de discernement. Cette décision est un soulagement, d’autant qu’elle apprend plus tard qu’il s’agit d’un cas d’inceste. « Le procès de trop », confie-t-elle. À la suite de son expérience de jurée, elle se sent épuisée et vidée, loin de l’excitation qu’elle a pu connaître quelques semaines auparavant. Pour elle, « l’immersion dans la vie des gens de façon totalement impudique » a été l’aspect le plus douloureux à supporter. Son quotidien bien rempli lui permet de se changer les idées rapidement, bien qu’elle admette aujourd’hui repenser très régulièrement à ces affaires.

    Depuis, elle a d’ailleurs ressenti le besoin de s’engager pour avoir un impact positif sur la vie des autres, en devenant conseillère municipale pour sa commune.

    Daniel, 50 ans, cadre dans un laboratoire pharmaceutique : « Le sentiment du devoir accompli »

    Dès le premier courrier qu’il reçoit, Fabrice imagine la possibilité d’être juré d’assises comme une expérience personnelle enrichissante, qu’il ne vivra probablement qu’une fois dans sa vie. Curieux de nature, il veut se saisir de l’occasion pour comprendre les rouages d’un système judiciaire qu’il estime relativement opaque. Quelques semaines plus tard, il est tiré au sort pour une affaire de vol avec violence ayant entraîné la mort : « Sur la session pour laquelle j’ai été appelé, j’étais le seul à vouloir y aller ». La veille, il suit une séance préparatoire d’une demi-journée. Plutôt en confiance, il est pourtant marqué, dès le début de l’audience, par le parcours familial des deux prévenus, empreint de violence. « La réalité dépassait la fiction. Leur histoire de vie était si improbable que j’avais du mal à me l’imaginer. Mais le fait de rentrer dans leur intimité me permet de ne pas rester sur mes acquis. Cela m’évite d’être cantonné au simple résumé des faits ». Le cinquantenaire reconnaît par ailleurs avoir ressenti une fatigue tout au long de la semaine qu’il n’a jamais connue auparavant, due à la concentration intense que sa fonction lui demande. Sur les quatre jours de procès, il a pris en note une cinquantaine de pages pour s’assurer de bien comprendre les aspects psychologiques et psychiatriques relevés.

    «J’ai désormais conscience des conditions de travail des magistrats ».

    Daniel, 50 ans

    Malgré tout, le doute le saisit régulièrement : « Plus on avance, plus on se rend compte qu’on n’a pas forcément tous les éléments pour statuer. D’autant que les deux prévenus n’avouent jamais, sans pour autant se rejeter la responsabilité. C’est là que le principe d’intime conviction nous travaille beaucoup ». In fine, Fabrice a le sentiment d’avoir été parfaitement guidé par la présidente et ses assesseurs, sans être contraint pour autant dans ses choix. « La seule question philosophique que j’ai pu me poser a été la suivante : qui suis-je pour juger quelqu’un ? Pourquoi moi, plus qu’un autre ? ». Son assiduité et son implication lui permettent d’y répondre. Et de forger son « intime conviction ». L’expérience a profondément changé son regard sur la justice, lui faisant prendre conscience, entre autres, de ses moyens limités et du retard qu’elle a accumulé dans le traitement de ses dossiers. Il retient également les compétences et la bienveillance des professionnels du droit qui l’ont accompagné tout au long de son parcours : « Leur aide est précieuse et j’ai désormais conscience des conditions de travail des magistrats ».

    Aude, 40 ans, juriste : « Une épreuve difficile mais constructive »

    À la réception du courrier qui lui annonce qu’elle sera peut-être retenue pour être jurée d’assises, Aude ressent une grande excitation. Juriste, elle est curieuse de découvrir le fonctionnement interne d’un tribunal et de percer à jour les mystères qui entourent la salle des délibérés, objet de fantasmes. Pour autant, elle mesure la responsabilité qui lui incombe. L’affaire pour laquelle elle est tirée au sort concerne le meurtre d’un septuagénaire. Cinq accusés sont jugés, certains ont plusieurs conseils. Quant à l’épouse de la victime, très entourée, elle s’est constituée partie civile.

    La presse couvre le procès, prévu pour durer sept jours : la salle d’audience est remplie. « Au moment où l’on rejoint l’estrade, tout le monde nous regarde. Mon cœur bat la chamade. Sans transition, le procès commence ». Quelques minutes auparavant, la présidente de la cour d’assises a prévenu : jamais la peine rendue ne pourra être juste. La partie civile sera déçue, de même que l’accusation. Pendant le procès, les avocats de la défense se renvoient tous la responsabilité. « On se rend compte de cette espèce de jeu qui peut se mettre en place. C’est tout le paradoxe qui existe entre ce côté très protocolaire de la justice et le côté théâtral des avocats ».

    Les jours passant, elle se rend également compte de l’exercice intellectuel intense et des efforts cognitifs qu’elle doit fournir. Très fatiguée à l’issue des journées, elle jongle entre les nombreuses informations à assimiler, le jargon scientifique à décortiquer, les différents témoignages à intégrer (inspecteur de police, médecin légiste, expert en morpho-analyse…) et l’impact difficile des photos de scène de crime diffusées. Le soir, elle rentre chez elle avec l’envie d’en parler, ce qu’elle fait auprès de son compagnon. « Mais je ne me suis pas sentie comprise. L’expérience que je vivais faisait vraiment partie d’un monde à part ».

    Le procès est interrompu par un jour férié, ce qui ne l’arrange pas. « Cette pause était terrible à vivre, parce que je ne pensais qu’à cela. Le ressenti influe beaucoup sur nos vies personnelles. Finalement, j’avais envie que cette mission soit évacuée au plus vite ». A ce moment-là, ses questionnements sur le concept d’humanité sont tels qu’elle a le réflexe d’écouter un podcast sur Robert Badinter. Elle se questionne : « Comment cet homme qui n’a fait que du pénal a-t-il pu défendre des criminels tout au long de sa vie, en gardant foi en la justice et en son rôle ? ».

    A son retour au tribunal, la seconde partie de la procédure lui paraît plus éprouvante que la première, qu’elle juge avant tout « technique ». Les accusés qui racontent tour à tour leurs versions, souvent incohérentes, sèment le trouble dans son esprit et ajoutent du malaise à un meurtre qu’Aude considère comme gratuit. Le témoignage de la partie civile l’atteint également. L’épouse de la victime, qui n’a pas pu déménager faute de moyens, vit toujours dans le logement où son mari a été tué. Elle raconte l’histoire de son couple et les souvenirs qu’elle a de lui, ce qui accentue le sentiment d’empathie de la jurée. « Leur maison ressemblait à la maison de mes grands-parents. Sur le coup, je pleure sans m’arrêter. Mes émotions sont incontrôlables ». A la fin de la journée, la présidente de la cour d’assises la convoque et lui propose d’être remplacée par un juré suppléant. Elle refuse. L’avant-dernier jour du procès, le plaidoyer de la défense, qui n’hésite pas à prendre à partie les jurés et à la désigner personnellement du fait de son statut de juriste, l’éprouve particulièrement. « Cette scène est difficile, parce qu’on fait peser sur nous, individu, une décision collective. Les discours sont culpabilisants. Je l’ai ressenti comme une agression », explique-t-elle.

    « Ce procès m’a définie pendant une semaine. Je n’avais pas envie de sortir de ma bulle »

    Aude, 40 ans

    Le délibéré dure une journée entière. La présidente souhaite que les jurés lui consacrent du temps, rappelle les règles de droit applicables aux peines et répond à l’ensemble des questions, tout en les guidant à travers un « cheminement de réflexion ». Cet accompagnement soulage Aude, qui ressent néanmoins « une responsabilité vertigineuse », avant de noter sur un bout de papier le quantum de la peine. Quatre des accusés sont condamnés à vingt ans de prison, le cinquième est seulement reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés. L’annonce du verdict se passe calmement. Immédiatement, le jury est prié de sortir pour laisser place à celui des dommages et intérêts. La rupture est nette, voire abrute : « Rentrez chez vous, salut !  Ce procès m’a définie pendant une semaine. Je n’avais pas envie de sortir de ma bulle », témoigne Aude.

    Si elle est capable d’ironiser avec le recul, elle admet qu’elle aurait eu besoin d’un débriefing final avec la présidente (laquelle est occupée à prononcer la peine civile). Deux psychologues sont néanmoins présents sur place, prêts à écouter les jurés pendant plusieurs heures. La cellule psychologique lui permet, ainsi qu’aux autres participants qui la sollicite, d’évacuer une part des émotions fortes et latentes qui se sont accumulées au fil des jours.

    Plusieurs semaines après cette expérience, Aude se remémore encore le tourment qu’elle a provoqué chez elle : « J’ai vu trop de choses, entendu trop de choses. C’était une réelle épreuve qui a fait naître des angoisses chez moi dès que je devais prendre des décisions, même sans conséquence. J’ai mis du temps à m’en remettre et je pense que mon cerveau a connu un état de stress post-traumatique ». La page est désormais tournée. Elle réussit aujourd’hui à repenser au procès avec sérénité, notamment grâce à l’aide de la psychologue qui la suivait en amont. « Aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir fait mon devoir de citoyenne et je comprends mieux le système judiciaire grâce à cette semaine certes difficile, mais terriblement instructive ».

    Fabien, 44 ans, responsable logistique : « Cela m’a renforcé dans mon féminisme »

    Fabien a été juré pour une affaire de féminicide il y a quelques mois. L’expérience, marquante, l’est d’autant plus qu’il est le seul homme du jury. Lorsqu’il s’assoit dans la salle d’audience du procès qui durera cinq jours, il ressent un mélange d’excitation et de peur. Celle de l’inconnu, mais celle aussi d’être exposé à une réalité trop sombre. Dès l’ouverture des débats, sans en avoir conscience, un mécanisme de dissociation se met en place chez lui : « Je me voyais du dessus et je me demandais où j’étais. Je pense que c’était une manière de me protéger. A partir de là, j’étais une autre personne. J’ai embrassé un rôle et une posture différents de mon quotidien. C’est qu’au cours du procès, on n’est épargné de rien ».

    Il réalise l’ampleur de sa mission, une fois les faits énoncés. Le deuxième jour du procès l’affecte particulièrement. Face aux photos du corps nu et tuméfié de la victime, il réagit avec effroi. « J’étais sous le choc. Les photos passaient les unes après les autres et j’ai trouvé le protocole déshumanisant. C’est comme si son corps n’était plus qu’une pièce à conviction. A côté de cela, je ne m’attendais pas à ce que cela soit si détaillé. Nous avons passé en revue la cinquantaine de lésions identifiées sur la victime : la réalité à laquelle j’étais confrontée était trop dure ». A la fin de la journée, il éprouve un réel besoin de parler, n’arrive pas à quitter les autres jurés sur le parking du tribunal et se confie à sa femme un long moment, en rentrant chez lui.

    « J’ai aimé la profondeur des discussions, leur niveau et j’ai apprécié être entouré de personnes cultivées et de tous les horizons »

    Fabien, 44 ans

    Éprouvé, il s’estime pourtant très bien accompagné par le président de la cour d’assises et ses assesseurs. Au fil des témoignages et des expertises, il forge son « intime conviction ». Le jour du délibéré, lequel dure sept heures, et malgré les émotions extrêmes vécues au cours de la semaine, Fabien vit pleinement le moment. « C’était passionnant. Une bulle hors du temps. J’ai aimé la profondeur des discussions, leur niveau et j’ai apprécié être entouré de personnes cultivées et de tous les horizons ».

    Seul homme parmi les femmes dans le jury, il s’étonne d’être parfois plus sévère qu’elles. Père de deux filles, il estime, avec le recul pris sur l’affaire, « être devenu encore plus féministe que les féministes. Ce que les femmes racontent à juste titre, je le sais. Cette expérience m’a conforté dans ce combat ». Troublé au sortir du procès, il avoue avoir eu besoin de quelques jours pour s’en remettre. Le retour au quotidien lui a permis de digérer l’expérience, qu’il évoque aujourd’hui comme une chance dont il a pu profiter et qui a su le remettre en question sur l’utilité que lui conférait son travail.

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