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Notre chroniqueur nous propose de l’accompagner en Jordanie tout d’abord à Petra afin de comprendre pourquoi la cité perdue des Nabatéens a suscité tant de convoitises et de fouilles illégales au cours des siècles puis à Amman où, très récemment, l’Ordre des avocats de la capitale du royaume hachémite vient de radier l’un de ses illustres membres jugé coupable d’avoir défendu une entreprise israélienne.

Il est des lieux où le vent du désert transporte plus que du sable : il chuchote un passé de splendeur, de secrets et de convoitises. Petra, la cité rose des Nabatéens, enfouie dans le passé, habillée par ses tombeaux monumentaux, son « Trésor » énigmatique et ses canyons étroits, est au cœur de la mémoire jordanienne… et de bien des appétits tardifs.
En 1812, l’explorateur suisse déguisé en bédouin puis en pèlerin Jean-Louis Burckhardt découvre les vestiges extraordinaires de Petra.
En 1828, deux archéologues français explorent le site de Petra et lancent le « mythe nabatéen », qui suscite d’autant plus l’intérêt des élites que l’orientalisme est à la mode. Les Occidentaux commencent à se passionner pour Petra.
L’histoire de Petra ne se résume pas aux fastes de l’Antiquité : depuis sa redécouverte au XIXe siècle jusqu’aux débats judiciaires les plus contemporains, la justice, sous toutes ses formes, veille — ou vacille — devant le Trésor.
Le Trésor ? Il s’agit du « Khazneh », un hypogée à la façade hexastyle semblant littéralement surgir de la roche que l’on découvre à la sortie de l’étroite gorge du « Sik », ce canyon surveillé par un antique haut dignitaire nabatéen figé sous la forme d’une sculpture usée d’un personnage anonyme qui semble surveiller les visiteurs pour l’éternité et que la plupart d’entre eux prennent à tort pour un croisé.

Le visiteur d’aujourd’hui, quittant l’étroite gorge du Siq pour découvrir la façade du Trésor, foule un sol qui fut, jadis, scène de frictions juridiques, d’intrigues, d’expropriations et de procès, même si la légende du trésor fabuleux enfermé dans l’urne sommitale du Khazneh relève davantage du mythe que de l’inventaire archéologique ou judiciaire.
Les Nabatéens, peuple commerçant farouche, règlent disputes et litiges devant des assemblées de notables sur la place publique car il n’existe pas de tribunaux. Les litiges portant sur le foncier, les droits relatifs à la distribution d’eau ou les différends commerciaux sont tranchés par des notables faisant fonction de juges.
Des inscriptions juridiques retrouvées sur la pierre témoignent de ce rapport précoce à la justice rendue par des citoyens, une justice qui reste fondamentalement locale et coutumière.
L’amende est la sanction la plus courante. Les juges sont plutôt bienveillants.
La conquête romaine n’abolit pas ce goût pour la régulation. Petra devient capitale provinciale, accueillant de nouveaux modèles judiciaires, comme l’administration municipale gréco-romaine. Mais la cité décline, s’efface à la faveur des sables… pour ne renaître que bien plus tard, au gré des ambitions occidentales.
Lorsque la « nouvelle » Petra surgit aux yeux européens après 1812, l’aventure archéologique se confond vite avec une ruée vers le « Trésor » : pillages, collectes vers les musées, exhumations sauvages se multiplient, donnant lieu à quelques plaintes auprès des autorités ottomanes, puis, après son effondrement en 1918, auprès de l’émirat de Transjordanie sous mandat britannique et enfin du Royaume hachémite de Jordanie. On retrouve dans les archives coloniales la trace de comptes rendus de police, d’interpellations de contrebandiers d’artefacts, d’enquêtes relatives à la sortie illicite de sculptures et pièces, parfois saisies en Europe ou en Amérique. Nombreux ont été les objets issus de fouilles clandestines qui se sont retrouvés dans des collections privées.
Un fragment de stèle nabatéenne, découvert à Petra dans les années 1930, disparu puis retrouvé au détour d’une foire internationale, est l’objet de démarches judiciaires engagées à l’étranger par la Jordanie pour en obtenir la restitution, constituant le premier acte d’une longue série de procès transnationaux où le Trésor de Petra devient enjeu de droit international.

S’ensuivent des procédures, des décisions judiciaires, des négociations entre polices et douanes qui jalonnent le XXe et le XXIe siècle. Petra, cœur battant du patrimoine jordanien, subit en permanence la tentation du trafic : statuettes dérobées dans les tombes, bijoux trouvés au Khazneh, objets funéraires passés en contrebande.
Concernant les objets sortis de Jordanie, la restitution n’est pas toujours évidente si l’exportation remonte à l’époque du mandat britannique sur la Transjordanie. En effet, les fouilles effectuées par des missions étrangères sont courantes et il est légalement prévu qu’un partage des objets découverts puisse intervenir entre l’administration locale et l’institution étrangère.
Ainsi, seuls des accords bilatéraux postérieurs et des négociations permettent parfois la restitution d’objets situés dans des musées. Le prêt rotatif, la duplication d’œuvres, les moulages, les expositions itinérantes sont également utilisés pour atténuer la perte ou l’éloignement d’objets importants.
À de multiples reprises, la justice jordanienne entame néanmoins des poursuites contre des trafiquants locaux, puissants, parfois issus des tribus bédouines, dont certains bénéficient de réseaux internationaux. Des procès s’ouvrent à Amman, les prévenus plaidant la précarité ou la sauvegarde du site contre des fouilles non contrôlées. La coopération judiciaire internationale et l’intervention d’Interpol permettent des restitutions solennelles.
Le juge, devenu gardien du patrimoine et de son intégrité, tente de réparer, au moins symboliquement, les blessures infligées au passé par l’appât du gain.
Actuellement, dans le royaume hachémite, la simple participation à des fouilles illégales est qualifiée d’acte criminel.
Chaque restitution judiciaire, obtenue par la Jordanie au terme de procès internationaux, prend valeur d’exemple : plus qu’un acte légal, c’est la reconnaissance du lien entre un peuple et son histoire, la revanche du droit sur la cupidité.
La magistrature jordanienne a une réputation internationale reconnue et un premier magistrat jordanien, Awn Al-Khasawneh, qui a été juge à la Cour internationale de justice de 2000 à 2011. Un second, Mahmoud Daifallah Hmoud, vient d’y être nommé en 2025, soutenu par 178 membres de l’assemblée générale de l’ONU sur 181 ayant participé au vote.
En-dehors des procès de droits communs, certaines affaires opposent, éventuellement devant les juridictions administratives, chercheurs et autorités, archéologues et gouvernement, notamment à propos de la gestion des fouilles, des concessions, de la publication des découvertes. La découverte récente, en 2024, d’une sépulture près du Trésor, fait l’objet de polémiques : que faire de ces vestiges, qui doit décider de leur sort ? Les débats publics, les recours administratifs remplacent le théâtre judiciaire par la scène médiatique et l’application du droit du patrimoine.
En 2020, un tribunal israélien condamne une filiale d’une entreprise jordanienne opérant en Israël à un dédommagement de 300 000 dollars au profit d’un kibboutz situé près d’Eilat.
L’entreprise jordanienne, la société Hijazi et Rusha, spécialisée dans le commerce des veaux et des agneaux, n’a pas respecté un contrat avec le kibboutz. Ce dernier tente en vain à de multiples reprises de recouvrer la somme qui lui est due par les dirigeants jordaniens de l’entreprise condamnée.
Devant l’inaction de son débiteur, le kibboutz fait appel à un avocat jordanien réputé, Ali Al-Rashidat, inscrit au barreau d’Amman, afin d’entamer en Jordanie une procédure judiciaire en recouvrement forcé.
L’avocat adresse une mise en demeure à l’entreprise. Une fuite dans la presse rend publique la procédure. Aussitôt, le barreau d’Amman se réunit et reproche à cet avocat d’avoir défendu une entité israélienne.
En octobre 2025, l’Ordre des avocats le radie sans procès, malgré le soutien secret de confrères contraints de voter l’exclusion sous la pression du président de l’Ordre.

L’avocat radié, interrogé par la télévision, s’indigne : « Le droit le plus élémentaire d’un citoyen est d’avoir un avocat, et ce dans n’importe quel pays. Si un Jordanien rencontre un problème en Israël, ne devrait-il pas avoir un avocat israélien ? Ce n’est pas interdit » . Il dénonce l’attitude de ses confrères : « En Jordanie, l’Ordre se positionne comme juge et jury. Il vient me juger et me retire ma licence professionnelle ».
Malgré des interventions auprès du Premier ministre du royaume, des courriers adressés à l’ambassadeur d’Israël en Jordanie et à celui de Jordanie en Israël, arguant de l’inobservation des dispositions du traité de paix entre les deux États, la situation perdure. Israël tente à plusieurs reprises de faire fléchir les autorités jordaniennes, sans succès.
Très récemment, Ali al-Rashidat a lancé un dernier appel : « Je demande au gouvernement israélien d’intervenir fermement, car la situation actuelle signifie que les intérêts des entreprises israéliennes en Jordanie seront gravement affectés. Je ne peux pas recommander aux Israéliens d’investir en Jordanie si tout avocat qui les représente est exclu du barreau ».
Que l’on soit à Petra, sous ses arches et ses ombres, important témoin des passions humaines arbitrées par les juges de l’Antiquité, entre quête de l’or et restauration du droit, devant l’urne du Trésor jadis criblée de balles par des Bédouins rêvant de richesses, ou à Amman, capitale d’un royaume qui fournit des magistrats internationaux de très grande qualité et possède des juridictions modernes mais qui recèle des auxiliaires de justice partisans d’une forme d’obscurantisme, force est de constater que la Jordanie cultive une justice clef de voûte des civilisations mais pouvant encore s’ouvrir aux nécessités de la paix entre les peuples.
Chronique n° 275
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