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En 2024, plus 270 000 victimes de violences conjugales, en très grande majorité des femmes, ont été enregistrées par le ministère de l’Intérieur. À l’occasion de la 32ᵉ Université féministe organisée par l’Assemblée des femmes à Saint-Ouen-sur-Seine, des professionnels confrontés quotidiennement à la situation de ces femmes ont appelé à des réformes législatives et dénoncé le manque criant de moyens pour lutter efficacement contre ces violences.

272 400. C’est le nombre de victimes de violences conjugales enregistrées par les services de sécurité en 2024. Parmi les cas recensés, 64 % de violences physiques, 31% de violences verbales ou psychologiques et 5% de violences sexuelles, et une très grande majorité de femmes, détaille le ministère de l’Intérieur dans sa dernière étude statistique.
Face à ces chiffres, sur le terrain, professionnels et bénévoles constatent de nombreuses difficultés, aussi bien dans la détection des violences, que dans la protection des enfants, la prévention de la récidive ou les discriminations touchant les femmes immigrées ou issues de l’immigration. C’est ce qui ressort de la table-ronde « Lutte contre les violences intrafamiliales et les violences sexuelles vue du terrain » qui s’est tenue en octobre dernier, à Saint-Ouen, pour la 32ème Université féministe.
Lors de cet événement organisé par l’Assemblée des femmes, les différents interlocuteurs ont appelé à des réformes législatives et dénoncé le manque de moyens pour combattre efficacement ces violences systémiques.
Première étape pour lutter efficacement contre ces violences, savoir les détecter et accueillir la parole des victimes. Gilles Lazimi, médecin généraliste à Romainville (Seine-Saint-Denis) n’a « pendant de nombreuses années, vu aucune femme victime de violence ». À l’époque, il ne voit pas les victimes parce qu’il ne les « reconnaît pas » explique ce membre du Haut conseil à l’égalité (HCE) et militant du collectif féministe contre le viol et à SOS femmes 93. Parmi ses patients, des femmes avec lesquelles le contact n’est pas toujours facile et qui souffrent de colopathies fonctionnelles, de dépressions, de troubles maniaco-dépressifs… « Je n’arrivais pas à les soigner et à les accompagner », admet le médecin aujourd’hui.Son éveil se fera progressivement, au contact d’associations et de structures dédiées à la prise en charge de femmes victimes de violences conjugales.
« Dès l’instant où j’ai commencé à poser la question des violences, on a enfin pu en parler, poursuit Gilles Lazimi. Elles étaient enfin respectées, reconnues comme victimes et je pouvais les accompagner ». Selon une étude de la Haute autorité de santé (HAS) du 25 novembre 2024, seul 3% des femmes déclarent « avoir été directement questionnées sur d’éventuelles violences conjugales » par leur médecin généraliste.
Il n’est pas toujours facile de reconnaître qu’on subit des violences, ni pour un médecin d’aider une patiente à en prendre conscience. Un jour, Emmanuelle Piet, médecin de la Protection maternelle et infantile (PMI) en Seine-Saint-Denis préconise à une patiente d’éviter les rapports sexuels. « Si vous croyez que c’est moi qui décide », répond la patiente. « Si ce n’est pas vous, ça va être moi », décide Emmanuelle Piet qui délivre depuis des certificats médicaux qui préconisent une contre-indication aux rapports sexuels pour 15 jours, un mois… ou deux ans. « Ça marche formidablement bien car c’est un premier pas pour comprendre. Si je lui dis que son mari la viole, elle risque de ne pas comprendre tout de suite, alors il faut lui filer un petit coup de main », explique celle qui est aussi présidente du Collectif féministe contre le viol. Si ces femmes reviennent et expliquent que leur mari n’a pas respecté la contre-indication, elles réalisent : « il s’en fout de ma santé ». « Là, elles vont commencer à pouvoir y réfléchir », explique Emmanuelle Piet.
« Il faut poser des questions aux enfants aussi », souligne la médecin selon qui les enfants victimes de violence parlent tous, d’une manière ou d’une autre. « Ce qui ne marche pas, c’est qu’on ne les écoute pas encore vraiment ». Et même si on les entend, ils ne sont pas toujours protégés en conséquence. « Pour les enfants, il faut compter en moyenne 112 mois pour qu’une action judiciaire aboutisse. Et tant que ce n’est pas terminé, on le laisse en contact avec l’agresseur, il y a des dégâts. Il faudrait évidemment un principe de précaution pour protéger ces enfants tout de suite. Sinon, ça n’a aucun sens et c’est insupportable ». En août dernier, le Garde des sceaux a confié au nouveau directeur de la protection judiciaire de la jeunesse une « mission exploratoire » visant à la mise en place d’une « ordonnance de sûreté de l’enfant ».
Par ailleurs, les classements sans suite et les refus de plaintes restent très dissuasifs pour les victimes, juge Emmanuelle Piet. « Il faut que parler serve à quelque chose. Aujourd’hui, même si en théorie c’est interdit, il y a encore des refus de plainte, j’en ai eu deux la semaine dernière ». Par ailleurs, en 2020, selon l’INSEE, seul 0,6% des viols ou tentatives auraient donné lieu à une condamnation. « En apparence, la parole se libère, mais le système judiciaire ne suit pas toujours. Face à la volonté croissante des femmes de témoigner et d’être soutenues, nous n’avons pas l’arsenal suffisant pour les accompagner et condamner leurs agresseurs », pose Bouchera Azzouz, modératrice de la table ronde, présidente des ateliers du féminisme populaire.
Ouarda Sadoudi est présidente de l’asso HOME (hébergement, orientation, Médiation, Ecoute) qui héberge de nombreuses femmes victimes de violence et les accompagne vers l’autonomie en les aidant à trouver un emploi, un logement… Depuis quelques années elle s’inquiète particulièrement du comportement de certains hommes accusés de violences. « Les hommes violents ont hacké le système, ils vont plus vite que la loi. Aujourd’hui un homme qui frappe son épouse et qui sait qu’elle va partir, sait aussi que les violences réciproques existent. Donc il va accuser sa femme de le frapper et aller porter plainte. » De plus, selon elle, l’ordonnance de protection n’est efficace que si l’homme craint réellement la justice, ce qui est loin d’être toujours le cas. Dans ces situations, la réponse judiciaire se révèle souvent lente, inadaptée, insuffisante, estime-t-elle.
« Avant, on trouvait toujours des solutions, un hébergement, même si ça prenait un peu de temps, il y avait toujours quelque chose. Aujourd’hui, on est démunis. On abandonne les femmes immigrées, les femmes sans papier, c’est une catastrophe », conclut Ouarda Sadoudi qui dénonce des discriminations à l’encontre des femmes immigrées ou issues de l’immigration, enjeu « plus que jamais » au cœur de la lutte contre les violences faites aux femmes.
Et les moyens manquent. « Pour protéger les femmes victimes de violence, on a besoin de services publics, de professionnels formés en nombre suffisant, qu’il s’agisse des policiers, des magistrats, des centres d’hébergement d’urgence, de la psychiatrie de secteur… entame Anne-Charlotte Jelty, fondatrice de l’association Médée avec laquelle elle accompagne les victimes. On a besoin de professionnels pour repérer, accompagner, prendre en charge les femmes victimes de violence, et avoir des décisions de justice qui soient cohérentes et à la hauteur. »
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Celle qui forme également les forces de l’ordre, les professionnels de la justice et du médico-social aux violences et au sexisme souligne que les structures associatives font face à de nombreuses difficultés. L’augmentation de la précarité en France et la défaillance des services publics placent les associations dans une position délicate. « L’ensemble des associations est à saturation et en grande difficulté pour accueillir toutes les demandes. Ça nous arrive de dire à une femme avec un enfant d’aller aux urgences de l’hôpital dormir dans la salle d’attente pour qu’elle ne se fasse pas agresser ou violer en passant la nuit à la rue », regrette Anne-Charlotte Jelty.
Depuis 2014, avec son association Médée, elle s’attaque aussi à un « angle mort des politiques publiques » : la prise en charge des auteurs de violences conjugales. L’association intervient à la maison d’arrêt de Villepinte et en milieu ouvert pour travailler la responsabilisation des auteurs de violences. « Avec plus de moyens, on pourrait faire des stages beaucoup plus longs. Le temps psychique est indispensable, pour travailler sur la responsabilisation : ce n’est pas en deux jours, que l’on va révolutionner, 30 ans, 50 ans, ou 65 ans, de socialisation dans la violence », explique-t-elle.Quand elle les interroge, Anne-Charlotte Jelty constate que la quasi-totalité des auteurs de violences sexistes et sexuelles ont eux-mêmes vécu des violences dans leur enfance. « L’idée est de les amener vers le soin et qu’ils puissent faire le lien entre les violences subies et les violences agies. »
Avec les situations de « violences réciproques », de plus en plus de femmes sont condamnées et contraintes de suivre ces stages de responsabilisation. L’association Médée d’Anne-Charlotte Jelty refuse de mélanger les hommes et les femmes dans ces stages afin de ne pas revictimiser ces dernières. « Malheureusement, note-t-elle, d’une juridiction à une autre on n’a pas les mêmes opérateurs et certaines associations du champ socio-judiciaire n’ont pas la même culture féministe. Bien sûr, il y a des hommes victimes de violence mais c’est anecdotique. Les violences masculines, elles, sont systémiques. »
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