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Ce mercredi 10 décembre, des avocats venus d’Afghanistan, des États-Unis et de Turquie, ont échangé leurs points de vue sur la liberté d’expression dans leur pays d’origine. A Nantes, état des lieux alarmant du recul de la parole libre aux quatre coins du globe.

Un curieux mélange de fierté et de tristesse régnait dans l’amphithéâtre G de la faculté de Droit de Nantes, ce mercredi 10 décembre. Une fierté, pour la commission Internationale du barreau et l’université, d’avoir réuni un panel d’avocats et de journalistes venus du monde entier pour la cinquième édition de ces « Journées internationales ». De la tristesse, cependant, à l’évocation du thème de ce colloque : la liberté d’expression. « Grâce aux témoignages qui suivront, nous allons mesurer combien ce qui nous semble acquis depuis des décennies voire des siècles peut être remis en question », déplore le doyen de la Faculté de droit, Frédéric Allaire, en guise de préambule.
Ses propos prennent de l’écho aux alentours de 10h, à la prise de parole de la première intervenante étrangère de la journée, venue des États-Unis. « Nous constatons clairement un avant et un après 21 janvier 2025, date à laquelle Donald Trump est devenu président pour la deuxième fois », convient d’entrée Jacqueline Scott. Devant la centaine de spectateurs, l’avocate américaine invoque l’image de cette impressionnante pile de décrets signés dans les premières heures du mandat. « Au moins six d’entre eux visaient directement certains cabinets ayant représenté des personnes ou des causes qui déplaisaient à Donald Trump. Il leur a supprimé les habilitations de sécurité, ce qui les empêche notamment de défendre leurs clients devant des agences comme le département de la sécurité intérieure. D’après mes recherches, c’est la première fois que de tels faits se produisent aux Etats-Unis ».
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Présidente de l’Union internationale des avocats (UIA) de 2023 à 2024, Jacqueline Scott sait pertinemment reconnaître les dérives autoritaires en matière de liberté d’expression. Elle alerte sur un « changement radical » dans le cas de son propre pays où, pourtant, ce droit fait partie intégrante du premier amendement de la Constitution. « Je sais très bien ce qu’il se passe quand les avocats sont muselés. J’ai constaté cette descente aux enfers dans tellement de pays, et c’est pourquoi je suis terrifiée. Aux États-Unis, nous n’en sommes pas encore au point où l’on arrête quelqu’un pour avoir pris la parole ou défendu ses clients, mais c’est peut-être la prochaine étape », s’émeut Jacqueline Scott avant de passer la parole à une consœur qui, elle, a bien dû fuir en raison de son métier.
Membre du Barreau d’Herat, à l’ouest de l’Afghanistan, Raana Habibi est réfugiée politique depuis 2021. Dans un Français quasiment parfait, elle décrit un pays où « la liberté d’expression n’existe plus » depuis la prise de pouvoir des Talibans. « Avocats, journalistes, défenseurs des droits humains et citoyens sont réduits en esclavage. Et parmi les victimes, les femmes sont les plus touchées ».

Avocate depuis 2009, Raana Habibi s’est justement spécialisée dans le droit de la famille et la défense d’un public féminin. Un domaine particulièrement problématique en Afghanistan. « Les hommes n’acceptent pas le divorce et les femmes ne gagnent pas d’argent. Elles n’ont même pas de quoi s’acheter un ticket de transport… J’ai défendu des centaines de dossiers sans jamais demander de rémunération », expose l’avocate. Avec beaucoup de courage, Raana Habibi a continué de se battre jusqu’à ce jour de 2018, où elle a été invectivée devant un tribunal. « Je m’occupais d’un dossier très compliqué. Le jour de l’audience, le mari de ma cliente m’a menacée : « Si tu obtiens le divorce, je te tue toi et tes enfants. » C’est à partir de là qu’avec mon mari nous avons songé à fuir pour nous protéger. »
D’abord passés par la Turquie, l’avocate et sa famille ont trouvé refuge en Gironde depuis maintenant 4 ans. À l’Université Bordeaux Montaigne, elle a pu reprendre ses études en droit dans un contexte beaucoup plus apaisé. « En France, la liberté d’expression des avocats est protégée comme un principe fondamental, même si elle s’exerce dans un cadre juridique précis. En Afghanistan, notre parole est réduite au silence par les menaces et la répression », reprend Raana Habibi, avant de conclure, sous de vigoureux applaudissements : « La liberté d’expression ne doit pas être un idéal sélectif réservé à certains pays. Elle est une responsabilité mondiale ! »
La fuite, c’est aussi la réalité de Jiyan et son mari Hüseyin Ackan. Ce couple d’avocats turcs notamment spécialisés dans le droit des réfugiés a été contraint de s’exiler en 2024. Tous deux dépeignent un état où les atteintes à la liberté d’expression sont légion.« Lorsque l’on demande des données, le ministère de la Justice refuse toute déclaration prétextant que cela ne concerne pas le public, indiqueJiyan Ackan. Or, selon une organisation de la société civile, entre 2016 et 2022, des enquêtes ont été ouvertes contre 1638 avocats et 586 d’entre eux ont été condamnés. » Ces poursuites seraient fondées sur la base de deux textes : la loi antiterroriste 3713, adoptée en 1991, et surtout l’article 301 du code pénal turc. « Cette disposition criminalise les insultes à la République de Turquie ainsi qu’aux institutions et organes de l’État. Cela restreint considérablement la liberté d’expression car elle nous empêche de commenter ou d’exprimer notre opinion, tant sur des événements passés qu’actuels », explique Jiyan Ackan. La violation de ces deux textes peut conduire à des peines d’emprisonnement.
Mais à l’en croire, le plus grand danger de l’article 301 réside dans l’atteinte à la réputation qui en découle. « Vous êtes qualifié publiquement d’ennemi de la Turquie. Et cela signifie être en danger dans cette société », souffle l’avocate, citant notamment l’assassinat du journaliste Hrant Dink, le 19 janvier 2007. « Il a été tué en pleine rue, et son meurtrier a déclaré être fier d’avoir éliminé un ennemi des Turcs. Si j’évoque tout cela, c’est parce je suis moi-même poursuivie en justice en vertu de l’article 301, pour avoir « insulté » l’État ».
Jiyan Ackan fait en effet l’objet d’une enquête pour outrage à la Nation ainsi que pour appartenance à une organisation terroriste. « Le dossier d’accusation ne contenait comme preuve que mon adhésion à l’Union Internationale des avocats. Le rapport d’enquête indique clairement que l’UIA est considérée comme une organisation terroriste par l’État ». Une fois la procédure ouverte, Jiyan Ackan a subi « une campagne de diffamation » orchestrée par une agence de presse proche du gouvernement et des comptes sur les réseaux sociaux. « Ils ont commencé par me qualifier d’ennemi du pays. Puis des photos de moi, mon adresse et d’autres informations personnelles ont fuité. J’ai reçu des milliers de menaces de mort, de torture et de viol, car quand on est une femme, les choses prennent une tournure encore plus sordide », déplore-t-elle.
Dans ces conditions, Jiyan Ackan n’a d’autre choix que « d’abandonner sa vie »et de s’enfuir avec son mari, Hüseyin, également pris pour cible. « En tant qu’avocats, nous représentons une forteresse dans laquelle chacun peut se protéger de la tyrannie. Notre liberté d’expression est le reflet de celle de la société », conclut ce dernier, n’hésitant pas à qualifier le régime turc de totalitaire. Depuis leur exil, en 2024, Jiyan et Hüseyin Ackan bénéficient du programme refuge du barreau de Nantes. S’ils ont pu retrouver un semblant de vie normale, leur lutte pour le respect des droits humains en Turquie continue à plusieurs milliers de kilomètres d’Istanbul. Ici, au moins, ils peuvent s’exprimer sans crainte de représailles.
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