Article précédent

Pour désengorger les cours d’appel, le garde des Sceaux a communiqué aux avocats un projet de décret qui prévoit notamment un relèvement du taux de ressort ainsi qu’une procédure de filtrage des appels. Ce plan est loin de faire l’unanimité chez les avocats et magistrats qui y voient un risque pour l’effectivité de l’accès au juge et l’égalité devant la loi. Face à la grogne, la Chancellerie, qui souhaite une réforme avant la fin de l’année, va lancer une concertation.

Un an et deux mois. C’est ce qu’il faut compter en moyenne aujourd’hui pour faire appel d’une décision rendue par une juridiction de première instance. Un laps de temps qui peut facilement s’allonger à deux ou trois ans en fonction de la cour. Le garde des Sceaux, qui estime que ces délais ne sont « plus acceptables pour nos concitoyens », a donc communiqué aux avocats et aux juridictions un projet de décret de Rationalisation des instances en voie d’appel pour en garantir l’efficience (dit RIVAGE), le 23 octobre dernier. En l’état, le texte, qui prévoit notamment le relèvement du taux de ressort et l’instauration d’un mécanisme de filtrage, ne convainc ni les avocats ni les magistrats.
A lire aussi : La première circulaire de politique civile, un texte qui divise
Le garde des Sceaux a pu constater le 30 octobre dernier « les fortes inquiétudes au sein de la profession d’avocat » soulevées par ce projet de décret, à l’occasion d’une rencontre avec Julie Couturier, présidente du CNB, Jean-Raphaël Fernandez, président de la Conférence nationale des bâtonniers, et Pierre Hoffman, Bâtonnier de Paris. À l’issue de ce rendez-vous, Gérald Darmanin a annoncé le début d’une « phase de concertation » avec les représentants des barreaux et des juridictions dans les prochaines semaines pour échanger sur la réforme.
Pour remédier à des délais d’appels qu’elle juge « très insatisfaisants », la Chancellerie prévoit l’instauration de différents mécanismes. À commencer par le relèvement du taux de ressort de 5 000 à 10 000 euros pour les juridictions civiles. Alors que tout litige de plus de 5 000 euros est susceptible d’appel aujourd’hui, ce seuil serait donc doublé. Deuxième mesure envisagée par le ministère : rehausser ce même taux pour la conciliation ou la médiation préalable obligatoire. Actuellement, la tentative de règlement amiable n’est imposée que pour les litiges dont l’enjeu est inférieur ou égal à 5 000 euros, elle le deviendrait désormais pour tous les litiges dont le montant n’excède pas 10 000 euros.
Troisième point enfin, la mise en place d’un « filtrage » par les présidents de chambre des cours d’appel qui consiste en « la possibilité de rejeter par ordonnance des appels qui seraient manifestement irrecevables » en évitant le circuit classique d’une décision ou d’un jugement.
Enfin, le projet prévoit que dans certains cas, des décisions aujourd’hui susceptibles d’appel ne le soient plus, faisant des décisions de première instance des décisions « de dernier ressort ». C’est le cas notamment pour « la contribution aux charges du mariage ou d’entretien des enfants ». Selon la Chancellerie, dans ces affaires, le taux d’infirmation serait « artificiellement » très fort. Ce, en raison de l’évolution de la situation familiale entre le jugement de première instance et l’audience d’appel, et non pas parce que le juge aux affaires familiales aurait mal jugé la première fois. Cette règle s’appliquerait aussi pour les loyers commerciaux d’un montant inférieur ou égal à 15 000 euros annuels. Selon l’étude d’impact réalisée par le ministère de la Justice, ces mesures permettraient d’éviter environ 12 000 appels par an, soit environ 7 % de l’ensemble des affaires qui atteignent aujourd’hui environ 190 000 par an.
Le projet a suscité de vives réactions chez les avocats. Avant sa rencontre avec le garde des Sceaux du 30 octobre, le Conseil national des barreaux a dit dans un communiqué son opposition à cette réforme « à la fois sur le fond et sur la forme », et a rappelé l’attachement des avocats « au principe du double degré de juridiction pour garantir l’effectivité de l’accès au juge » et au principe d’égalité devant la loi selon lequel « tout justiciable sans distinction de fortune doit pouvoir interjeter appel ».
La Fédération Nationale des Unions de Jeunes Avocats (FNUJA), la Confédération nationale des avocats (CNA), le Syndicat des avocat·es de France, l’Association des Avocats Conseils d’Entreprises (ACE) et Avenir des Barreaux de France, réunis en intersyndicale, ont également exprimé leur vive inquiétude face à ce qu’ils qualifient de « naufrage de la justice civile ». Les organisations ont dénoncé un projet de réforme inadapté face à « une situation d’enlisement dont sont victimes justiciables et professionnels du droit ». L’intersyndicale a demandé l’abandon immédiat des mesures et a appelé à « une véritable concertation ».
Pour Judith Krivine, présidente du SAF, la Chancellerie prend le problème par le mauvais bout : « Au lieu de mettre des moyens dans la justice pour qu’elle fonctionne mieux, les gouvernements sont depuis plusieurs années dans une démarche de gestion des stocks et de dissuasion pour essayer d’empêcher les justiciables d’accéder aux juges ». Selon l’avocate, les moyens budgétaires déployés pour renforcer la justice civile restent insuffisants et la réforme envisagée se fait largement au détriment des « personnes les plus précaires », pour qui un litige sur un loyer, un salaire ou une réparation représente un enjeu vital. « On a déjà eu le décret Magendi qui est une catastrophe et qui pose beaucoup de problèmes en appel », souligne Judith Krivine, qui fustige également les nouveaux droits de timbre prévus dans le projet de loi de finances 2026.
Du côté des magistrats, on voit dans ce projet RIVAGE « un nouvel outil qui vise plutôt à dissuader les justiciables d’avoir accès au double degré de juridiction, qu’à une régulation saine de l’engorgement de la justice », explique Natacha Aubeneau, membre de l’Union syndicale des magistrats. Sur la question du « filtrage », le syndicat se montre plus nuancé et trouve l’idée « intéressante », « à condition que le filtrage ne soit pas un barrage pour les parties économiquement faibles, les gens qui justement auraient besoin d’une protection ».
Comme piste alternative à la limitation des voies de recours, le syndicat évoque le renforcement du rôle du juge de la mise en état en première instance, la limitation de la longueur des écritures, l’amende civile pour sanctionner les actions dilatoires et les demandes civiles… « On nous dit que les citoyens n’ont pas confiance dans les juges, que les juges sont tout-puissants. Et en même temps, on leur dit qu’ils auront une décision unique et qu’ils ne pourront pas faire appel, ça n’a aucun sens », conclut Natacha Aubeneau.
La Chancellerie table sur un projet de réforme abouti « au regard des retours des différentes organisations » avant « les fêtes de fin d’année ».
THÉMATIQUES ASSOCIÉES
Infos locales, analyses et enquêtes : restez informé(e) sans limite.
Recevez gratuitement un concentré d’actualité chaque semaine.
0 Commentaire
Laisser un commentaire
Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *